Prologue à "Malcolm X. Une vie de réinventions (1925-1965)" de Manning Marable

Au tout début du siècle dernier, le quartier au nord de Harlem, qui portera plus tard le nom de Washington Heights, n’est qu’une banlieue faiblement peuplée. Sous l’impulsion d’un homme d’affaires, William Fox, une somptueuse salle de spectacles voit le jour sur Broadway entre la 165e et la 166e Rue Ouest. Fox demande à Thomas W. Lamb, l’architecte, de construire le plus splendide des théâtres de Broadway. En 1912, la construction est achevée : une coûteuse façade de terre cuite orne la devanture du théâtre, des colonnes de marbre encadrent l’entrée, et le vestibule est orné d’oiseaux exotiques sculptés. Ce sont les couleurs de ces oiseaux, inspirées des peintures d’un grand artiste du 19e siècle, John James Audubon, qui conduisent Fox à donner le nom d’Audubon à son palace des plaisirs. Au premier étage, Lamb conçoit une immense salle de cinéma pouvant accueillir 2 300 spectateurs. Dans les années qui suivent, le second étage est occupé par deux spacieuses salles de bal : la salle rose où peuvent évoluer 800 danseurs et la grande salle, plus vaste encore, pouvant en accueillir 1 500.

Le choc de l'ignorance

L’article de Samuel Huntington, paru dans la livraison du printemps 1993 de la revue Foreign Affairs sous le titre “Le choc des civilisations”, a immédiatement concentré l’attention et suscité une surprenante vague de réactions. L’objectif de cet article étant de fournir aux Américains une thèse originale sur la “nouvelle phase” qu’allait connaître la politique mondiale après la fin de la guerre froide, l’argumentation développée par Huntington sembla d’une ampleur, d’une audace, voire d’une dimension visionnaire irrésistible.

Il avait clairement dans son champ de mire plusieurs rivaux en politologie, des théoriciens tels que Francis Fukuyama et ses idées de fin de l’histoire, par exemple, mais également les légions de ceux qui avaient chanté l’avènement du mondialisme, du tribalisme et de la dissolution de l’Etat. Car, selon lui, ils n’avaient compris que certains aspects de cette période nouvelle. Lui allait annoncer “l’axe crucial, et véritablement central” de ce que “serait vraisemblablement la politique globale au cours des prochaines années”.

 Et de poursuivre sans hésiter : “Mon hypothèse est que, dans ce monde nouveau, la source fondamentale et première de conflit ne sera ni idéologique ni économique. Les grandes divisions au sein de l’humanité et la source principale de conflit seront culturelles. Les Etats-nations resteront les acteurs les plus puissants sur la scène internationale, mais les conflits centraux de la politique globale opposeront des nations et des groupes relevant de civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique à l’échelle planétaire. Les lignes de fracture entre civilisations seront les lignes de front des batailles du futur.”

Covering Islam

«Ce qui me frappe, c'est que l'étiquette « Islam », qu'elle soit utilisée dans le cadre d’une analyse ou d'une condamnation sans appelle, est en elle-même devenue une forme d'offensive, ce qui ne fait qu'attiser l'hostilité entre entre les porte-parole autoproclamés des Musulmans et des Occidentaux. « L'islam » ne définit qu'une infime partie du monde musulman, qui compte un milliard de personnes, comprend des douzaines de pays, de sociétés, de traditions, de langues et contient quantité de réalités différentes. Il est de toute évidence absurdes d'imputer tout cela à « l'Islam », n'en déplaise à tous ces orientalistes polémistes dont les vociférations visent à prouver que l'islam régit les sociétés islamiques dans les moindres détails, que dar-al-islam a une identité fixe et unique, que la religion et l’État ne font qu'un dans les pays musulmans et ainsi de suite. J'entends démontrer que leur discours se fonde sur des généralisations inacceptables, irresponsables, et qu'il n'est possible que parce qu'il porte sur « l'islam », aucun autre groupe religieux, culturel ou ethnique n'étant soumis à en telle approche. Nous devrions avoir pour les travaux et débats menés en Occident sur les sociétés musulmanes la même exigence que que pour les études sur les sociétés occidentales, qui s'inspirent de théories complexes, analysent les structures sociales, l'histoire et la formation de la culture sous des angles multiples et recourent à des méthodes de recherche élaborées [...]

Le huis clos islamophobe

« Certes, Anders Behring Breivik, l'auteur du massacre dans la même journée ensoleillée du 22 juillet 2011 de 77 personnes à Oslo et ensuite sur l'île d'Uraya en Norvège, n'était pas sain d'esprit. Il vivait avec l'obsession que l'islam était en train de grignoter la Norvège, l'Europe et le monde entier. Ses victimes n'étaient pourtant pas musulmanes, mais coupables simplement d'être trop libérales. Il lui fallait absolument « sauver l'Europe du marxisme et de ses prolongements: l'islamisation ». Son système de défense lors de son procès fur limpide : la « légitime défense» contre les « traîtres à la patrie » coupables contre les « traîtres à la patrie » coupables de « brader la société norvégienne à l'islam et au multiculturalisme ». Lors de l'enquête, les policiers constatèrent que les textes de Bat Ye' or dénonçant sous le nom d'Eurabia la conspiration islamique étaient la principale source d'inspiration du tueur. Behring Breivik en avait tiré la conclusion que seul un contre-jihad pouvait sauver le pays.

Le Zoo humain et la culpabilité blanche masturbatoire

« Où sont les mains blanches qui nous ont mis en cage ? »
Vous en avez probablement entendu parler. Un «artiste» du nom de Brett Bailey pense qu'il est créatif et innovant de placer des hommes noirs dans un mini-zoo, afin de divertir des blancs « progressistes » (« Exhibit B » au « Centre Barbican. »). Certaines personnes, dont le poète Lemn Sissay, ont développé tout un système de défense de cette « performance artistique » où la liberté d'expression, le droit inaliénable à l'expression artistique, la promotion du dialogue sur des sujets graves..., et j'en passe et des meilleurs, sont convoqués. Certains de ces raisonnements peuvent apparaître à première vue comme raisonnables, jusqu'à ce qu'on les examine dans le contexte du monde concret dans lequel nous vivons, et non pas en référence à l’univers de conte de fées dans lequel évolue certains progressistes blancs - et leurs serviteurs noirs et bruns -, ce réel pratique et concret qui est aujourd'hui habité par l' impérialisme humanitaire et les gesticulations post-raciales.

Les Goulags de la démocratie, Angela Y. Davis

S’il est un livre à lire, en cette période électorale qui préconise la « tolérance zéro » et les « encadrements militaires », c’est celui d’Angela Davis. Dans « Les Goulags de la démocratie » (1), cette érudite féministe connue pour ses combats contre toutes les formes d’oppression, envisage le rôle joué par la prison dans la reproduction du racisme et de la répression politique.

 Quand Angela Davis évoque le système carcéral, elle sait de quoi elle parle. Inscrite sur la liste des dix personnes les plus recherchées du FBI suite à de fausses accusations, elle fut d’abord condamnée à la peine capitale puis acquittée en 1972 après seize mois de détention provisoire à New York. Elle a été amenée à réfléchir « à la prison en tant qu’institution - non seulement à l’emprisonnement politique, mais également aux rapports entre les processus interdépendants que sont la criminalisation et la racialisation. » (p.122)

Le grotesque est absolument inscrit dans la mécanique du pouvoir...


J’appellerai « grotesque » le fait, pour un discours ou pour un individu, de détenir par statut des effets de pouvoir dont leur qualité intrinsèque devrait les priver. Le grotesque, ou, si vous voulez, l’« ubuesque », ce n’est pas simplement une catégorie d’injures, ce n’est pas une épithète injurieuse, et je ne voudrais pas l’employer dans ce sens. Je crois qu’il existe une catégorie précise ; on devrait, en tout cas, définir une catégorie précise de l’analyse historico-politique, qui serait la catégorie du grotesque ou de l’ubuesque.

La terreur ubuesque, la souveraineté grotesque ou, en d’autres termes plus austères, la maximalisation des effets de pouvoir à partir de la disqualification de celui qui les produit : ceci, je crois, n’est pas un accident dans l’histoire du pouvoir, ce n’est pas un raté de la mécanique. Il me semble que c’est l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes du pouvoir. Le pouvoir politique, du moins dans certaines sociétés et, en tout cas, dans la nôtre, peut se donner, s’est donné effectivement la possibilité de faire transmettre ses effets, bien plus, de trouver l’origine de ses effets, dans un coin qui est manifestement, explicitement, volontairement disqualifié par l’odieux, l’infâme ou le ridicule. Après tout, cette mécanique grotesque du pouvoir, ou ce rouage du grotesque dans la mécanique du pouvoir, est fort ancien dans les structures, dans le fonctionnement politique de nos sociétés. Vous en avez des exemples éclatants dans l’histoire romaine, essentiellement dans l’histoire de l’Empire romain, où ce fut précisément une manière, sinon exactement de gouverner, du moins de dominer, que cette disqualification quasi théâtrale du point d’origine, du point d’accrochage de tous les effets de pouvoir dans la personne de l’empereur ; cette disqualification qui fait que celui qui est le détenteur de la majestas, de ce plus de pouvoir par rapport à tout pouvoir quel qu’il soit, est en même temps, dans sa personne, dans son personnage, dans sa réalité physique, dans son costume, dans son geste, dans son corps, dans sa sexualité, dans sa manière d’être, un personnage infâme, grotesque, ridicule. De Néron à Héliogabale, le fonctionnement, le rouage du pouvoir grotesque, de la souveraineté infâme.

Barbarie disent-ils…

Les décapitations filmées d’otages occidentaux en Irak et d’un randonneur français en Algérie suscitent légitimement un sentiment d’horreur et une condamnation unanime et sans appel. Ces assassinats insensés ne peuvent être le fait que de criminels pervers au service d’une idéologie déviante. Ces mises en scène macabres viennent à la suite d’images tout aussi insoutenables montrant des exécutions de masse d’hommes désarmés. L’émotion produite par ce théâtre de la cruauté est cependant froidement manipulée par des médias et des relais politiques en Occident. La qualification sans cesse reprise de « barbaries », perpétrées par des « barbares », répond à la volonté de déshumaniser les auteurs de ces atrocités. Hors du limès de la Civilisation, ils ne relèvent plus du droit commun et ne sont plus passibles des lois ordinaires. Il s’agit pour la propagande blanche, conforme à ses usages établis et ses traditions éprouvées, de dénoncer l’irréductible barbarie de « l’autre » présenté comme totalité indistincte pour mieux soumettre ou exterminer, au-delà des criminels, toute une société. Ou comme dans les cas de l’Irak et de la Syrie de détruire des Etats.

Vingt-quatre notes sur les usages du mot « peuple »

1. Si même on ne peut que saluer, encore et toujours, le « nous sommes ici par la volonté du peuple » de la Révolution française à son début, il faut bien convenir que « peuple » n’est aucunement, par soi-même, un substantif progressiste. Quand Mélenchon fait afficher « place au peuple ! », ce n’est aujourd’hui qu’une rhétorique illisible. On conviendra symétriquement que « peuple » n’est pas non plus, si même semblent y incliner les usages nazis du mot « Volk », un terme fasciste. Quand on dénonce un peu partout le « populisme » de Marine Le Pen, ce n’est que l’entretien d’une confusion. La vérité est que « peuple » est aujourd’hui un terme neutre, comme tant d’autres vocables du lexique politique. Tout est affaire de contexte. Nous aurons donc à y regarder de plus près.

Le Peuple, quelle couleur ?

Le peuple est de retour. Dans les faits, les discours et même à la télévision. Généralement invisibles, les classes populaires sont parvenues ces dernières années à forcer le passage à la faveur de leurs luttes : ArcelorMittal, Fralib, Lejaby… Mais pour qui aiguise son regard, on a comme l’impression d’un brouillage. De temps en temps, surgissent des images en couleur : Africain ou Asiatique sans papiers occupant son agence d’intérim, caissière de supermarché arabe en grève, militants guadeloupéens du LKP manifestant contre la pwofitasyon, femmes noires porte-parole des salariés de la sécurité des aéroports… Puis, la couleur disparaît, le « prolo » blanc de même, les classes supérieures reprennent l’antenne : elles constituent 93 % des personnes représentées à la télé, selon le CSA !

Fractures en Méditerranée

Contre toutes les données de l’histoire, le discours xénophobe cherche à faire croire que les Arabes ont été, sont et seront toujours étrangers à l’Occident.

 Après avoir été longtemps méconnue, l’influence de la pensée arabo-musulmane sur la culture européenne est l’objet d’une sorte de reconnaissance posthume, d’autant plus vive, il est vrai, que l’éclat projeté vient d’une étoile supposée morte, et nous arrive, brillant à distance, comme un remords ou une nostalgie. Lorsqu’on parle d’ « héritage occulté », il faut savoir qui assume l’héritage et qui l’occulte, qui le reconnaît et qui le rejette. Dire que l’Occident a oublié son héritage arabe risque, en effet, de servir seulement de formulation de rechange pour une thèse que l’on n’ose pas argumenter de face, mais qui, pourtant, domine les opinions publiques des deux côtés de la Méditerranée : les Arabes sont, ont toujours été et seront toujours étrangers à l’Occident.

Israël, comme hétérotopie occidentale...

Les mots de Foucault résonnent alors comme des prophéties. Car c’est au même moment, la même année – il vivait alors en Tunisie – que Michel Foucault, cet obsédé des relations du pouvoir et du savoir, l’un des plus grands inspirateurs de Edward W. Said, inventa l’idée d’hétérotopologie.

 L’hétérotopie apparaît comme l’équivalent, rapporté à l’espace, de l’homosexualité, relativement au genre, et de l’hétérochronie, relativement au temps. L’espace est en effet, pour lui, le lieu privilégié de compréhension du mode de fonctionnement du pouvoir. Il ne va pas sans un certain savoir, exploré, véritablement pour la première fois, par Said dans L’Orientalisme, qu’il publia en 1978. L’orientalisme est en effet un colonialisme de l’esprit, une colonisation intellectuelle.

« Elle n’est point, Gaza, la plus belle des cités…»

Près de Gaza City, l5 mai 2014  

   Elle s’est ceinte d’explosifs et elle éclate ! Va-t-elle mourir ? S’est-elle suicidée ? Non, non. C’est la manière de Gaza d’annoncer son imprescriptible droit à la Vie.

   Voilà quatre ans que la chair de Gaza vole en éclats. Sorcellerie, magie ? Non, non. C’est l’arme avec laquelle Gaza s’acharne à défendre à l’usure son existence !

   Voilà quatre ans que l’ennemi, épaté dans ses rêves, béat dans sa passion d’amoureux, fait sa cour au temps… Seulement, à Gaza, impossible ! Elle lui est si peu apparentée, et elle colle à ses adversaires ! Elle est une île, cette Gaza ! A chaque explosion – et elles n’arrêtent pas- le visage de l’ennemi est lacéré, ses rêves se fissurent, et le voici inquiet du temps qui passe, car à Gaza le temps est un autre temps. Le temps de Gaza n’est pas neutre, il n’envoûte pas le monde de froide impassibilité, mais contre le réel il se heurte et il explose ! Le temps là-bas ne transporte  pas les enfants de l’enfance à la vieillesse, mais d’un bond, dès leur premier choc avec l’ennemi, il en fait des hommes.

Gaza : une généalogie

La bande de Gaza existe non pas par la volonté des Palestiniens, mais par celle d’Israël et de ses pères fondateurs. Dans les derniers jours de 1948, le Premier ministre Ben Gourion a coupé les jarrets de son général Yigal Allon, qui voulait encercler les troupes égyptiennes à Gaza et les y contraindre à la capitulation.

Le cessez-le-feu israélo-égyptien créait une « bande » de 360 km2, où deux cent mille réfugiés palestiniens cohabitaient avec quatre vingt mille résidents du territoire. A la différence de la Jordanie, qui annexa promptement la Cisjordanie (et Jérusalem-Est), l’Egypte refusa toute souveraineté formelle sur la bande de Gaza.

Ben Gourion comprit vite le risque de laisser se développer à la frontière sud-ouest d’Israël un foyer de nationalisme palestinien, à la population composée jusqu’à ce jour de deux tiers de réfugiés. En 1949, le chef du gouvernement israélien proposait en vain à l’ONU d’annexer la bande de Gaza, en contrepartie d’une réinstallation des réfugiés sur le territoire d’Israël.

De la question palestinienne comme d'un révélateur


Extrait de l’ouvrage « Nique la France» (devoir d'insolence) toujours disponible en librairie infos sur : www.zep-site.com

Une des questions pour laquelle le déplacement idéologique des frontières est le plus patent est celle des droits nationaux du peuple palestinien. Au niveau international cela conduit à construire l'État d’Israël comme rempart contre l’intégrisme qu’il faudrait défendre à tout prix en dépit de ses violations du droit international et de sa politique génocidaire à Gaza, pour ne parler que de la dernière période. À droite comme à gauche (les frontières ayant été idéologiquement changées) se développent des analyses en termes de « seule démocratie du Proche Orient », du « droit à se défendre de l'État d’Israël ».

Islam et capitalisme de M. Rodinson (Avant-propos)


Ce livre a une grande ambition : il voudrait servir.

Il voudrait, venant d'un sociologue islamisant, servir aux intellectuels des pays qui appartinrent au domaine de la religion et de la civilisation musulmanes; il voudrait les aider à comprendre leur destin. Non que j'aie la prétention d'être, par la vertu de mon « européanité », supérieur aux meilleurs d'entre eux en science ou en intelligence. Je ne revendique aucun privilège de ce genre. Simplement, les circonstances ont fait que j'ai été affranchi plus tôt de certains obstacles sociaux qui pèsent sur la compréhension de leurs problèmes. J'ai eu la chance d'avoir la voie libre à la connaissance démythifiée de leur passé et j'ai essayé de me débarrasser des mythes qui empêchent de comprendre leur présent. Il faut ajouter que je peux parler librement et dire ce que souvent ils doivent taire. C'est une liberté qu'il faut payer comme toutes les libertés, mais le prix, pour moi, n'est pas trop élevé. Ils devraient, en général, la payer bien plus cher.

Ce livre voudrait aussi servir au public européen, et de la même façon. Je n'ai pas la mystique du Tiers Monde si répandue dans la gauche actuelle et je ne me frappe pas tous les jours la poitrine en me désespérant de n'être pas né dans quelque Congo. Mais les problèmes du Tiers Monde sont capitaux, mes études et mes préoccupations depuis plus de trente ans m'ont informé particulièrement sur une zone importante du Tiers Monde qui participe de ses problèmes généraux, mais qui a aussi ses problèmes spécifiques. J'offre au lecteur ce que m'ont inspiré mes connaissances et mes réflexions. Il en jugera et mettra cela à sa place comme il l'imagine. Il n'est pas de clé qui aille à toutes les serrures.

Le racisme des intellectuels

L'importance du vote pour Marine Le Pen accable et surprend. On cherche des explications. Le personnel politique y va de sa sociologie portative : la France des gens d'en bas, des provinciaux égarés, des ouvriers, des sous-éduqués, effrayée par la mondialisation, le recul du pouvoir d'achat, la déstructuration des territoires, la présence à leurs portes d'étranges étrangers, veut se replier sur le nationalisme et la xénophobie.

C'est déjà du reste cette France "retardataire" qu'on accusait d'avoir voté non au référendum sur le projet de Constitution européenne. On l'opposait aux classes moyennes urbaines éduquées et modernes, qui font tout le sel social de notre démocratie bien tempérée.

La singulière histoire de l'Europe

Les continents peuvent-ils avoir une histoire en tant que tels? Ne confondons pas politique, histoire et géographie, surtout devant ces surfaces dans les pages d'un atlas, qui ne sont pas des entités géographiques naturelles mais simplement des noms humains donnés à des parties des blocs continentaux. Il est clair depuis le début, c'est-à-dire depuis l'Antiquité, lorsque les continents de l'Ancien Monde furent baptisés pour la première fois, que ces noms devaient revêtir une signification autre que simplement géographique.

Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux de la recherche

1. INTRODUCTION

 Si la présence de populations musulmanes en Europe et en Amérique du Nord est ancienne, sa visibilité dans l’espace public semble désormais constituer un enjeu politique majeur pour les sociétés occidentales. Les sciences sociales se sont largement saisies de cet objet de recherche depuis les années 1980, mais le sujet demeure sensible et « étudier la « question musulmane » en France revient autant à analyser l’objet que les luttes symboliques – mais bien réelles – qui en définissent les contours et en déterminent la saillance dans le débat public » (Geisser, 2012, p. 351). En d’autres termes, pour étudier la place de l’islam et des musulmans en France, il convient d’étudier les principaux enjeux qu’elle révèle et notamment celui de son rejet. Or, les travaux sur ce nouvel objet d’étude qu’est « l’islamophobie », abondants parmi les publications en anglais, demeurent relativement rares dans les recherches universitaires francophones, comme en témoigne le peu d’ouvrages en français qui utilisent ce terme dans leur titre (Geisser, 2003 ; Deltombe, 2005 ; Mestiri et al., 2008 ; Büttgen et al., 2010 ; Rivera, 2010 ; Esteves, 2011 ; Hajjat & Mohammed, 2013).

Pour un dépassement de la dialectique du Maître et de l'Esclave...

L'intérêt que je porte au célèbre passage qui ouvre la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel [celui de la dialectique du Maître et de l'Esclave] est double: tout d'abord, il peut être utilisé pour faire une analyse de la modernité que répudie Habermas parce qu'elle se fonde sur une approche qui voit dans l'association intime de la modernité et de l'esclavage une question conceptuelle fondamentale. Il y a là quelque chose de tout à fait important parce que cela peut permettre de s'opposer fermement à l'idée fascinante de l'histoire comme progrès et offrir l'occasion de périodiser et d'accentuer autrement les descriptions de la dialectique des Lumières, qui n'ont pas toujours eu le souci de regarder la modernité à travers le prisme du colonialisme ou du racisme scientifique. En second lieu, un retour à l'analyse hégélienne du conflit et des formes de dépendance produits dans la relation entre le maître et l'esclave met en avant la question de la violence et de la terreur, qui est également trop souvent négligée. Pris ensemble, ces problèmes sont l'occasion de dépasser le débat stérile entre un rationalisme eurocentrique qui exclut l'expérience de l'esclavage du récit de la modernité tout en affirmant que les crises de la modernité peuvent trouver une solution de l'intérieur, et un antihumanisme tout aussi occidental qui situe l'origine de ces crises dans les défauts du projet des Lumières.

La décolonisation des savoirs et ses théories voyageuses

I
On a beaucoup parlé de la traduction comme d’une façon d’appréhender la dissémination et la
transformation des savoirs. Je crois pour ma part que la migration est un paradigme tout aussi intéressant pour penser la décolonisation des savoirs. C’est ce paradigme que je souhaite explorer à partir de la si belle expression d’Edward Said, celle de « théories voyageuses ». Beaucoup confondent encore décolonisation et réception, préférant, par exemple, faire de Fanon un lecteur de Sartre plutôt que de Sartre un lecteur de Fanon. La lecture de Sartre par Fanon apparaît ainsi essentielle, celle de Fanon par Sartre inessentielle.

Ainsi, au noble motif de la décolonisation des savoirs, le même partage se reproduit, la même hiérarchie et, pour finir, la même colonialité. En effet, quand Sartre est lecteur de Hegel, on le considère d’abord comme un auteur, même lorsqu’il est, visiblement, lecteur.

Parler de décolonisation des savoirs c’est interroger les transferts de connaissance, la circulation des idées, et se demander ce que l’on a appris, ce que l’on apprend, ce qu’on peut apprendre d’autrui quel qu’il soit et d’où qu’il vienne. Le décentrement que cette attitude implique constitue une nouvelle révolution copernicienne. Dans cette révolution, les Européens ont à réaliser ce qui leur est offert par d’autres qu’eux-mêmes, non-Européens. C’est ce qu’il est convenu désormais d’appeler « provincialisation ». Ils ont à saisir non comment ils ont essaimé leurs connaissances diverses et variées à travers le monde, dans une mondialisation qui n’a pas toujours dit son nom mais comment ils ont intégré dans leurs façons de faire et de penser ce qui leur est venu d’ailleurs. Pour ce faire, la migration est indispensable, qui fait bouger les distances et les limites entre Européens et non-Européens. Pas de migration, toutefois, sans émigration ou sans immigration.

Du « devenir-nègre du monde »

Par néolibéralisme, il faut entendre une phase de l'humanité dominée par les industries du silicium et les technologies numériques. Le néolibéralisme est l'âge au cours duquel le temps court est en passe d'être converti en force procréative de la forme-argent. Le capital ayant atteint son point de fuite maximal, un mouvement d'escalade est enclenché, il repose sur la vision selon laquelle « tous les événements et toutes les situations du monde de la vie [peuvent] être dotés d'une valeur sur le marché ». Ce mouvement se caractérise aussi par la production de l'indifférence, le codage forcené de la vie sociale en normes, en catégories et en chiffres, ainsi que par diverses opérations d'abstraction qui prétendent rationaliser le monde sur la base des logiques de l'entreprise. Hanté par un double funeste, le capital notamment financier se définit désormais comme illimité aussi bien du point de vue de ses fins que du point de vue de ses moyens, il ne dicte plus seulement son propre régime du temps. Ayant repris à son compte la « fabrication de toutes les relations de filiation », il cherche à se multiplier « par lui-même » dans une série infinie de dettes structurellement insolvables.

De l'« archive antimusulmane » médiévale

Depuis plusieurs siècles, l'islam et les musulmans représentent la figure par excellence de l'ennemi dans la pensée théologique et politique occidentale. Des invasions musulmanes de territoires européens au Moyen âge (Espagne, Balkans, etc.) à l'impérialisme européen (puis étasunien) des XIXe et XXe siècles, les conflits religieux et politiques ont produit un ensemble de discours européens visant à contester une nouvelle religion hérétique, justifier une ségrégation sociale ou légitimer des conquêtes militaires. Cet ensemble de discours sur l'islam et les musulmans constitue un héritage discursif dans lequel chaque génération d'acteurs publics puise en fonction de sa position sociale et des contextes historiques et politiques.

« Frantz Fanon et les langages décoloniaux » (résumé de la thèse)

L’enjeu de cette thèse est de dresser un portrait théorique en situation du psychiatre martiniquais et théoricien des décolonisations Frantz Fanon, ceci en tâchant de se porter au-delà du conflit des interprétations qui oppose, d’une part, le « Fanon anticolonial », célébré - à travers de multiples biographies - en tant que révolutionnaire, homme d’action, mais ce souvent au détriment de l’homme de pensée et, d’autre part, le « Fanon postcolonial », érigé en théoricien de premier ordre, mais ce régulièrement au prix de décontextualisations et déshistoricisations qui tendent à gommer la singularité de son intervention théorique et politique.

Dépasser ce conflit engage de déceler chez Fanon les commencements du ou plutôt d’un postcolonialisme au sein même de l’anticolonialisme, tâche qui s’inscrit dans le projet d’une généalogie de la critique postcoloniale ou encore d’une histoire des discours de décolonisation – contre tout clivage de l’ « avant » et de l’ « après » des indépendances.

Y a-t-il un « néo-racisme » ?

Dans quelle mesure convient-il de parler d'un néo-racisme ? Cette question nous est imposée par l'actualité, sous des formes qui varient quelque peu d'un pays à l'autre, mais qui suggèrent un phénomène transnational. Elle peut toutefois s'entendre en deux sens. D'une part, assistons-nous à un renouveau historique des mouvements et des politiques racistes, qui s'expliquerait par une conjoncture de crise, ou par d'autres causes ? D'autre part, dans ses thèmes et dans sa signification sociale, s'agit-il véritablement d'un racisme nouveau, irréductible aux « modèles » antérieurs, ou bien d'une simple adaptation tactique ? Je me préoccuperai ici avant tout de ce second aspect de la question.

 Une première remarque s'impose. L'hypothèse d'un néo-racisme, du moins pour ce qui concerne la France, a été formulée essentiellement à partir d'une critique interne des théories, des discours qui tendent à légitimer des politiques d'exclusion, en termes d'anthropologie et de philosophie de l'histoire. On s'est peu préoccupé de trouver le lien entre la nouveauté des doctrines et celle des situations politiques, des transformations sociales qui leur donnent prise.

La France et l’Afrique : décoloniser sans s’auto-décoloniser

Aujourd’hui, la tentation chez beaucoup, en France, est de ré-écrire l’histoire de la colonisation en faisant une histoire de la “ pacification ”, de la “ mise en valeur de territoires vacants et sans maîtres ”, de la “ diffusion de l’enseignement ”, de “ fondation d’une médecine moderne ”, de la “ création d’institutions administratives et juridiques ”, de la mise en place d’infrastructures routières et ferroviaires. L’on retrouve, dans cet argument, tous les ingrédients du vieux paradigme de la colonisation comme entreprise humanitaire et de modernisation de vieilles sociétés primitives et agonisantes qui, laissées à elles-mêmes, auraient fini par se suicider.

 En traitant ainsi du colonialisme, l’on prétend que les guerres de conquête, les massacres, les déportations, les razzias, les travaux forcés, les expropriations et toutes sortes de destructions – tout ceci ne fut que “ la corruption d’une grande idée ” ou, comme l’affirme Alexis de Tocqueville, “ des nécessités fâcheuses ”.

Réfléchissant sur l’espèce de guerre qu’on peut et doit faire aux Arabes, le même Tocqueville affirme que “ tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés ”. Et de recommander en particulier l’interdiction du commerce et “ le ravage du pays ”. “ Je crois, dit-il, que le droit de guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit tous les temps en faisant des incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux ”.

« L'invention de l’immigré » (Hervé Le Bras), un compte-rendu..

L’immigré – et sa définition : “personne née étrangère à l’étranger” – aurait été inventé au lendemain du recensement de 1990 qui indiquait que, par rapport à 1982, la proportion et même le nombre des étrangers installés en France avaient baissé. Certains immigrés sont des étrangers, d’autres sont français. Ces derniers, naturalisés, ne sont plus des étrangers mais restent, ad vitam aeternam, pour la statistique nationale et prétendument républicaine des “immigrés”.

En France, on peut donc être étranger, immigré ou pas, français, immigré ou pas. Le Français naturalisé se trouve renvoyé à ses origines, extérieures et étrangères. Hier tout était simple : on était français ou étranger. Aujourd’hui on peut être français, mais Français “immigré”.

La “nocivité” du mot selon Hervé Le Bras est de faire “fi de la naturalisation”, et plus grave, d’avoir “gonflé la partie étrangère en lui adjoignant les naturalisés, ce qui a creusé l’écart entre ces derniers et les Français”. Ainsi, en renvoyant le naturalisé à son étrangeté on élargissait, “le fossé […] entre les Français de naissance et les immigrés”.

L’islamophobie et les théories critiques du racisme

Dans cette contribution, Fanny Müller-Uri et Benjamin Opratko se proposent de passer le concept d’islamophobie au crible de la riche tradition d’analyse marxiste de la race. L’islamophobie pose en effet un défi aux interprétations traditionnelles de la race et du racisme. L’islamophobie invite à davantage penser la race et le racisme comme des constructions sociales fortement spécifiées historiquement, ainsi qu’à mieux cerner l’intrication entre leurs dimensions « biologiques » et « culturelles ». Ces précisions permettent de mieux situer la place de la race dans les luttes d’hégémonie et de contre-hégémonie. 

 L’objet de cet article est de réfléchir aux implications théoriques et conceptuelles des études et publications les plus récentes sur le phénomène de « l’islamophobie » dans les pays du Nord, c’est-à-dire principalement l’Europe et les États-Unis. Notre propos suivra quatre étapes :

Premièrement, nous donnerons un court aperçu des développements contemporains au sein du champ universitaire émergent que sont les études sur l’Islamophobie (Islamophobia studies). Deuxièmement, nous discuterons des usages du terme « d’islamophobie » dans certaines des contributions les plus importantes de ce champ de recherche. Nous examinerons ainsi les problèmes produits par l’absence systématique de confrontation avec les théories critiques du racisme. Dans une troisième partie, nous traduirons les conséquences théoriques du défi que représente « l’islamophobie » dans un cadre conceptuel alternatif plus à même de rendre compte du racisme anti-musulmans. Nous examinerons la manière dont celui-ci renvoie à un ensemble de principes fondamentaux d’une critique radicale et marxiste du racisme. Nous conclurons enfin par quelques suggestions sur la manière dont ces considérations théoriques peuvent être aujourd’hui mobilisées dans des stratégies anti-racistes.

Les approches postcoloniales: apports pour un féminisme antiraciste

S'il existe une question féministe qui mérite approfondissement parce qu'elle est compliquée et recouvre des enjeux fondamentaux pour nos existences, c'est bien celle des imbrications structurelles entre l'oppression fondée sur le sexe et les oppressions fondées sur l'appartenance à une race, ethnie ou culture, regroupées ici sous l'appellation « racisme ». Nouvelles Questions Féministes revient ainsi, dans le présent numéro, sur la thématique amorcée dans le premier volume de cet ensemble de deux numéros consacrés au sexisme et au racisme. En effet, qu'il s'agisse de l'imposition du voile ou de son interdiction, de la prostitution, des mariages non consentis, des violences ou des discriminations sur les lieux de travail, l'oppression sexiste ne s'inscrit ni ne se lit dans le corps abstrait de la femme universelle et anhistorique, mais dans celui de femmes particulières et particularisées, dans un contexte social déterminé, caractérisé par d'autres rapports de domination.

Préface de « Sur la question noire aux Etats-Unis .1935-1967» de C.L.R. James


Considéré comme un monument dans l’aire caraïbe et dans le monde anglophone, Cyril Lionel Robert James est méconnu, voire inconnu, des lecteurs et des lectrices francophones. Méconnu en partie parce que son empreinte sur la pensée émancipatrice a été écrasée par un seul ouvrage, cardinal il est vrai, Les jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue. Publié en 1938 à Londres, le livre paraît en français en 1949 chez Gallimard dans une traduction réalisée par Pierre Naville.

Quand on lui demandait qui il était, C. L. R. James, répondait : « Je suis un Noir Anglais ! » ou encore : « Je suis un Noir Européen ! », une réponse qui invite à la réflexion. Nous allons donc essayer dans le court espace de cet avant-propos d’éclairer ce propos en traçant quelques grandes lignes de son parcours. Ce faisant, nous l’espérons, nous donnerons un éclairage sur les raisons qui nous ont conduits à publier en français, plusieurs décennies après leur rédaction, les textes que cet intellectuel marxiste, « noir », « anglais » et originaire de la Caraïbe, a consacrés à la question noire aux États-Unis entre 1935 et 1967.