Y a-t-il un « néo-racisme » ?

Dans quelle mesure convient-il de parler d'un néo-racisme ? Cette question nous est imposée par l'actualité, sous des formes qui varient quelque peu d'un pays à l'autre, mais qui suggèrent un phénomène transnational. Elle peut toutefois s'entendre en deux sens. D'une part, assistons-nous à un renouveau historique des mouvements et des politiques racistes, qui s'expliquerait par une conjoncture de crise, ou par d'autres causes ? D'autre part, dans ses thèmes et dans sa signification sociale, s'agit-il véritablement d'un racisme nouveau, irréductible aux « modèles » antérieurs, ou bien d'une simple adaptation tactique ? Je me préoccuperai ici avant tout de ce second aspect de la question.

 Une première remarque s'impose. L'hypothèse d'un néo-racisme, du moins pour ce qui concerne la France, a été formulée essentiellement à partir d'une critique interne des théories, des discours qui tendent à légitimer des politiques d'exclusion, en termes d'anthropologie et de philosophie de l'histoire. On s'est peu préoccupé de trouver le lien entre la nouveauté des doctrines et celle des situations politiques, des transformations sociales qui leur donnent prise.

Je soutiendrai dans un instant que la dimension théorique du racisme, aujourd'hui comme naguère, est historiquement essentielle, mais pas autonome, ni première. Le racisme - véritable « phénomène social total » - s'inscrit dans des pratiques (des formes de violence, de mépris, d'intolérance, d'humiliation, d'exploitation), dans des discours et des représentations qui sont autant d'élaborations intellectuelles du fantasme de prophylaxie ou de ségrégation (nécessité de purifier le corps social, de préserver l'identité du « soi », du « nous », de toute promiscuité, de tout métissage, de tout envahissement), et qui s'articulent autour des stigmates de l'altérité (nom, couleur de peau, pratiques religieuses). Donc il organise des affects (dont la psychologie s'est attachée à décrire le caractère obsédant, mais aussi l'ambivalence « irrationnelle ») en leur conférant une forme stéréotypée, aussi bien du côté de leurs « objets » que de leurs « sujets ». C'est cette combinaison de pratiques, de discours, de représentations dans un réseau de stéréotypes affectifs qui permet de rendre compte de la formation d'une communauté raciste (ou d'une communauté des racistes, entre qui règnent, à distance, des liens d'« imitation »), et aussi de la façon dont, comme dans un miroir, les individus et les collectivités en butte au racisme (ses « objets ») se trouvent eux-mêmes contraints de se percevoir comme communauté.

Toutefois, si absolue que soit la contrainte, elle ne peut évidemment jamais s'annuler comme contrainte pour ses victimes : ni être intériorisée sans conflits (relisons Memmi), ni effacer la contradiction qui fait que l'identité communautaire est attribuée à des collectivités à qui on dénie simultanément le droit de se définir elles-mêmes (relisons Fanon), ni surtout résorber l'excès permanent des violences pratiquées, des actes, sur les discours, les théories, les rationalisations. Du point de vue de ses victimes, il y a donc une essentielle dissymétrie du complexe raciste, qui confère aux actes et aux passages à l'acte un primat irrécusable sur les doctrines - en englobant naturellement dans les actes non seulement les violences physiques, les discriminations, mais les paroles elles-mêmes, la violence des paroles en tant qu'actes de mépris et d'agression. Ce qui nous conduit à relativiser, dans un premier temps, les mutations de doctrine et de langage : dès lors qu'en pratique elles conduisent aux mêmes actes, faut-il attacher tant d'importance aux justifications qui conservent toujours la même structure (celle du déni de droit), tout en passant du langage de la religion à celui de la science, ou de la biologie à la culture et à l'histoire ?

Cette remarque est juste, elle est même vitale, mais elle n'élimine pas tout problème. Car la destruction du complexe raciste ne suppose pas seulement la révolte de ses victimes, mais la transformation des racistes eux-mêmes, et par conséquent la décomposition interne de la communauté instituée par le racisme. La situation est à cet égard parfaitement analogue, comme on l'a souvent remarqué depuis une vingtaine d'années, à celle du sexisme, dont le dépassement suppose à la fois la révolte des femmes et la décomposition de la communauté des « mâles », Or les théories racistes sont indispensables à la formation de cette communauté. Il n 'y a pas, en fait, de racisme sans théorie(s). Il serait tout à fait vain de se demander si les théories racistes sont plutôt issues des élites ou des masses, des classes dominantes ou des classes dominées. Par contre, il est évident qu'elles sont « rationalisées » par des intellectuels. Et il importe au plus haut point de s'interroger sur la fonction que remplissent les théorisations du racisme savant (dont le prototype est l'anthropologie évolutionniste des races « biologiques » constituée à la fin du XIXe siècle) dans la cristallisation de la communauté qui s'institue autour du signifiant de la race.

Cette fonction ne me paraît pas résider uniquement dan la capacité organisatrice générale des rationalisation intellectuelles (ce que Gramsci appelait leur « organicité », Auguste Comte leur « pouvoir spirituel »), ni dans le fait qu les théories du racisme savant élaborent une image de communauté, d'identité originaire, dans laquelle des individus de toutes classes sociales peuvent se reconnaître. Elle réside plutôt dans le fait que les théories du racisme savant miment la discursivité scientifique en se fondant sur des « évidences » visibles (d'où l'importance essentielle des stigmates de la race, et, en particulier des stigmates corporels), ou mieux qu'elles miment la façon dont la discursivité scientifique articule des « faits visibles » à des causes «cachées», et vont ainsi au-devant d'une théorisation spontanée inhérente au racisme des masses. Je risquerai donc l'idée que le complexe raciste mêle inextricablement une fonction cruciale de méconnaissance (sans laquelle il n'y aurait pas de violence supportable pour ceux-là mêmes qui exercent) et une « volonté de savoir », un violent désir de connaissance immédiate des rapports sociaux. Fonctions qui ne cessent de s'entretenir l'une l'autre, puisque leur propre violence collective constitue pour les individus et les groupes sociaux une énigme angoissante à laquelle il faut de toute urgence une explication. C'est d'ailleurs ce qui fait la singularité de la posture intellectuelle des idéologues du racisme, si raffinée que paraisse leur élaboration. A la différence par exemple des théologiens, qui doivent conserver une distance (mais non une coupure absolue, sauf à verser dans la « gnose ») entre spéculation ésotérique et doctrine bonne pour le peuple, les idéologues racistes historiquement efficaces ont toujours constitué des doctrines « démocratiques », immédiatement intelligibles et comme adaptées par avance au bas niveau supposé de l'intelligence des masses, y compris dans l'élaboration de thèmes élitistes. C'est-à-dire des doctrines susceptibles de fournir des clés d'interprétation immédiates non seulement pour ce que vivent les individus, mais pour ce qu'ils sont dans le monde social - voisines en cela de l'astrologie, de la caractérologie, etc. -, même quand ces clés prennent la forme de la révélation d'un « secret » de la condition humaine (c'est-à-dire quand elles comportent un effet de secret essentiel à leur efficacité imaginaire : Léon Poliakov a notamment illustré ce point).

C'est aussi, notons-le, ce qui fait la difficulté de critiquer le contenu du racisme savant, et surtout de son influence. Dans la construction même de ses théories figure en effet le présupposé que le « savoir » recherché, désiré par les masses est un savoir élémentaire qui ne fait que les justifier dans leurs sentiments spontanés, ou les ramener à la vérité de leurs instincts. Bebel, on le sait, qualifiait l'antisémitisme de « socialisme des imbéciles », et Nietzsche le considérait à peu de choses près comme la politique des débiles (ce qui ne l'empêchait nullement de reprendre à son compte une bonne part de la mythologie raciale). Nous-mêmes, lorsque nous caractérisons les doctrines racistes comme des élaborations théoriques proprement démagogiques, dont l'efficacité provient de la réponse anticipée qu'elles procurent au désir de savoir des masses, pouvons-nous échapper à cette équivoque? La catégorie même de «masse» (ou de « populaire ») n'est pas neutre, elle communique directement avec la logique de naturalisation et de racisation du social. Pour commencer à dissiper cette équivoque, il ne suffit sans doute pas de considérer la façon dont le « mythe » raciste acquiert son emprise sur les masses, il faut aussi se demander pourquoi d'autres théories sociologiques, élaborées dans le cadre d'une division des activités « intellectuelles » et « manuelles » (au sens large), ne peuvent pas fusionner aussi aisément avec ce désir de savoir. Les mythes racistes (« le mythe aryen », le mythe de l'hérédité) sont tels non seulement en vertu de leur contenu pseudo-scientifique, mais en tant que formes de dépassement imaginaire du fossé qui sépare l'intellectualité de la masse, indissociables du fatalisme implicite qui enferme les masses dans leur infantilisme soi-disant naturel.

Nous pouvons alors nous retourner vers le « néoracisme ». Ce qui paraît faire difficulté ici, ce n'est pas tant le fait du racisme, je l'ai déjà dit - la pratique étant un critère assez sûr, si nous voulons bien ne pas nous laisser leurrer par les dénégations dont elle fait l'objet, en particulier de la part d'une bonne partie de la « classe politique» qui signe ainsi sa complaisance ou son aveuglement-, mais c'est de savoir dans quelle mesure la nouveauté relative du langage traduit une articulation nouvelle, durable, des pratiques sociales et des représentations collectives, des doctrines savantes et des mouvements politiques. En bref, pour parler le langage de Gramsci, c'est de savoir si s'esquisse ici quelque chose comme une hégémonie.

Le fonctionnement de la catégorie d'immigration, en tant que substitut de la notion de race et agent de désagrégation de la « conscience de classe », nous fournit un premier indice. Manifestement nous n'avons pas affaire ici simplement à une opération de camouflage, rendue nécessaire par l'infamie du terme de race et de ses dérivés, ni uniquement à une conséquence des transformations de la société française. De longue date les collectivités de travailleurs immigrés ont subi des discriminations et des violences xénophobes pénétrées de stéréotypes racistes. L'entre-deux-guerres, autre période de crise, a vu un déchaînement de campagnes contre les « métèques », juifs ou non, débordant le cadre des mouvements fascistes, et dont la contribution du régime de Vichy à l'entreprise hitlérienne marquait l'aboutissement logique. Pourquoi n'a-t-on pas assisté alors à la substitution définitive du signifiant « sociologique » au signifiant « biologique », comme clé de voûte des représentations de la haine et de la peur de l'autre ? Outre le poids des traditions proprement françaises du mythe anthropologique, c'est probablement, d'une part, à cause de la coupure institutionnelle et idéologique qui subsistait alors entre la perception de l'immigration (essentiellement européenne) et les expériences coloniales (d'un côté la France est « envahie», de l'autre elle « domine »), et, d'autre part, à cause de l'absence d'un nouveau modèle d'articulation entre États, peuples, cultures, à l'échelle mondiale. Les deux raisons, d'ailleurs, sont liées. Le nouveau racisme est un racisme de l'époque de la « décolonisation », de l'inversion des mouvements de population entre les anciennes colonies et les anciennes métropoles, et de la scission de l'humanité à l'intérieur d'un seul espace politique. Idéologiquement, le racisme actuel, centré chez nous sur le complexe de l'immigration, s'inscrit dans le cadre du « racisme sans races » déjà largement développé hors de France, notamment dans les pays anglo-saxons : un racisme dont le thème dominant n'est pas l'hérédité biologique, mais l'irréductibilité des différences culturelles ; un racisme qui, à première vue, ne postule pas la supériorité de certains groupes ou peuples par rapport à d'autres, mais « seulement » la nocivité de l'effacement des frontières, l'incompatibilité des genres de vie et des traditions: ce qu'on a pu appeler à juste titre un racisme différentialiste (P .A. Taguieff).

Pour souligner l'importance de la question, il faut tout de suite marquer les conséquences politiques de ce changement. La première est une déstabilisation des défenses de l'antiracisme traditionnel, dans la mesure où son argumentation se trouve prise à revers, voire retournée contre lui (ce que Taguieff appelle excellemment l'effet de rétorsion du racisme différentialiste). Que les races ne constituent pas des unités biologiques isolables, qu'en fait il n'y ait pas de « races humaines », est immédiatement accordé. Que le comportement des individus et leurs « aptitudes » ne s'expliquent pas par le sang ou même par les gènes, mais par leur appartenance à des « cultures » historiques, peut l'être également. Or le culturalisme anthropologique, tout entier orienté vers la reconnaissance de la diversité, de l'égalité des cultures - dont seul l'ensemble polyphonique constitue la civilisation humaine - mais aussi de leur permanence transhistorique, avait fourni la meilleure part de ses arguments à l'antiracisme de l'après-guerre, humaniste et cosmopolite. Sa valeur s'était trouvée confirmée par la contribution qu'il apportait à la lutte contre l'hégémonie de certains impérialismes uniformisateurs, et contre l'élimination des civilisations minoritaires ou dominées, l'« ethnocide ». Le racisme différentialiste prend au mot cette argumentation. Tel grand nom de l'anthropologie, qui s'était naguère illustré en démontrant que toutes les civilisations sont également complexes et nécessaires à la progression de la pensée humaine (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire), se trouve maintenant enrôlé, volontairement ou non, au service de l'idée que le « mélange des cultures », la suppression des « distances culturelles », correspondrait à la mort intellectuelle de l'humanité et peut-être même mettrait en danger les régulations qui assurent sa survie biologique (Race et culture). Et cette « démonstration » est immédiatement mise en rapport avec la tendance « spontanée » des groupes humains (en pratique : nationaux, bien que la signification anthropologique de la catégorie politique de nation soit évidemment douteuse) à préserver leurs traditions, donc leur identité. Ce qui se manifeste par là même, c'est que le naturalisme biologique ou génétique n'est pas le seul mode de naturalisation des comportements humains et des appartenances sociales. Au prix d'un abandon du modèle hiérarchique (plus apparent que réel, nous allons le voir), la culture peut elle aussi fonctionner comme une nature, en particulier comme une façon d'enfermer a priori les individus et les groupes dans une généalogie, une détermination d'origine immuable et intangible.

Mais ce premier effet de rétorsion en entraîne un second, plus retors et donc plus efficace : si la différence culturelle irréductible est le véritable « milieu naturel » de l'homme, l'atmosphère indispensable à sa respiration historique, alors l'effacement de cette différence finira nécessairement par provoquer des réactions de défense, des conflits « interethniques » et une montée générale de l'agressivité. Les réactions, nous dit-on, sont « naturelles », mais elles ont aussi dangereuses. Par une étonnante volte-face, on voit ci les doctrines différentialistes se proposer elles-mêmes l'expliquer le racisme (et de le prévenir).

En fait on assiste à un déplacement général de la problématique. De la théorie des races ou de la lutte des races dans l'histoire humaine, qu'elle soit fondée sur des bases biologiques ou psychologiques, on passe à une théorie des « relations ethniques » (ou des race relations) dans la société, qui naturalise non pas l'appartenance raciale mais le comportement raciste. Le racisme différentialiste est, du point de vue logique, un méta-racisme, ou ce que nous pourrions appeler un racisme de « seconde position », qui se présente comme ayant tiré les leçons du conflit entre racisme et antiracisme, comme une théorie, politiquement opératoire, des causes de l'agressivité sociale. Si l'on veut éviter le racisme, il faudrait éviter l'antiracisme « abstrait », c'est-à-dire la méconnaissance des lois psychologiques et sociologiques des mouvements de population humaine : il faudrait respecter des « seuils de tolérance », maintenir les « distances culturelles », c'est-à-dire, en vertu du postulat qui veut que les individus soient les héritiers et les porteurs exclusifs d'une seule culture, ségréger les collectivités (la meilleure barrière étant encore à cet égard la frontière nationale). Et ici nous sortons de la spéculation pour déboucher directement sur la politique et l'interprétation de l'expérience quotidienne. Bien entendu, « abstrait » n'est pas un caractère épistémologique, c'est un jugement de valeur qui s'applique d'autant plus que les pratiques correspondantes sont plus concrètes, ou plus effectives : programmes de rénovation urbaine, de lutte contre les discriminations, voire de contre-discrimination à l'école et dans l'emploi (ce que la nouvelle droite américaine appelle reverse discrimination ; en France également on entend de plus en plus souvent des esprits « raisonnables », qui n'ont rien à voir avec tel ou tel mouvement extrémiste, expliquer que « c'est l'antiracisme qui crée le racisme » par son agitation, sa façon de « provoquer » les sentiments d'appartenance nationale de la masse des citoyens). Ce n'est pas un hasard si les théories du racisme différentiàliste (désormais susceptible de se présenter comme le véritable antiracisme, donc le véritable humanisme) communiquent ici aisément avec le regain de faveur dont jouit la « psychologie des foules », en tant qu'explication générale des mouvements irrationnels, de l'agressivité et de la violence collective, particulièrement de la xénophobie. On voit ici fonctionner à plein le double jeu que j'évoquais plus haut! présentation à la masse d'une explication de sa propre « spontanéité », et dévalorisation implicite de cette même masse en tant que foule « primitive ». Les idéologues néoracistes ne sont pas des mystiques de l'hérédité, mais des techniciens « réalistes » de la psychologie sociale...

En présentant de cette façon les effets de rétorsion du néoracisme, je simplifie à coup sûr sa genèse et la complexité de ses variations internes, mais je veux faire ressortir les enjeux stratégiques de son développement. Des correctifs et des compléments seraient nécessaires, qui ne peuvent être ici qu'esquissés.

L’idée d’un « racisme sans race » n’est pas aussi révolutionnaire qu’on pourrait l’imaginer. Sans entrer dans l’examen des fluctuations de sens du mot race, dont l’usage historiosophique préexiste en fait à toute réinscription de la « généalogie » dans la « génétique », il faut marquer quelques grands faits historiques, aussi dérangeants soient-ils (pour une certaine vulgate antiraciste, mais aussi pour les retournements que lui fait subir le néo-racisme).

Il a toujours existé un racisme dont le concept pseudo-biologique de race n’est pas le ressort essentiel, au niveau même des élaborations théoriques secondaires, et dont le prototype est l’antisémitisme : L’antisémitisme moderne celui qui commence à se cristalliser dans l’Europe des Lumières, voire dès l’inflexion étatique et nationaliste conférée à l’anti-judaisme théologique par l’Espagne de la Reconquista et de l’Inquisition - est déjà un racisme « culturaliste ». Les stigmates corporels y tiennent certes une grande place fantasmatique, mais plutôt en tant que signes d’une psychologie profonde, d’un héritage spirituel que d’une hérédité biologique. Ces signes sont, si l’on peut dire, d’autant plus révélateurs qu’ils sont moins visibles, et le Juif est d’autant plus « vrai » qu’il est plus indiscernable. Son essence est celle d’une tradition culturelle, d’un ferment de désagrégation morale.

L’antisémitisme est par excellence « différentialiste », et à bien des égards tout le racisme différentialiste actuel peut être considéré, du point de vue de la forme, comme un antisémitisme généralisé. Cette considération est particulièrement importante pour interpréter l’arabophobie contemporaine, spécialement en France, puisqu’elle emporte avec elle une image de l’islam en tant que « conception du monde » incompatible avec l’européité et entreprise de domination idéologique universelle, donc une confusion systématique de l’« arabité » et de l’« islamisme ».

Ce qui dirige notre attention vers un fait historique plus difficile encore à admettre et cependant crucial, à propos de la forme nationale française des traditions racistes. Sans doute il existe une lignée spécifiquement française des doctrines de l’aryanité, de l’anthropométrie et du génétisme biologique, mais la véritable « idéologie française » n’est pas là : elle est dans l’idée d’une mission universelle d’éducation du genre humain par la culture du « pays des droits de l’homme », à laquelle correspond la pratique de l’assimilation des populations dominées, et par conséquent la nécessité de différencier et de hiérarchiser les individus ou les groupes en fonction de leur plus ou moins d’aptitude ou de résistance à l’assimilation. C’est cette forme à la fois subtile et écrasante d’exclusion/inclusion qui s’est déployée dans la colonisation et dans la variante proprement française (ou « démocratique ») du « fardeau de l’homme blanc ».

Inversement, il n'est pas difficile de voir que, dans les doctrines néo-racistes, l'effacement du thème de la hiérarchie est plus apparent que réel. En fait, l'idée de hiérarchie, dont on peut aller jusqu'à proclamer bruyamment l'absurdité, se reconstitue d'une part dans l'usage pratique de la doctrine (elle n'a donc pas besoin d'être explicitement énoncée), d'autre part dans le type même de critères qui est appliqué pour penser la différence des cultures (et l'on voit jouer à nouveau les ressources logiques de la « seconde position », du méta-racisme).

La prophylaxie du mélange s'exerce de fait en des lieux où la culture instituée est celle de l'État, des classes dominantes et, du moins officiellement, des masses « nationales » dont le genre de vie et de pensée est légitimé par l'institution : elle fonctionne donc comme un interdit d'expression et de promotion sociale à sens unique. Aucun discours théorique sur la dignité de toutes les cultures ne compensera réellement le fait que, pour un « Black » en Angleterre ou un « Beur » en France, l'assimilation exigée pour « s'intégrer » à la société dans laquelle il vit déjà (et qu'on soupçonnera toujours d'être superficielle, imparfaite, simulée) est présentée comme un progrès, une émancipation, une concession de droits. Et derrière cette situation sont à l'œuvre des variantes à peine rénovées de l'idée que les cultures historiques de l'humanité se partagent en deux grandes classes : celles qui seraient universalistes, progressives, et celles qui seraient irrémédiablement particularistes, primitives. Le paradoxe n'est pas de hasard : un racisme différentialiste «conséquent » serait uniformément conservateur, plaidant pour la fixité de toutes les cultures. Il l'est de fait, car, sous prétexte de protéger la culture, le genre de vie européen de la « tiers-mondisation », il leur ferme utopiquernent tout voie d'évolution réelle. Mais il réintroduit aussitôt la vieil distinction des sociétés « closes » et « ouvertes », « immobiles » et « entreprenantes », « froides » et « chaudes », « grégaires » et « individualistes », etc. Distinction qui, à son tour, fait jouer toute l'ambiguïté de la notion de culture (c'est particulièrement le cas en français !).

La différence des cultures, considérées comme des entités (ou des structures symboliques) séparées (Kultur), renvoie l'inégalité culturelle dans l'espace « européen » lui-même, ou mieux à la « culture » (Bildung, savante et populaire technique et folklorique, etc.) comme structure d'inégalités tendanciellement reproduites dans une société industrialisée scolarisée, de plus en plus internationalisée, mondialisée. Les cultures « différentes » sont celles qui constituent des obstacles, ou qui sont instituées comme obstacles (par l'école, les normes de la communication internationale) l'acquisition de la culture. Et réciproquement les « handicaps culturels » des classes dominées se présentent comme des équivalents pratiques de l'extranéité, ou comme des genre de vie particulièrement exposés aux effets destructeurs du « mélange » (c'est-à-dire à ceux des conditions matérielle dans lesquelles s'effectue ce « mélange »). Cette présence latente du thème hiérarchique (de même qu'à l'époque précédente le racisme ouvertement inégalitaire, pour pouvoir énoncer le postulat d'une fixité essentielle des types raciaux devait présupposer une anthropologie différentialiste, qu'elle soit fondée sur la génétique ou sur la völkerpsychologie) s'exprime aujourd'hui de façon privilégiée dans la prévalence du modèle individualiste : les cultures implicitement supérieures seraient celles qui valorisent et favorisent l'entreprise « individuelle », l'individualisme social et politique, par opposition à celles qui l'inhibent. Ce seraient les cultures dont l'« esprit communautaire» est justement constitué par l'individualisme.

Nous comprenons par là même ce qui autorise finalement le retour du thème biologique, l'élaboration des nouvelles variantes du « mythe » biologique dans le cadre d'un racisme culturel. Il y a, on le sait, des situations nationales différentes à cet égard. Les modèles théoriques éthologiques et socio-biologiques (eux-mêmes en partie concurrents) sont plus influents dans les pays anglo-saxons, ou ils prennent la suite des traditions du social-darwinisme et de l'eugénisme tout en recoupant directement les objectifs politiques d'un néo-libéralisme de combat. Pourtant, même ces idéologies biologisantes dépendent fondamentalement de la « révolution différentialiste ». Ce qu'elles visent à expliquer n'est pas la constitution de races, mais 1'importance vitale des clôtures culturelles et des traditions pour l'accumulation des aptitudes individuelles, et surtout des bases « naturelles » de la xénophobie et de l'agressivité sociale. L'agressivité est une essence fictive, dont l'invocation est commune au néoracisme sous toutes ses formes, et qui permet en l'occurrence de décaler d'un cran le biologisme : sans doute il n'y a pas de « races », il n'y a que des populations et des cultures mais il y a des causes et des effets biologiques (et bio-psychiques) de la culture, et ces réactions biologiques à la différence culturelle (qui formeraient comme la trace indélébile de l'« animalité » de l'homme, toujours encore lié à sa « famille» élargie et à son «territoire »). Inversement, là où le culturalisme pur semble dominant (comme en France), on assiste à sa dérive progressive vers l'élaboration de discours sur la biologie, sur la culture en tant que régulation externe du « vivant », de sa reproduction, de ses performances, de sa santé, Michel Foucault, entre autres, l'avait pressenti.

Il se pourrait bien que les variantes actuelles du néo-racisme ne constituent qu'une formation idéologique de transition, destinée à évoluer vers des discours et des technologies sociales dans lesquelles l'aspect de récit historique des mythes généalogiques (le jeu des substitutions entre race, peuple, culture, nation) s'effacerait relativement devant l'aspect d'évaluation psychologique des aptitudes intellectuelles, des « dispositions » à la vie sociale normale » (ou inversement à la criminalité et à la déviance), à la reproduction « optimale » (tant du point de vue affectif que sanitaire, eugénique, etc.), aptitudes et dispositions qu'une batterie de sciences cognitives. socio-psychologiques, statistiques, se proposeraient alors de mesurer, de sélectionner et de contrôler en dosant les parts le l'hérédité et de l'environnement... C'est-à-dire vers un « post-racisme ». Je le croirais d'autant plus que la mondialisation des relations sociales, des déplacements de populations, dans le cadre d'un système d'États nationaux, conduira de plus en plus à repenser la notion de « frontière », et à démultiplier ses modalités d'application, pour lui conférer une fonction de prophylaxie sociale et l'attacher à des statuts plus individualisés, cependant que les transformations technologiques feront jouer à l'inégalité scolaire et aux hiérarchies intellectuelles un rôle de plus en plus important dans la lutte des classes, dans la perspective d'une sélection techno-politique généralisée des individus. La véritable « ère des masses », à l'époque des nations-entreprises, est peut-être devant nous.

[Etienne Balibar, Race, Nation, classe. Les identités ambiguës]

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