L’islamophobie et les théories critiques du racisme

Dans cette contribution, Fanny Müller-Uri et Benjamin Opratko se proposent de passer le concept d’islamophobie au crible de la riche tradition d’analyse marxiste de la race. L’islamophobie pose en effet un défi aux interprétations traditionnelles de la race et du racisme. L’islamophobie invite à davantage penser la race et le racisme comme des constructions sociales fortement spécifiées historiquement, ainsi qu’à mieux cerner l’intrication entre leurs dimensions « biologiques » et « culturelles ». Ces précisions permettent de mieux situer la place de la race dans les luttes d’hégémonie et de contre-hégémonie. 

 L’objet de cet article est de réfléchir aux implications théoriques et conceptuelles des études et publications les plus récentes sur le phénomène de « l’islamophobie » dans les pays du Nord, c’est-à-dire principalement l’Europe et les États-Unis. Notre propos suivra quatre étapes :

Premièrement, nous donnerons un court aperçu des développements contemporains au sein du champ universitaire émergent que sont les études sur l’Islamophobie (Islamophobia studies). Deuxièmement, nous discuterons des usages du terme « d’islamophobie » dans certaines des contributions les plus importantes de ce champ de recherche. Nous examinerons ainsi les problèmes produits par l’absence systématique de confrontation avec les théories critiques du racisme. Dans une troisième partie, nous traduirons les conséquences théoriques du défi que représente « l’islamophobie » dans un cadre conceptuel alternatif plus à même de rendre compte du racisme anti-musulmans. Nous examinerons la manière dont celui-ci renvoie à un ensemble de principes fondamentaux d’une critique radicale et marxiste du racisme. Nous conclurons enfin par quelques suggestions sur la manière dont ces considérations théoriques peuvent être aujourd’hui mobilisées dans des stratégies anti-racistes.


I. « Un concept parvenu à maturité »

 L’état actuel de la recherche sur le sujet a récemment et très justement été résumé par Brian Klug dans un article ayant le statut de revue de la littérature. Selon lui, avec l’émergence d’un nombre significatif de travaux universitaires sur la diversité des formes contemporaines de discriminations envers les musulmans, il est désormais temps « d’enlever les guillemets » lorsque l’on traite d’islamophobie (Klug 2012, 679). La raison en est simple : depuis la première occurrence du terme dans la littérature universitaire à la fin des années 1990 et depuis sa percée publique dans le rapport « Islamophobie : un défi pour nous tous » (« Islamophobia : a challenge for us all »), publié par le Runnymede Trust en 1997, ce concept est « parvenu à maturité ». Non seulement circule-t-il largement au sein des débats dans et en dehors du monde académique, mais il fonctionne en outre et de manière encore plus significative, « comme un principe structurant pour la recherche et le monde universitaire » (Klug 2012, 666). L’impressionnante prolifération d’articles universitaires, d’interventions et de comptes-rendus, d’ouvrages et de volumes publiés dans ce champ au cours des dernières années atteste assurément de ce fait. L’attention à ce phénomène s’est développée dans de nombreuses disciplines universitaires, produisant une grande variété de définitions opératoires, d’hypothèses et de résultats, fondés sur des cadres théoriques, épistémologiques et méthodologiques divers – on peut évoquer la psychologie expérimentale (Echebarria-Echabe/Guede 2007 ; Lee et al. 2009), les enquêtes quantitatives (Bleich 2011 ; Clements 2013 ; Field 2007 ; 2012 ; Zick/Küpper 2009) et l’analyse qualitative des discours et des médias (Joseph/D’Harlingue 2012 ; Richardson 2004 ; Yenigun 2004). En outre, des périodiques entièrement consacrés à l’étude de l’Islamophobie, tels que l’Islamophobia Studies Journal de UC Berkeley, ou la revue en langue allemande Jahrbuch für Islamophobieforschung couvrant la recherche sur l’islamophobie en Allemagne, en Autriche et en Suisse, ont récemment vu le jour.

Ceci ne signifie évidemment pas que le terme « d’islamophobie » ne soit plus contesté. Lors de polémiques politiques, et particulièrement sur des forums en ligne, des blogs ou des commentaires, il reste fréquemment raillé comme une sorte d’écran de fumée ou de slogan prétendument conçu par les islamistes et leurs alliés naïfs, qu’ils soient de gauche ou libéraux, pour discréditer la critique « légitime » de l’Islam. De fait, le déni de l’islamophobie est l’une des préoccupations principales des militants et intellectuels qui travaillent à nourrir des sentiments anti-musulmans. Ainsi, les militants et blogueurs anti-musulmans comme Robert Spencer et Pamela Gellar aux États-Unis, les journalistes britanniques comme Kenan Malik et Polly Toynbee ou les politiciens de droite comme Geert Wilders aux Pays-Bas et Heinz-Christian Strache en Autriche partagent tous le point de vue, significativement contradictoire, selon lequel a) l’ islamophobie n’existe pas et b) l’islamophobie est une réaction parfaitement rationnelle face au danger que le jihadisme islamiste fait peser sur la civilisation occidentale (cf. Lean 2012). Il y a donc une multitude de mauvaises raisons de critiquer le concept d’islamophobie et, inversement, de très bonnes raisons d’en défendre l’utilisation face à ceux qui nient l’existence même de discriminations et de dénigrements des musulmans et de l’Islam. En effet, les universitaires explorant le champ des études sur l’islamophobie ont produit, et continuent à produire, une masse extrêmement importante de savoirs, dont la pertinence ne se réduit pas au débat académique mais remplit au contraire une fonction cruciale dans la réfutation empiriquement étayée de tels arguments politiques.

Nous affirmons cependant que l’institutionnalisation du concept d’islamophobie pose un certain nombre de problèmes que les chercheurs et militants critiques et anti-racistes ne devraient pas éluder. La nécessité stratégique de combattre le discours anti-musulmans de ceux qui nient l’existence de l’islamophobie n’est pas un motif suffisant. Si nous prenons l’observation de Brian Klug au sérieux (comme nous le devrions), i.e si le terme « islamophobie » fonctionne effectivement comme un « principe structurant pour la recherche et le monde universitaire », alors la décision d’adopter et d’utiliser ce terme ne saurait être réduite à une simple question de commodité et de convention. Nous soutenons, au contraire, que l’insistance sur l’utilisation du terme «d’islamophobie » a eu, et a toujours, des répercussions sur la manière dont l’on conçoit la recherche et dont l’on mène – ou esquive – les débats. La première question qui guide notre travail est par conséquent la suivante : comment le terme « d’islamophobie » opère-t-il dans les études contemporaines sur ce sujet ?

Dès ses premiers usages universitaires, le terme d’islamophobie a bien sûr fait l’objet de critiques. Trois objections majeures méritent d’être brièvement mentionnées.

Une critique particulièrement influente fut formulée par Fred Halliday dès 1999, lorsqu’il affirma que dans la situation d’alors, ce n’était pas – ou plus – « l’Islam » comme religion qui était la cible de préjugés, mais bien « les musulmans en tant que peuple » (Halliday 1999, 898). Le terme d’islamophobie suggérerait une continuité historique avec les discours pré-modernes de rivalités inter-croyances, alors que nous sommes en réalité confrontés à un phénomène bien plus contemporain et contingent (Halliday 1999, 895). Le terme d’islamophobie induirait donc en erreur et devrait être remplacé par celui d’ « hostilité anti-musulmans » (anti-Muslimism) (Halliday 1999). Cet argument fut récemment mobilisé en Allemagne, où, pour des raisons similaires, la « Deutsche Islam Konferenz », un organisme d’État initié par le ministère fédéral de l’intérieur, rejeta le terme «d’islamophobie » en faveur du néologisme « Muslimfeindlichkeit » (« hostilité envers les Musulmans ») (Deutsche Islam Konferenz 2011 ; cf. Shooman 2011a).

Un second type de critiques se concentra plutôt sur le terme « phobie ». Celui-ci reviendrait à pathologiser et individualiser un phénomène politique et social (Rattansi 2007, 108). L’utilisation du terme « islamophobie » impliquerait ainsi que l’hostilité envers l’Islam et les musulmans constituerait une sorte de maladie mentale qui pourrait – de manière individuelle – être traitée ou soignée. En effet, certaines approches dans le champ des études sur l’islamophobie conceptualisent littéralement l’islamophobie comme « caractérisée par la peur » (Lee et al. 2009, 94 ; Lee et al. 2013 ; cf. Abbas 2004, 29 ; Lean 2012, 13 ; Sokolowsky 2009). Là encore, ce type de critique a été repris dans les débats germanophones, venant à la fois d’auteurs préférant utiliser le terme « Islamfeindlichkeit » (« hostilité contre l’Islam ») (Bühl 2010, 287ff. ; Bielefeldt 2010, 188) et par ceux définissant ce phénomène comme du racisme anti-Musulmans (Attia 2007, 22 ; Eickhof 2010, 42 ; Klammer 2013, 22).

Enfin, et sans surprise, la définition la plus influente de l’islamophobie, développée en 1997 dans le rapport Runnymede, suscita examens et critiques particulièrement scrupuleux. Dans la plupart des cas, ces critiques se concentrent sur les concepts de vision « ouverte » et « fermée » de l’Islam qui soutiennent la définition de l’islamophobie qui y est proposée. La discussion la plus approfondie du « modèle Runnymede » se trouve dans le livre de Chris Allen Islamophobia. Le problème, selon lui, est que qualifier d’islamophobe les « visions fermées » de l’Islam, c’est suggérer qu’il en existe des visions « ouvertes » objectivement correctes sur lesquelles pourrait et devrait se fonder un discours rationnel sur l’Islam et les musulmans. Néanmoins, comme l’écrit Allen (Allen 2010, 79) :

Ce modèle et ses concepteurs (…) renforcent la construction d’un musulman essentialisé, et l’idée selon laquelle un tel fondement idéalisé serait nécessaire au combat contre l’islamophobie. Ceci fait écho à des critiques antérieures du concept d’islamophobie. Par exemple, Fred Halliday faisait valoir que ce concept était fondé sur :l’idée biaisée […] qu’il existerait quelque chose comme un Islam, contre lequel la phobie pourrait être dirigée (Halliday 1999, 898).

Même si l’on voit mal en quoi cet argument concernerait toutes les définitions existantes de l’islamophobie (Klug 2012, 674), il vise juste lorsqu’il est dirigé contre le modèle Runnymede et les définitions élaborées sur la base d’une distinction entre visions ouvertes et visions fermées de l’Islam qui lui sont liées (cf. Abbas 2004; Zuquete 2008).

II. « Deux choses totalement différentes » ?

 Ceci étant dit, nous voudrions nous concentrer sur un autre problème concernant la catégorie d’islamophobie. Selon nous le « paradigme de l’islamophobie » a engendré une distance problématique, et un manque de dialogue, entre les études sur l’islamophobie d’un côté et les études et théories critiques du racisme de l’autre. En insistant sur l’importance , en tant qu’objet de savoir déterminé, d’identifier et d’enquêter sur les pratiques discriminatoires dirigées contre les musulmans et l’Islam, diverses contributions procèdent à une distinction entre l’islamophobie et le racisme. Les deux phénomènes, sont ainsi traités comme « deux choses évidemment totalement différentes » (Allen 2010, 110). Ceci résulte selon nous de l’isolement auto-infligé des études sur l’islamophobie à l’égard des débats plus larges sur le racisme ; isolement qui mène à deux problèmes significatifs que nous aimerions à présent discuter.

Certaines définitions et conceptualisations de l’islamophobie ignorent, implicitement ou explicitement, les théories critiques marxistes, ou inspirées du marxisme, du racisme, et retombent en-deçà des intuitions qu’elles ont développé.

Lorsque l’islamophobie est traitée comme un exemple, ou un sous-ensemble, du racisme (culturel ou différentialiste), le défi qu’elle pose aux concepts et théories du racisme eux-mêmes est sérieusement sous-estimé.

Le premier problème peut être illustré par les travaux les plus récents de Nathan Lean et Deepa Kumar. Le livre de Lean Islamophobia Industry et Islamophobia and the Politics of Empire de Kumar figurent parmi les contributions récentes les plus largement discutées dans ce champ de recherche. Ils visent à porter le débat au-delà des cercles universitaires et sont écrits à des fins explicitement politiques, mettant en avant une position fermement anti-raciste (et dans le cas de Kumar : révolutionnaire-socialiste). En soulignant les faiblesses conceptuelles de leurs contributions, nous ne cherchons en aucun cas à en minimiser l’importance dans la discussion contemporaine. Cependant, eu égard au problème soulevé, deux points points méritent d’être examinés.

Dans sa description de la production du discours anti-musulmans de droite, Lean réduit largement l’islamophobie à un instrument consciemment déployé et forgé par l’élite en vue de renforcer son pouvoir politique. Kumar présente elle aussi l’islamophobie comme la forme la plus récente de construction d’un ennemi principal de l’Occident, et les islamophobes de droite comme de « nouveaux McCarthistes » producteur d’une « peur verte » [green scare par analogie avec le terme red scare, le communisme érigé en panique moral pendant les années du McCarthisme NDLR] (Kumar 2012, 175ff.). Elle affirme également que l’islamophobie a été :

consciemment construite et déployée par l’élite au pouvoir à des moments bien particuliers (Kumar 2012, 3)

Et là encore comme Lean, elle retrace la manière dont un réseau de néoconservateurs belliqueux (Neocon-hawks) ont crée, avec la droite pro-israélienne, des chrétiens conservateurs et « d’anciens Musulmans » une atmosphère d’hystérie autour de la « menace islamique » dans le cadre de la stratégie géopolitique post-guerre froide des néoconservateurs (Kumar 2012, 113ff.). Comment l’islamophobie est-elle définie, ou utilisée, dans ces travaux ? On ne trouve pas, dans l’ouvrage de Lean, de définition explicite. Les quelques références théoriques et conceptuelles sont empruntées au paradigme psychologique du racisme comme préjugé et stéréotype qui remonte au positivisme de Fordon Allport élaboré dans les années 1950 (Lean 2012, 82f.). Mais dans le même temps, Lean affirme clairement qu’il voit l’islamophobie comme un phénomène spécifique, bien que recoupant des formes variées de racisme ou de ce qu’il appelle xénophobie. Dès le début de son livre, Kumar introduit quant à elle le concept d’Islamophobie pour désigner toute forme de « peur » (et de haine) face à la « menace musulmane » (Kumar 2012, 3). Elle utilise, de manière quelque peu agaçante, les termes d’ « islamophobie », de « préjugé anti-musulman » et de « racisme anti-musulman » comme des synonymes. Contrairement à Lean, elle se réfère explicitement à l’islamophobie comme à une forme de « racisme culturel contre les Musulmans » – hélas, elle ne revient jamais sur les questions théoriques et conceptuelles qu’implique une telle définition.

Lean et Kumar partagent une perspective totalement agentive et intentionnaliste sur le phénomène. En ce sens, il abordent l’islamophobie comme quelque chose que des agents (relativement puissants) font (construisent, produisent, génèrent) en vue d’atteindre un certain objectif en accord avec leurs intérêts politico-économiques. Cette conception évoque les premières conceptions marxistes du racisme comme instrument au service des classes dominantes afin de diviser les classes subalternes. De fait, Kumar utilise elle-même l’expression « instrument au service de l’élite » pour décrire sa compréhension de l’islamophobie (Kumar 2012, 7).

C’est justement cette vision instrumentaliste qui fut critiquée et dépassée par ceux qui contribuèrent au développement de la théorie critique du racisme dans les années 1980 et au début des années 1990 en Grande-Bretagne et en France. Malgré certaines différences d’accentuations, Robert Miles, Stuart Hall, Étienne Balibar, Colette Guillaumin et d’autres ont tous soutenu qu’il était nécessaire d’aller au-delà des conceptions fonctionnalistes et instrumentalistes du racisme. De manière significative, ils tentèrent d’intégrer le phénomène du racisme – ou plutôt différents types de racismes historiquement spécifiques – dans une théorie plus large de l’idéologie et de l’hégémonie, se fondant largement sur les travaux d’Antonio Gramsci et de Louis Althusser. Ils cherchaient ainsi à intégrer conceptuellement les aspects structurels et discursifs du racisme, c’est-à-dire à théoriser la manière dont les stéréotypes, les images et les métaphores racistes – la totalité du racisme en tant qu’idéologie au sens fort – sont reproduits socialement et institutionnalisés comme faisant partie de la superstructure d’une formation sociale ; ils s’attachaient également à déterminer la manière dont cette superstructure est rétroactivement liée à des pratiques d’exclusion et à comprendre la façon dont le racisme, entendu non comme un instrument mais un rapport social, produit des identités racialisées. S’appuyant sur la théorie althusserienne de l’idéologie, Stuart Hall et ses collègues du Birmingham CCCS soutinrent théoriquement et démontrèrent empiriquement que le racisme fonctionnait comme un système d’interpellations idéologiques produisant ce que Stuart Hall appelait dès 1980 des « modalités [racialisées] à travers lesquelles la classe est vécue » (Hall 1980, 55).

Malheureusement, ces discussions sont largement absentes de la plupart des contributions récentes sur l’islamophobie. Alors même que l’islamophobie est parfois décrite comme une idéologie, elle n’est pas proprement analysée en tant qu’idéologie, ce qui impliquerait de montrer comment les idées de la classe dominante deviennent effectivement les idées dominantes dans le contexte politique et culturel actuel. Si une telle entreprise irait bien au-delà des objectifs du livre de Lean, une marxiste comme Kumar – qui contribue fréquemment à l’International Socialist Review et à la Monthly Review – aurait en revanche dû aborder ce point. Après tout, dans une perspective marxiste, que la classe dirigeante ait recours à diverses formes de racisme pour asseoir sa domination est moins surprenant que l’emprise de cette forme particulière de racisme sur le « sens commun » des subalternes, admise par Kumar elle-même (Kumar 2012, 41f.). Décrire l’islamophobie comme un « instrument au service de l’élite » (Kumar 2012, 3) n’est pas d’une grande aide dans ce contexte.

Le second problème concerne les contributions dans lesquelles l’islamophobie est interprétée comme une variante du racisme, et plus concrètement comme la forme la plus récente et la plus virulente d’un nouveau racisme culturalisé. Ceci inclut, encore une fois, le travail de Deepa Kumar, mais également, par exemple, celui de Liz Fekete et de l’Institute of Race Relations (IRR) en Grande-Bretagne, ainsi que d’importantes contributions au débat germanophone, comme celle proposées par Iman Attia ou Yasemin Shooman. Ici, le problème est que le phénomène du racisme anti-musulmans est bien trop rapidement intégré au cadre conceptuel d’un nouveau racisme différentialiste ou culturel développé dans les années 1980 et au début des années 1990 dans un contexte bien différent de la situation actuelle. Là encore, deux défauts distincts quoique reliés sont à examiner.

Il importe tout d’abord de noter que ces débats sur l’émergence de nouvelles formes de racisme en Europe – qu’on les nomme « nouveau racisme » (Barker 1982), « néo-racisme » (Balibar 1991), « racisme différentialiste » (Taguieff 201), racisme culturel (Hall 2000, 11) ou xéno-racisme (A. Sivanandan, in : Fekete 2009, 20) – ont fait leur apparition dans le contexte historiquement spécifique des nouveaux schémas migratoires de l’ère postcoloniale (Balibar 1991, 21 ; Hall 2000, 12). Ces nouvelles formes de racisme étaient alors dirigées contre les catégories de migrants ou « d’étrangers » qui n’étaient pas principalement marqués par la « race ». Cet « ancien nouveau racisme » (old new racism) des années 1980 et 1990 fut essentiellement analysé comme un élément des stratégies modernisatrices de la droite – du néoconservatisme thatchérien à la nouvelle droite populiste. Ces théories fournissent quelques aperçus cruciaux pour l’étude des formes contemporaines de racisme – en premier lieu, le rappel fait Etienne Balibar que « la culture peut également fonctionner comme une nature, et [qu'] elle peut en particulier fonctionner comme une manière d’enfermer a priori des individus et des groupes dans une généalogie, une détermination originellement immuable et intangible » (Balibar 1991). Toutefois, aborder l’islamophobie comme l’exemple le plus récent d’un racisme culturel, c’est passer à côté de certains aspects extrêmement importants. Le recours aux valeurs des Lumières, la cooptation d’une partie des mouvements féministes et queer, et la manière dont il est partiellement décrit comme une « critique progressiste de la religion », rendent le racisme anti-musulmans irréductible à une stratégie de modernisation droitière. L’islamophobie devrait plutôt être comprise comme une forme de racisme libéral (Encke 2010) ou « post-libéral » (Pieper et al. 2011) soutenant une large alliance inter-classe fondée sur des mécanismes d’exclusion spécifiques. Nous y reviendrons dans les troisième et quatrième sections de cet article.

Par ailleurs, la description de l’islamophobie comme un « racisme culturel » implique souvent une sorte de périodisation historique, localisant l’émergence de cette forme spécifique de racisme dans une séquence temporelle particulière. Elle repose sur un récit de transition allant d’un vieux racisme proprement biologique, socialement discrédité après l’Holocauste et la décolonisation, à un racisme qui substitue la culture à l’ancienne catégorie de « race ». Cependant, le phénomène du racisme anti-Musulmans contemporain va au-delà de cette périodisation et interroge la séquence historique du « d’abord biologique – puis culturel » qu’implique ce type d’argument. Ce qui caractérise le racisme anti-Musulman, c’est la manière dont la quantité prodigieuse de métaphores, de stéréotypes et d’images hérités de la longue histoire de l’orientalisme est réarticulée et politisée, offrant ainsi un cadre idéologique à l’intérieur duquel les sujets contemporains peuvent donner sens à leur présent. Ils peuvent, en d’autres termes, traduire ces archives en modalités à travers lesquelles, pour paraphraser Stuart Hall, la classe et le genre sont expérimentés et vécus.

III. Les théories critiques d’analyse du racisme : la « race » en tant qu’effet du discours raciste.

Parler de racisme anti-Musulmans au lieu d’islamophobie n’est donc pas juste une question de lutte politique. Cela se réfère à la longue durée des racismes qui ont opéré dans l’histoire et qui opèrent encore aujourd’hui. Comme l’affirme Wulf D. Hund (2012), ils opèrent avec et sans le concept de « races », avant et après. Mais compte tenu que ce terme n’est pas largement accepté dans ce type de débats, nous devons clarifier les concepts que nous utilisons : ce n’est que lorsque nous aurons une image appropriée de ce que nous entendons par racisme que nous pourrons significativement nous pencher sur le problème du racisme anti-Musulmans, et en tirer des conclusions politiques et pratiques. Comme nous l’avons déjà indiqué, nous affirmons que les élaborations théoriques les plus importantes pour approfondir les recherches critiques sur le racisme autant que pour fonder théoriquement des politiques anti-racistes se trouvent dans les travaux d’auteurs comme Colette Guillaumin, Robert Miles, Stuart Hall ou encore Étienne Balibar.

Il devrait être clair que le concept de « race » n’est pas une catégorie scientifique. C’est pourquoi les recherches critiques sur le racisme posent que le racisme ne se réfère pas à la « race » en tant que fait naturel qui serait ensuite connecté à des valeurs négatives, mais qu’il faudrait plutôt saisir la « race » en tant qu’effet discursif et construction sociale (voir Guillaumin 1995 ; Hall 1994 ; Balibar 1991). Il s’en suit que le racisme ne commence pas uniquement là où il y a : de profondes différences entre divers groupes de personnes (…) qui sont établies de manière absolue (…) et sont utilisées à des fins d’agitation, comme Immanuel Geiss le montre dans sa définition classique du racisme (Geiss 1988 : 20, cit. n. Hund 1999 : 16)

Au lieu de cela, la construction de « profondes différences » doit être elle-même identifiée comme un effet du discours raciste. La « race » est l’objet du discours raciste, en dehors duquel elle n’a aucun sens ; c’est une construction idéologique et non pas une catégorie empirique au sein de la société. En tant que telle, elle pointe une série de caractéristiques imaginaires en lien avec l’héritage génétique, par lesquels les positions de domination sociale et d’infériorité sont perpétuées et légitimées de facto, par la référence à la généalogie des différences au sein des espèces (Cohen 1990 : 97).

Frantz Fanon l’a noté de manière poignante en 1952 : « c’est le raciste qui produit l’inférieur » (cit. in Terkessidis 2004 : 96). Si la différence raciste est dès lors imaginaire et construite, cela ne la rend pas pour autant moins réel. En effet, c’est un principe structurant de la société qui a des effets matériels bien réels, qui est inscrit dans les pratiques sociales de la discrimination et qui se mêle à une compréhension de soi-même et du monde orientée vers l’action au moyen de la « connaissance culturelle». En fait, la « race » n’a rien de fictif, comme le remarque justement Colette Guillaumin (1995: 107) :

La race n’existe pas. Mais elle tue tout de même des personnes. 

C’est l’argument central des théories critiques du racisme. Comme le relève John Solomos, la « race » est « un produit et un effet du racisme et ne lui préexiste pas. » (Solomos 2002, 160). Deuxièmement, le racisme structure et régule les relations sociales de manière spécifique : en tant que discours idéologique, le racisme utilise des marqueurs symboliques afin de construire des différences entre les groupes sociaux (Hall 1980). Par conséquent, des caractéristiques spécifiques sont attribuées à ces groupes qui s’expriment principalement à travers des dispositions intellectuelles, émotionnelles, sexuelles, etc. Ce processus de production de la différence fut nommé « racialisation » par Robert Miles, bien qu’aujourd’hui on lui préfère le terme postcolonial d’« altérisation».

 En termes généraux, cela signifie que la construction raciste de la différence, les marqueurs spécifiques de la différence et les catégories, signifiants et attributions racistes varient toujours selon les contextes et l’histoire. Ils amalgament ainsi les éléments sociaux, culturels et les éléments « naturels ». Le point nodal ici est que cet argument sur le caractère construit de la race a une structure spécifique que nous devons expliciter : alors que le discours raciste clame qu’il peut déduire des caractéristiques culturelles de traits naturels, la légitimation de cet argument pointe en réalité exactement dans la direction opposée. Le racisme débute par l’affirmation de différences culturelles qui devraient être exprimées par des traits corporels/naturels/biologiques ou identifiables à travers ceux-ci.

Ce n’est pas la différence biologique qui est « culturalisée » mais bien, au contraire, la différence construite culturellement qui est « biologisée », c’est-à-dire inscrite dans les corps – dans la « nature » – des acteurs sociaux. Il s’en suit qu’il y a toujours un pan culturel dans chaque forme de racisme : historiquement, la construction de la différence raciste a toujours tourné autour de l’essentialisation de différences socio-culturelles qui exprimeraient soi-disant en elles-mêmes des caractéristiques biologiques, mais uniquement de manière instable. Cela nous amène à constater que bien que ces différences culturelles doivent de manière tendancielle être liées aux marqueurs corporels, les discriminations ne s’arrêtent pas lorsque cela n’est plus permis. Cela peut être illustré à travers de nombreux exemples historiques et contemporains dans lesquels des stratégies de visibilité artificielle sont nécessaires. Ainsi en va-t-il pour l’étoile jaune de l’antisémitisme. Dès lors, le point nodal du racisme n’est pas plus la notion de race elle-même que la notion de race comme construction sociale (racialisation), mais déploie diverses stratégies de légitimation pour lesquelles la « race » est l’une des options possibles.

Il résulte de ceci que nous pourrions nous demander ce qu’ont en commun les diverses formes d’expression racistes si l’on pense le racisme comme une relation sociale : la manière dont il opère dans une société basée sur les rapports de classes (au-delà d’une perspective fonctionnaliste). Une notion générale de racisme peut être dérivée de ses effets dans le processus de socialisation dans une société de classes. La socialisation désigne le processus d’inclusion et d’exclusion que le sociologue allemand Wulf D. Hund a appelé la « socialisation négative » (Hund 2006, 2010). Celle-ci a deux aspects : d’une part la délimitation (binaire) imaginaire entre NOUS (US) et EUX (THEM) à travers laquelle les divisions sociales sont résolues dans un ENSEMBLE (WE). D’autre part, cela se réfère aux pratiques d’exclusion et d’inclusion à un niveau matériel. C’est cela que nous pointons lorsque nous évoquons le discours idéologique où l’idéologie ne fonctionne pas pour déclarer une « fausse conscience » mais où elle opère au sens où la notion d’idéologie désigne ce qui produit la matérialité du discours de l’appareil, des institutions et des pratiques (répressives) d’État.

Ici, la question de l’intersectionnalité entre en jeu, puisque le racisme ne peut pas simplement être défini comme une fonction des formes de production capitalistes mais doit – dans le même temps – être analysé en tenant compte des spécificités historiques des sociétés capitalistes, de leurs modalités et formes d’articulations spécifiques : quelques unes des caractéristiques/principes structurels particuliers de ce mode de production : l’exploitation capitaliste, l’État-Nation moderne, les nouveaux mouvements migratoires, les systèmes de frontière, les biopolitiques, etc. – en résumé, les traits structurants de la modernité capitaliste et, plus concrètement, le contexte de la crise actuelle du capitalisme.

IV. Le racisme sans races, le racisme sans racistes.

 Bien que ces remarques restent très générales, à propos des théories critiques du racisme, elles n’en sont pas moins importantes compte tenu des manques et insuffisances analytiques et théoriques dans les débats sur le racisme anti-Musulman. Mais elles sont également importantes du fait des incertitudes et des hésitations politiques des mouvements antiracistes lorsqu’on en vient à traiter la question du racisme anti-Musulmans.

Nous avons déjà mentionné certains des traits distinctifs du racisme anti-Musulmans. Ceux-ci sont liés aux débats sur l’immigration, l’intégration et l’identité européenne dans laquelle les stratégies culturalistes de démarcations et de calculs concernant l’utilité économique des personnes sont engluées et dans lesquelles les discours racistes et les pratiques discriminatoires s’expriment souvent à travers la langue de l’émancipation et des Lumières. Il est important de rappeler que ce n’est pas seulement un problème de l’extrême-droite. Dans ces discours, les Musulmans servent souvent de code pour désigner « l’immigration non-voulue » et « le refus d’intégration ». Pour ces raisons, nous ne parlons pas seulement de racisme anti-Musulmans comme d’un racisme sans « races » mais également comme d’un racisme sans racistes.

Cela renvoie aux stratégies de défense des racistes eux-mêmes, qui bien-évidemment rejettent en bloc l’accusation de racisme. Écoutons plutôt Thilo Sarrazin :

Je ne suis pas raciste. Si vous avez bien lu mon livre, vous savez que j’affirme que le problème des immigrés musulmans avec l’intégration est en rapport avec leur origine culturelle islamique (Sarrazin 2010).

Necla Kelek une célèbre « ex-musulmanne » allemande a employé le même registre dans sa défense de Sarrazin :

« Sarrazin ne peut pas être raciste », affirme-t-elle, « car l’Islam n’est pas une race, mais une culture et une religion. » (cit. in Shooman 2011b : 59).

Ces prétextes simplistes clarifient certaines choses à travers l’affirmation explicite que l’Islam n’est pas une « race » – tout comme il n’y a pas d’autres « races ». Ce sont des constructions sociales, comme nous l’avons montré plus haut. Ce qui est le plus important cependant, c’est l’idée que le racisme ne peut pas être réduit à la construction de « races ». Comme nous l’avons montré, le noyau de l’idéologie raciste repose sur la naturalisation d’inégalités sociales, qui s’organisent principalement autour des imaginaires de la différence culturelle. Ainsi, nous pouvons identifier l’explication de Sarrazin du « problème que les immigrés ont avec l’intégration » qui résulterait de leur « origine culturelle islamique » comme une stratégie discursive raciste, dans laquelle une conception essentialiste de la culture sert à dresser une barrière entre nous et eux.

Mais est-ce vraiment aussi simple ? Hélas non, car même certaines recherches critiques actuelles sur le racisme tergiversent encore sur le fait de considérer le racisme anti-Musulmans comme du racisme. Ainsi Ali Rattansi, dans son texte introductif au « racisme » écrit :

Étant donné que les Musulmans recoupent tous types de couleurs de peau, d’ethnicité et de nationalités, il est difficile d’affirmer de manière simpliste que même si l’Islamophobie existe, elle soit une forme de racisme. (Rattansi 2007 : 109)

Robert Miles et Malcom Brown le pense également en termes obscurs et confus :

Lorsque les Musulmans deviennent un groupe racialisé, un amalgame de nationalité (« Arabe » ou « Pakistanais » par exemple), de religion (Islam) et de politiques (extrémisme, fondamentalisme, terrorisme) est fréquemment produit dans les discours orientalistes, Islamophobes et racistes. (…) Cependant, comme d’autres religions des Autres, le caractère prétendument distinct des Musulmans n’est pas vu comme biologique ou somatique, ainsi l’Islamophobie ne doit pas être regardée comme une instance du racisme. Quoiqu’il en soit, cela interagit tout de même avec le racisme, et (…) il y a ainsi eu une quasi-racialisation anachronique des Musulmans (comme « Sarrasin », « Turcs » ou « Maure ») au Moyen Âge. (Miles ; Brown 2003 : 164).

Les impasses d’une conception du racisme exclusivement basée sur les formes de racismes prenant leurs sources dans la spécificité historique coloniale ou alors reliées à la couleur obscurcissent ici notre perspective. C’est pour cela que nous répétons encore les conclusions esquissées dans les considérations théoriques du racisme comme nous les avons développées plus haut, les reliant aux exemples concrets du racisme anti-Musulmans : le racisme anti-Musulmans fonctionne par essentialisation de la différence culturelle, c’est-à-dire par la construction de l’ Islam comme une culture statique, homogène et spécifiquement différente. Les Musulmans et les personnes considérées comme telles sont en quelque sorte dés-individualisées, réduites à leur prétendue appartenance à l’Islam. Toutes les autres caractéristiques sociales passent au second plan. L’incarnation de la différence peut d’une certaine manière être marquée comme « musulmane » à travers un habit ou un voile, ou un nom qui enclenchent tout un arsenal d’images ou d’associations que l’on projette sur les individus ou les groupes considérés comme musulmans (Shooman 2020 : 104).

C’est pour cela que les personnes affectées par le racisme anti-Musulman sont constamment sommés de prendre position face à tous les événements considérés comme reliés à l’« Islam ». Car c’est « leur culture » : « Chaque Musulman est rendu responsable pour les sourates auxquelles il ne croit même pas, pour le dogmatisme orthodoxe qu’il ne connaît pas, pour les terroristes violents qu’il rejette ou pour le régime brutal qui sévit dans un pays qu’il a lui-même fuit. » (Emcke 2010). L’injonction à constamment se déclarer en faveur de la démocratie ou des droits de l’Homme et de prendre ses distances avec les fondamentalismes prennent une dimension quasi-conspirationniste, particulièrement lorsque cette injonction est pleine de soupçons à l’égard de la supposée doctrine de la taqiyya, qui permettrait aux Musulmans de mentir aux non-Musulmans.

Ce processus d’altérisation, de construction de l’Islam et des Musulmans en tant qu’Autres, contribue comme par un jeu de miroir à la compréhension que le christianisme ou la « culture occidentale » séculaires ont d’elles-mêmes. Ces dernières se décrivent comme le lieu des Lumières, de la démocratie et de l’émancipation. C’est en ce sens que le racisme anti-Musulman sert à la fois à délimiter un en-dehors et à délimiter les effets de l’intégration par rapport à un en-dedans. Dans ce contexte, la « religion » représente la dimension essentialiste de la culture :

La lecture souvent sélective et littérale du livre saint des Musulmans, le Coran, entraîne des conclusions systématiques concernant le comportement social de cette communauté religieuse, clamant que leurs actions sont principalement déterminées par leur religion (Shooman 2010 : 108).

Les références à des citations du Coran sont ainsi mobilisées pour « expliquer » les traits et dispositions des « Musulmans » – indépendamment du rôle que joue effectivement la religion pour chaque individu et ce que l’identité musulmane peut signifier individuellement, subjectivement et contextuellement dans chaque cas et indépendamment du fait de savoir si les personnes concernées se définissent elles-mêmes comme musulmanes.

Le racisme anti-Musulmans ne concerne en rien la religiosité personnelle. En ce sens, l’affirmation selon laquelle le racisme n’entrerait pas en jeu puisque la religion est toujours un choix personnel (réversible) et non pas une attribution essentialiste, est fausse. Nasar Meer s’oppose à cette stratégie discursive qui différencie l’essentialisation raciste et la religiosité librement choisie en vue de délégitimer les discriminations envers les Musulmans en tant que Musulmans par l’argument que :

le terme « Musulman » est utilisé comme un moyen pour catégoriser certains agents et créer des formations et définitions sociales sur lesquelles ces mêmes agents n’ont pas de contrôle. (Meer 2008 : 68)

Meer se réfère notamment aux débats britanniques concernant la loi sur les rapports de race (race relations act) et au fait de savoir jusqu’à quel degré la protection contre les discriminations racistes qu’elle garantie peut s’appliquer aux Musulmans. L’argument central contre son application « était basé sur la dichotomie entre les identités raciales et religieuses : puisque l’ancienne était involontaire ou « naturelle », elle engendrait une certaine protection alors que la nouvelle est volontaire et délégitime donc la protection. » (ibid : 63). Les Musulmans sont ainsi collectivement isolés par des pratiques discursives de signification et des pratiques matérielles d’exclusion à cause de l’attribution d’une islamité (muslimness) présumée. C’est pourquoi Meer et d’autres parlent de « racialisation » de la religion et de la culture dans le racisme anti-Musulmans (voir eg. Meer ; Modood 2009 ; Rana 2007 ; Shooman 2011b).

Cette naturalisation de la culture et de la religion devient plus évidente dans le contexte de « guerre contre le terrorisme » et des pratiques de profilage racial qui en résultent, qui : perpétuent une logique exigeant une compétence spécifique pour savoir à quoi ressemble un Musulman grâce à des signes visuels ou physiques. Cela ne se base pas uniquement sur des marqueurs culturels superficiels comme la pratique religieuse, les habits, le langage ou l’identification. La notion de « race » joue un rôle dans le profilage des Musulmans (Rana 2007 : 149).

Nous avons cependant déjà montré que le concept de « racialisation » est problématique en cela qu’il explique les approches qui tentent d’expliquer les racismes contemporains basés sur la culture à travers l’analogie des racismes basées sur la race. La pertinence d’une notion du racisme plus large devient ici manifeste, elle identifie la spécificité des différentes stratégies racistes de légitimation et les catégories de légitimation. Le racisme anti-Musulmans demeure moins dans la racialisation que dans la culturalisation, la diabolisation, la barbarisation – donc dans l’actualisation de vieux modèles d’exclusion raciste qui sont en effet plus vieux que le concept de « race » lui-même. Il n’en demeure pas moins une forme de racisme, au motif de sa fonction « au sein du processus de sociabilisation spécifiquement classiste. » (Hund 2006). En des temps où les réseaux de solidarité institutionnelle sont démantelés, où l’expérience de la précarité se généralise et où la démocratie parlementaire s’érode, le racisme – et en particulier le racisme anti-Musulmans – représente un mode de stabilisation des rapports sociaux de domination, et une manière autoritaire de faire face à la crise. Il contribue, en effet, à « un détournement de l’attention sur d’autres questions sociales, transformant un ensemble de contradictions en un autre » (Müller-Uri 201 ; vgl. Elfferding 2000).

La démarcation de l’Autre musulman et la construction d’une « culture et de valeurs » communes offrent une opportunité d’identification et de construction d’un « nous » collectif même pour ceux qui font en général figure de « classe sociale subordonnée » dans la société ou sont victimes de la gestion politique de l’État en tant que « classes dangereuses ». Dans le même temps, cela permet un déplacement du désaveu social comme induit par le processus social de transformation en un terrain de « conflit culturel », évacuant ainsi les questions sociales du débat politique : la culturalisation des crises sociales à travers le racisme anti-Musulman entraine leur dépolitisation.

Ceci prend forme à travers la collusion d’intérêts de différentes classes en une alliance fragile : pour les classes subalternes, le racisme anti-Musulman offre une possibilité de transformer les expériences de la précarisation en « certitudes partagées sur la différence culturelle d’avec les Musulmans ». C’est ainsi « qu’ils ne sont pas uniquement certains qu’il s’agit d’eux, mais également que le système politique fonctionne en vue de défendre les biens sociaux auxquels ils ont droit » (Gruppe Soziale Kämpfe 2010). Un tel « capital symbolique raciste » se traduit en réalité en des avantages matériels bien réels – comme lorsque les « personnes qui ne sont pas d’origine immigrée » ont des traitements préférentiels dans leur recherche d’appartements ou d’emplois – alors que dans le même temps celui-ci autorise l’expansion des mesures étatiques de surveillance, de contrôle et de discipline via le consentement populaire, qui s’établit en référence au danger du « terrorisme islamiste ».

Pour les classes moyennes, le racisme anti-Musulman sert à sécuriser leur propre position en temps de crise.

L’exemple fréquemment mentionné selon lequel on se moque que la femme de ménage porte le foulard mais que cela devient un « problème » lorsque c’est le médecin, l’avocate, ou l’institutrice qui le porte, peut-être interprété comme un indice quant aux possibilités à l’accès social qui sont négociées ici. (Wagner 2010: 16).

Ainsi, le débat autour du voile et de l’émancipation des femmes peut également être mis en relation avec l’ascension d’une classe moyenne féminine aux dépens de la vague de travailleurs immigrés. Tant que les « immigrés » se cantonnaient au travail précaire dans les secteurs à bas salaire, il n’y avait pas de problème. Ce n’est que lorsque les « luttes de l’immigration » réclamaient le droit à une plus large participation à la société et accédaient à une possible ascension sociale que leur « concurrence » fut formulée en termes racistes. Ce racisme fut complété par les figures argumentatives du racisme et du mépris de classe du discours néolibéral sur l’utilité. Il est dirigé contre ceux qui devraient être exclus de « l’accès à l’aide publique » à cause de leur supposée non-productivité (chômeurs, bénéficiaires d’allocations, etc.).

Les politiques sociales et migratoires peuvent se ressaisir sur ces figures et les utiliser pour gérer la crise. Le discours raciste de classe sur « l’abandon » autorise la construction d’une « communauté de travailleurs » et déplace le discours vers « l’abus de l’aide publique », arguant que la « faiblesse sociale » serait responsable de la crise. Parallèlement à ceci, le racisme anti-immigré et anti-Musulmans permet à ces « sous-classes convenables » de s’intégrer par leur identité, par l’indexation culturelle des problèmes sociaux au « refus d’intégration » des « immigrés ». Ce double mouvement – la délimitation respectueuse vis-à-vis à la fois d’un « extérieur » et d’un « inférieur » – est un trait central du racisme dans la modernité capitaliste.

Ainsi, le champ discursif ouvert à travers ce lien avec les discours économiques de l’utilité et les débats culturels sur l’immigration et l’intégration permet aux stratégies des différentes fractions de la bourgeoisie et à la dialectique inclusion/exclusion de se configurer et de s’ajuster avec une grande flexibilité politique. Cela favorise la distinction entre « l’immigration non-désirée » et celle qui est « désirée » et le recrutement de travailleurs étrangers « hautement qualifiés » et « assimilables ». Dans le même temps, cela traduit les conflits sociaux en « conflits culturels » de « refus d’intégration et d’efforts » qui concerneraient parallèlement les sociétés migratoires. Aucune métropole européenne qui se respecte ne peut se passer d’un quartier « immigré » gentrifié et d’un marketing de la diversité.

La tendance générale semble être au renforcement des politiques d’intégration culturalistes, comme en témoigne le slogan « l’intégration par l’effort » (voir Friedrich 2011). Cela devient particulièrement manifeste à travers la figure de « l’immigré entrepreneur » qui sait comment mobiliser ses ressources humaines en lien avec le sujet néolibéral du « moi entrepreneur». Ainsi, le secrétaire d’État autrichien, Sebastien Kurz, déclarait :

L’intégration passe par l’effort. Ce n’est pas l’origine ou la religion d’une personne qui comptent, c’est son caractère et sa volonté à faire des efforts au travail et dans sa vie sociale et ainsi obtenir une certaine reconnaissance (Kurz 2011)

Ceci implique que : la situation sociale de certains immigrés (…) peut passer comme un échec individuel, alliant ainsi des comportements racistes à des interprétations plus classiques. Le postulat est le suivant : si tous les immigrés faisaient des efforts dans la même direction pour « faire de leur mieux », les problèmes disparaitraient. (Friedrich 2011 : 26) Ce diagnostic individualiste des problèmes est également associé à la culturalisation raciste par l’association de la réticence à réussir par une incapacité culturelle à réussir. Dans ce contexte, une signification particulière est accordée à la construction raciste de l’Autre musulman, renforcé par un marquage culturel de celui-ci comme traditionaliste, prémoderne et anti-individualiste et dans le même temps comme symbole de la non-adaptation et la non-sujétion à la marchandisation du « moi entrepreneur » (entrepreneurial self). La culturalisation de même que l’économisation des phénomènes sociaux se rejoignent dans la figure du « Musulman ». C’est en cela que le racisme anti-Musulmans devrait être analysé comme une dimension centrale de la structure hégémonique des sociétés occidentales, comportant des implications essentielles pour la contre-stratégie antiraciste.

Le défi central pour les mouvements antiracistes consiste à fédérer les luttes autour de l’exclusion raciste et des droits sociaux. De tels pactes et alliances n’apparaissent pas ex-nihilo, ils doivent être politiquement produits – ce qui entraine inévitablement des tensions, des frictions et des conflits, puisque les intérêts, les objectifs, les stratégies et les tactiques ne peuvent pas être déduits de certaines positions sociales « objectives » des concernés (en appeler à la classe ouvrière « en tant que telle », elle qui n’a « pas de patrie », peut difficilement nous aider ici). C’est ici que repose la difficulté, mais également la force de « l’antiracisme politique » – à l’opposé de « l’antiracisme moral » qui n’a plus lieu d’être à partir du moment où l’on accorde un espace à la polémique, à la mésentente, à l’indignation.

Il existe de fortes limites similaires aux stratégies antiracistes qui réduisent le racisme à des attitudes individuelle, des préjugés et des peurs et clament que l’on peut remédier à celles-ci par l’élévation de la conscience. De telles approches pourraient ainsi facilement faire appel à l’État en tant « qu’agent antiraciste ».

Reconnaître le danger d’une « islamisation des débats » est particulièrement important lorsque l’on parle du racisme anti-Musulmans. Ceux qui placent leur argumentation sur le terrain de l’exégèse coranique, pour répondre aux critiques de l’Islam en invoquant d’autres versets du Coran, sont d’emblée perdants. Comme Stuart Hall l’a remarqué, les stratégies qui tentent de remplacer les images négatives par d’autres plus positives échouent car elles « gardent les oppositions intactes » (Hall 2004 : 163). Ce qui est en jeu, ce ne sont pas de « fausses images qui doivent être remplacées par de meilleures, mais un ensemble de rapports hiérarchisants ; ce sont les rapports de pouvoir qui dépendent des intérêts racistes qui sont en jeu. » (Attia 1994 : 221).

Benjamin Opratko et Fanny Müller-Uri (traduit de l’anglais par Selim Nadi)

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