Il voudrait, venant d'un sociologue
islamisant, servir aux intellectuels des pays qui appartinrent au
domaine de la religion et de la civilisation musulmanes; il voudrait
les aider à comprendre leur destin. Non que j'aie la prétention
d'être, par la vertu de mon « européanité », supérieur aux
meilleurs d'entre eux en science ou en intelligence. Je ne revendique
aucun privilège de ce genre. Simplement, les circonstances ont fait
que j'ai été affranchi plus tôt de certains obstacles sociaux qui
pèsent sur la compréhension de leurs problèmes. J'ai eu la chance
d'avoir la voie libre à la connaissance démythifiée de leur passé
et j'ai essayé de me débarrasser des mythes qui empêchent de
comprendre leur présent. Il faut ajouter que je peux parler
librement et dire ce que souvent ils doivent taire. C'est une liberté
qu'il faut payer comme toutes les libertés, mais le prix, pour moi,
n'est pas trop élevé. Ils devraient, en général, la payer bien
plus cher.
Ce livre voudrait aussi servir au
public européen, et de la même façon. Je n'ai pas la mystique du
Tiers Monde si répandue dans la gauche actuelle et je ne me frappe
pas tous les jours la poitrine en me désespérant de n'être pas né
dans quelque Congo. Mais les problèmes du Tiers Monde sont capitaux,
mes études et mes préoccupations depuis plus de trente ans m'ont
informé particulièrement sur une zone importante du Tiers Monde qui
participe de ses problèmes généraux, mais qui a aussi ses
problèmes spécifiques. J'offre au lecteur ce que m'ont inspiré mes
connaissances et mes réflexions. Il en jugera et mettra cela à sa
place comme il l'imagine. Il n'est pas de clé qui aille à toutes
les serrures.
A quoi peut servir un avant-propos? A s'efforcer de présenter un livre globalement, à fournir des explications sur la façon dont l'auteur a abordé son sujet de façon à éviter, autant que possible, les malentendus. Le reproche le plus courant qu'on fait à un auteur (et même à un homme), c'est de n'avoir pas fait ce que jamais il n'a entendu faire.
Ce livre n'est ni un manuel d'histoire
économique du monde musulman, ni l'exposé vulgarisateur de ce que
pourrait être un tel manuel. Je déplore d'ailleurs l'absence d'un
manuel et d'un exposé de ce genre. Sur des points précis et
qui m'ont paru fondamentaux, j'ai résumé effectivement les données
dont dispose actuellement (à ma connaissance) la science historique.
Mais je n'ai nullement entendu traiter l'ensemble du sujet. Autrement
dit, il ne s'agit pas ici principalement de description (complète ou
incomplète) des faits dans leur diversité multiforme. Les
références que je fournis permettront, le cas échéant, à ceux
qui désirent se renseigner sur ces détails de se reporter aux
ouvrages et articles qui en traitent.
J'ai voulu écrire un ouvrage
théorique. Qu'est-ce que cela signifie ? Je pars des faits dégagés par la
recherche scientifique et dont j'ai essayé de me tenir informé
autant que possible en utilisant mes connaissances linguistiques et
la familiarité plus ou moins grande que j'ai acquise des techniques
de l'orientalisme, de l'histoire et de la sociologie. Mais j'ai
surtout essayé d'en tirer des conclusions sur le plan des problèmes
généraux. Plus précisément de certains problèmes généraux qui
m'ont paru particulièrement importants. Où peut se placer le monde
musulman (aux différentes phases de son histoire) dans la typologie
générale des systèmes de production et de redistribution des
biens? Les réponses qu'on peut donner à cette question, les
phénomènes observés peuvent-ils nous éclairer sur une évolution
éventuelle à l'intérieur de ces systèmes et d'un système à
l'autre ? sur les facteurs de cette évolution ou de ces évolutions
? sur les relations entre les faits économiques et les autres
aspects de la culture totale d'une société, tout spécialement les
aspects idéologiques, encore plus spécialement la religion ?
On peut situer à volonté ces grands
problèmes dans la philosophie de l'histoire ou dans la sociologie.
Cette question de nomenclature me paraît sans grand intérêt. Les
problèmes se posent. C'est l'essentiel.
Il est clair aussi que ces problèmes
ont un intérêt actuel, précisément parce qu'ils sont généraux.
Quitte à faire frémir les spécialistes, disons le mot, ils ont
un intérêt politique. Cela ne signifie pas que leur solution doive
dépendre d'une orientation ou d'une activité politiques, que celui
qui les pose doive nécessairement se faire le serviteur d'une telle
orientation. Ce fut un grand malheur pour l'activité scientifique
(on l'appelait alors philosophie) d'avoir été longtemps la servante
de la théologie. Le malheur ne serait pas moindre d'en faire
maintenant la servante de l'idéologie politique qui a succédé à
la théologie. Les essais dans ce sens (auxquels j'ai participé) ont
mal tourné pour la science et même pour la politique. Il est mutile
d'insister ici. Les faits sont suffisamment clairs.
Simplement une politique éclairée a
intérêt à tenir compte des conclusions auxquelles, sur ces
problèmes, les chercheurs peuvent parvenir. Elle a même intérêt à
ce que l'activité de ces chercheurs ait été aussi indépendante
qu'il est possible. Au-delà, toute idéologie socio-politique a
intérêt aussi à ne s'édifier qu'avec des matériaux solides. Les
dirigeants et les militants politiques, les citoyens qui cherchent à
s'orienter dans le dédale des faits et des idées prennent souvent
pour fondement de leurs options, de leurs idées, de leurs
orientations des notions déplorablement inexactes. C'est en bonne
partie inévitable. Mais, en bonne partie aussi, c'est dû à la
carence de ceux qui savent et qui pourraient mieux communiquer leur
savoir. Les spécialistes qui sourient ou grimacent devant les mythes
diffusés dans le public (sur les matières de leur domaine, car ils
sont public pour le reste) devraient avoir conscience qu'ils ne sont
pas toujours sans responsabilité dans ces engouements.
Je sais bien qu'on a souvent affaire à
des idées dont les sources affectives font la force et qui sont
inaccessibles à tout raisonnement, à toute expérience, à toute
information. Mais ce n'est jamais vrai qu'en partie et introduire un
peu de conscience lucide et informée dans un magma idéologique est
encore une tâche digne qu'on s'y attelle, pas si totalement
désespérée qu'on soit dispensé quand on le peut de
l'entreprendre.
Je sais bien aussi que l'éducateur a
grand besoin d'être éduqué, qu'il n'est jamais, autant qu'il le
croit, libre de présuppositions qui orientent ses déductions. Mais
là encore l'emprise n'est pas aussi totalitaire que le croient les
idéologues. Il est possible d'atteindre un certain degré
d'objectivité. Il est inexcusable, sous prétexte que l'objectivité
totale est un idéal inaccessible, de se soumettre de son plein gré
à un contrôle idéologique tout aussi total sur sa pensée. C'est
plonger délibérément dans le fleuve pour éviter d'être mouillé.
Ce livre est donc théorique. Il a été
conduit par là à être polémique. Les conclusions que j'ai
atteintes heurtent en effet des thèses extrêmement répandues. J'ai
fait mon possible pour que l'intransigeance sur le plan des concepts
ne m'entraîne à rien de blessant envers les hommes. Je n'y suis
peut-être pas toujours parvenu. La guerre a ses lois, même la
guerre des idées, et entraîne toujours un peu trop loin. Il est
difficile de polémiquer sans paraître mépriser. Je crois pourtant
trop au déterminisme qui pèse sur les pensées et les actions des
hommes pour être foncièrement méprisant. Faute de mieux, j'en
avertis mes contradicteurs et mes lecteurs.
Tout spécialement, j'ai attaqué des
mythes très courants dans le public musulman. Il est certain que
beaucoup, dans le monde musulman, m'accuseront pour cela
d'arrière-pensées venimeuses de type raciste ou colonialiste. Mes
prises de position politiques répondent, je pense, assez à ces
accusations. C'est la complaisance envers les idées reçues qui
cache mépris et calculs. Et je m'en suis tout autant pris à des
mythes très européens.
Vouloir associer (comme je l'ai voulu)
une connaissance précise des faits essentiels et une certaine
capacité de généralisation présente une difficulté fondamentale
dont le public n'a pas toujours conscience. Je ne sais si je m'en
suis tiré d'une façon relativement satisfaisante. Des livres de ce
genre se débattent dans des dilemmes difficiles à résoudre que les
spécialistes estiment souvent insurmontables. Ils se résignent
désespérément ou allégrement à n'écrire que pour un public
restreint, déjà suffisamment informé des problèmes de leur
domaine. J'ai essayé d'éviter les genres qu'à juste titre ils
déplorent de voir si répandus : la théorisation imprudente à
partir de données limitées à une trop petite partie du champ que
la théorie veut embrasser, la déduction tout aussi audacieuse de
jugements particuliers à partir de conceptions générales (valables
ou non il n'importe) sans égard aux faits réels, pour ne pas parler
de ce bavardage philosophico-littéraire gratuit que les mêmes
spécialistes dénoncent non moins justement et qu'ils voient si
souvent fleurir dans le genre bâtard de l'essai. Mais l'existence si
répandue de ces types de discours généraux n'implique pas, comme
ils le croient souvent ou paraissent le croire, que l'effort de
généralisation ne soit pas indispensable, qu'il soit toujours
prématuré, qu'il représente une pure perte de temps en vue de buts
inaccessibles par essence. Le grand public, les spécialistes des
autres domaines, les praticiens même de l'action sociale ont besoin
de synthèses, fussent-elles provisoires, comme il est impossible
qu'elles ne le soient pas. Si les connaisseurs ne leur en fournissent
pas, ils s'abreuveront à d'autres sources et les résultats en
seront déplorables. Ils le sont déjà assez. Et le progrès de la
science lui-même a besoin de ces tentatives de bilans réfléchis
des travaux en cours.
De leur côté, les amateurs de
généralisations ont leurs griefs souvent justifiés. Ils ont le
droit de demander que ceux qui se lancent dans ces tentatives
dangereuses aient au moins quelque lumière sur l'évolution des
idées générales, sur la manière d'aborder les problèmes à
laquelle la pensée moderne a abouti, sur les problématiques
majeures auxquelles il convient de se référer. La difficulté
capitale est justement de s'en être tenu au courant au moins dans
les grandes lignes sans perdre le contact avec les recherches
spéciales. C'est une difficulté pratique. Y échapper représente
une gageure que j'ai essayé de gagner en présumant peut-être trop
de mes talents et de ma capacité de travail. Tout ce que je puis
dire est que je m'y suis employé honnêtement et sans tricherie.
Enfin le public intéressé a droit à
ne pas se voir infliger un étalage d'érudition gratuite. Je n'ai
donc retenu dans mon exposé que les faits strictement nécessaires à
mes démonstrations. L'annotation (à laquelle on est libre de ne pas
se référer) veut simplement fournir à ceux qui seront heurtés par
mes assertions la possibilité de les vérifier et de les discuter
sur pièces et donner les moyens à ceux qui le désirent de se
renseigner sur tel ou tel point que je n'ai pu développer. Parfois
elle contient aussi de courtes discussions secondaires qui eussent
alourdi l'exposé.
Il reste une grande question sur
laquelle il convient, je pense, que je m'explique ici. Cet essai se
veut et se déclare d'orientation marxiste. Cela ne signifie pas,
comme le croiront beaucoup, que je soumette ma recherche à des
dogmes de validité douteuse et d'origine suspecte. Cela veut dire
seulement que j'ai essayé de penser les problèmes posés par mon
étude à la lumière d'hypothèses sociohistoriques très générales
qui me semblent orienter tout un champ d'étude dont l'exploration
scientifique est à son début et que je crois jusqu'à présent
confirmées par nos connaissances concrètes. Je n'avance à leur
appui aucun argument qui ne soit tiré des faits ou d'un raisonnement
du type habituel dans les recherches scientifiques et je suis prêt à
les abandonner si les faits ou le raisonnement scientifique m'en
démontrent l'inanité. Je nie au surplus qu'on puisse aller très
loin sur la voie de la généralisation sans grandes hypothèses de
ce genre. Ceux qui prétendent s'en passer aboutissent à une
accumulation inintelligible de faits ou, plus souvent, utilisent sans
s'en rendre compte des hypothèses différentes, beaucoup moins
solidement fondées à ce qu'il me semble, pour construire leurs
systèmes de catégories souvent fort raffinés.
Cela demande pourtant un peu plus de développements. En effet, les antimarxistes croiront de confiance
déceler dans ce livre des attitudes qu'ils dénoncent (parfois à
juste titre) et qui ne s'y trouvent pas. Les marxistes, marxisants,
demi-marxistes et pseudo-marxistes d'autre part, si abondants dans le
Tiers Monde et dans la gauche européenne, seront déçus de ne pas y
rencontrer des positions qu'ils ont l'habitude de croire inséparables
du concept même de marxisme.
Il y a vingt, cent, mille espèces de
marxisme. Marx a dit beaucoup de choses et il est facile de trouver
dans son œuvre comme dans la Bible de quoi justifier n'importe
quelle idée. « The devil himself can cite Scripture for his
purpose. » Je ne prétends pas imposer comme privilégiée la façon
dont je comprends l'orientation marxiste, ainsi que m'en accusait un
éminent auteur, et je n'ai aucun pouvoir pour excommunier qui que ce
soit, comme me le reprochait un autre, non moins éminent.
L'excommunié, c'est moi. Je ne veux que revendiquer le droit de
définir cette orientation qui est la mienne. Je proclame même que
Marx ne l'accepterait pas entièrement.
Mon marxisme n'est pas le marxisme
institutionnel. Celui-ci certes ne s'est « arrêté » (selon la
formule de Sartre) que dans un sens. D'importants travaux sont
poursuivis à sa lumière (ou à son ombre) dans les pays communistes
et même ailleurs, en France par exemple. On verra que j'en utilise
certains. Mais un ensemble de tabous empêche de toucher librement
aux grands problèmes (parfois même à certains petits) pour
lesquels la seule réponse admise est celle du dogme. Ou tout au
moins il y faut tant de précautions de forme et de fond que cela
entrave sérieusement l'essor de la pensée. Beaucoup d'esprits
puissants, en pays communiste, échappent intérieurement à ces
entraves par le remède de la double pensée, traditionnel dans les
sociétés où règne une idéologie d'Etat. Je n'ai pas vu la
nécessité, en France, de me soumettre à cette solution toujours
équivoque et entraînant, quoi qu'on dise, des conséquences plus ou
moins désastreuses sur le libre jeu des idées. L'avantage de voir
mon ouvrage exalté ou même seulement cité dans tel ou tel organe
ne m'a pas paru valoir le prix de cette capitulation.
Je comprends, je respecte souvent,
j'admire quelquefois mes anciens camarades qui ont estimé que le
dévouement à une cause, l'attachement à un milieu, la fidélité à
un engagement de jeunesse devaient primer la liberté d'expression de
leur pensée, sans toujours voir que les restrictions acceptées à
l'expression entraînaient souvent des entraves à son développement.
J'ai fini par juger que, dans mon cas personnel, l'enjeu ne méritait
pas le sacrifice.
Ce livre ne se rattache pas non plus à
ce que j'appellerais le marxisme pragmatiste, catégorie qui englobe
et dépasse le marxisme institutionnel. J'entends par là les
multiples types d'idéologie marxiste qui, se concentrant sur des
tâches d'action sociale diverses, mais toujours d'une importance
capitale à leurs yeux, leur subordonnent l'activité théorique et
intellectuelle en général. Non que je nie l'utilité de certaines
de ces tâches. Mais, si la petitesse des groupes qui incarnent ces
idéologies (en dehors des organisations communistes classées dans
la précédente catégorie) leur épargne souvent bien des
caractéristiques déplaisantes du marxisme institutionnel, en
particulier la massivité du dogmatisme, le fonctionnarisme des
cadres légiférant en matière intellectuelle, le déploiement d'une
politique de puissance répulsive aux esprits sincères et attirante
pour ceux qui respectent la force où qu'elle se trouve, ils n'en
abritent pas moins une forme infantile, fœtale peut-être, de ce
développement. Inévitablement, ils tendent à en reproduire les
caractéristiques. J'estime parfois leur effort et je ne désespère
pas de le servir sur des points limités, essayant de pratiquer moi
aussi un militantisme, un activisme radical. Je n'entends pourtant
pas adhérer aux utopies que sécrète presque fatalement cette
orientation, ni asservir ma recherche aux objectifs de ces groupes.
Le lien entre la vérité et la pratique est une question grave et
complexe à laquelle les marxistes ont répondu jusqu'ici un peu trop
légèrement à l'avantage de la pratique politique. Je n'ai pas la
prétention de résoudre ce problème en trois phrases. Je crois
avoir constaté simplement que la recherche de la vérité était
souvent entravée par un branchement trop direct sur l'action
politique, et cela chez les meilleurs. Que dire des pires ? En fin de
compte d'ailleurs, à longue échéance, même les politiques gagnent
à ce qu'une activité parallèle à la leur n'ait de souci que de
dégager le vrai. La vision exclusivement pragmatique et polémique
des choses engendre normalement les illusions, et les illusions
finissent par tuer.
Enfin, le marxisme dont je m'inspire
n'est pas le marxisme philosophique à la mode, surtout en France.
Qu'on m'entende bien. Je ne suis pas en principe positiviste. Je suis
persuadé de l'utilité, de la nécessité, du caractère fondamental
et inéluctable de la réflexion philosophique. Je ne suis pas
aveugle non plus devant les présuppositions philosophiques
implicites qui se dissimulent dans toute recherche, se voulût-elle
au maximum objective. Il est plus qu'évident, en particulier, que la
démarche scientifique de Marx a été orientée par ses options
philosophiques de départ. Cependant il reste qu'une zone très
importante du domaine de la connaissance peut et doit être explorée
en mettant provisoirement entre parenthèses ces présuppositions
philosophiques et d'après des méthodes qui peuvent recueillir
l'assentiment (de principe au moins) de tous les chercheurs, si
différents que puisse être leur orientation philosophique, au sein
d'une culture donnée. C'est le domaine de la science dans lequel un
esprit aussi philosophique que Sartre reconnaît que doit s'appliquer
l'orientation positiviste.
Or, quoi qu'en disent certains
marxistes, il existe une problématique propre aux sciences de
l'homme ou aux sciences sociales ou à la sociologie au sens le plus
large, quel que soit le nom qu'on attribue à ce domaine. C'est dans
celui-ci que Marx a établi certaines lois, fait certaines
découvertes, proposé certaines hypothèses qui sont (en droit)
indépendantes de son orientation philosophique et sur lesquelles des
esprits venus d'horizons philosophiques très divergents peuvent
s'entendre. C'est dans ce domaine qu'ici je me tiens. Il est néfaste
(et il me semble que l'expérience me donne raison) au philosophe,
fût-il marxiste, d'intervenir, comme il le fait souvent, dans cette
zone de recherches en dédaignant de s'informer des concepts, des
méthodes, de la problématique qui lui sont propres.
Déduire directement d'une thèse
philosophique générale, même justifiée, des conséquences
concernant des problèmes particuliers de sociologie ou d'histoire
sans passer par l'intermédiaire des lois ou constantes proprement
socio-historiques, sans prendre connaissance de la masse des données
empiriques ou des généralisations partielles accumulées par les
chercheurs, sans employer les méthodes spéciales qu'ils ont
élaborées, cela peut occasionnellement permettre des intuitions
fulgurantes et suggestives. Mais la plupart du temps, cela mène à
des « découvertes » banales, inconsistantes ou même ridicules. Je
pense à l'anecdote caricaturale qu'on m'a racontée en Pologne,
celle du grand philosophe occidental arrivant à Varsovie et
interrogeant avec curiosité un intellectuel indigène : « Vous êtes
dans un pays socialiste. Ressentez-vous encore l'aliénation ? »
S'il est bien des raisons d'admirer
Marx, je placerai au premier plan celle-ci. Philosophe d'origine, il
a compris qu'avant de proposer des thèses bien fondées sur
l'évolution sociale, il lui fallait consacrer une vie d'études à
la connaissance de l'économie politique, de l'histoire sociale et de
ce que nous appelons aujourd'hui la sociologie ou les sciences
humaines. Et il l'a fait.
Je ne crois pas à l'unité du «
marxisme ». Dans les idées marxistes, je distingue, entre autres,
une orientation philosophique, des thèses sociologiques, une
inspiration idéologique. Naturellement, il existe une certaine
liaison entre elles dans la pensée de Marx et même dans la nature
des choses. Mais elles sont méthodologiquement dissociables. Je
mettrai simplement ici entre parenthèses l'orientation
philosophique, tout en reconnaissant les difficultés qu'elle apporte
d'autre part à ma conception d'un activisme radical non utopique.
C'est tendre en effet, contrairement à Marx, à considérer un «
idéal » qui n'est pas forcément une exigence du réel.
Je m'appuie ici exclusivement (ou
presque) sur les grandes thèses sociologiques ou socio-historiques
dégagées par Marx, lesquelles me paraissent solidement établies et
admissibles par tous les esprits sur le plan scientifique. Ce n'est
pas là nier les obstacles idéologiques auxquels s'est heurtée leur
admission générale et auxquels elle se heurte encore. Il y a eu
aussi des obstacles idéologiques à l'admission de la loi de la
chute des corps. Mais il suffit de constater combien ces thèses sont
maintenant couramment admises dans le milieux les plus opposés à
l'idéologie et à la philosophie marxistes pour se rendre compte de
la force de leur assise scientifique. Il est vrai qu'elles sont
toujours combattues (mon livre montrera maint exemple de cette
contestation), non seulement chez les idéologues mais aussi chez les
savants. Pourtant ceux-ci du moins, même ceux qui les contestent le
plus sur le plan théorique, ont été forcés d'admettre une forte
dose de thèses marxistes dont ils ont parfois oublié l'origine. Les
savants normaux qui ne donnent pas dans la théorie travaillent
normalement sur la base d'idées générales, à l'origine lancées
par le marxisme et fortement contestées. Elles sont devenu le bien
commun de la science.
J'appelle idéologie marxiste
l'ensemble des valeurs mises au premier plan par Marx et par la
tradition marxiste, exaltées même par les marxistes qui les
foulaient aux pieds le plus cyniquement dans la pratique. En fait,
elles n'ont rien de spécifiquement marxistes. Ce sont les valeurs
universalistes déjà mises en avant par l'idéologie
libérale-humanitaire (suivant la terminologie de Mannheim) au XVIIIe
siècle. Elles tirent leur origine d'une longue tradition morale,
philosophique et en partie religieuse. J'y reste délibérément
fidèle. Cela devait-il être pris en considération dans un livre
qui se veut scientifique ? Oui, dans la mesure où il combat des
conceptions qui contestent des données scientifiques sous
l'impulsion d'idéologies opposées, dans l'intention de s'attaquer à
ces valeurs que le marxisme exalte. Il s'agit par exemple et surtout
de l'idéologie qui accorde la suprématie absolue aux valeurs
nationalitaires ou communautaires (quand il s'agit de communautés
religieuses).
C'est pourquoi il y a encore un sens à
se déclarer « marxiste » sur le plan des études
socio-historiques. Cela est contesté par de bons historiens et par
de bons sociologues qui pensent que tous les éléments valables des
thèses marxistes ont été incorporés dans la science en général.
C'est vrai dans une large mesure, on l'a déjà dit. Mais aussi, dans
de nombreux secteurs des sciences humaines plus favorables au
développement du bavardage philosophico-littéraire irresponsable,
dans le secteur des généralisations où les chercheurs mal équipés
s'appuient aisément sur de la mauvaise philosophie, ou, comme l'a
bien dit Engels déjà, voulant ne pas faire de philosophie, en
sécrètent automatiquement de la mauvaise, dans les secteurs enfin
en liaison directe avec les préoccupations des idéologies en lutte,
une orientation antiscientifique et par là même antimarxiste renaît
sans cesse. Tant qu'elle se fera sentir (et ce sera, je le crains,
pendant longtemps), il y aura un sens à se déclarer marxiste dans
ce domaine.
J'ai été aidé par beaucoup d'amis
avec qui j'ai discuté des problèmes ici soulevés. Je ne puis que
les remercier globalement. Ils sont trop nombreux pour que je les
énumère. Faire un choix parmi eux serait fausser les choses. Ils
savent bien que ma reconnaissance leur est acquise. De même à ceux
qui ont poussé et aidé à la réalisation matérielle de ce livre,
tout spécialement ma femme, ainsi que Jean Lacouture qui m'a, le
premier, suggéré de développer une vingtaine de lignes rédigées
sur ce sujet (intervention à un colloque) aux dimensions d'un
article, lequel est devenu un livre. J'en ai exposé la matière dans
un cours à la Faculté des lettres d'Alger en mars 1965, et les
discussions qui ont suivi m'ont aussi été fort utiles.
Je suis plus conscient que quiconque
des insuffisances de ce travail, si ambitieux par sa visée. Je sais
trop les lacunes de mon savoir pour avoir cette tranquillité
d'esprit que donne l'ignorance à tant d'auteurs de présomptueux «
essais s , Mon excuse est que des choses étaient à dire et que je
ne voyais personne les dire au public qu'elles intéressaient, à la
fois d'une façon accessible et sur la base d'une documentation assez
sûre et étendue. D'autres, je l'espère, feront mieux. Puissé-je
du moins, comme chantait le barde finnois, avoir tracé un « nouveau
sentier pour des chanteurs plus illustres, pour des gens plus riches
en chants, dans la jeunesse grandissante, dans la génération qui
monte ».
Maxime Rodinson
Voir également ceci, ceci et ceci.
Maxime Rodinson
Voir également ceci, ceci et ceci.
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