La singulière histoire de l'Europe

Les continents peuvent-ils avoir une histoire en tant que tels? Ne confondons pas politique, histoire et géographie, surtout devant ces surfaces dans les pages d'un atlas, qui ne sont pas des entités géographiques naturelles mais simplement des noms humains donnés à des parties des blocs continentaux. Il est clair depuis le début, c'est-à-dire depuis l'Antiquité, lorsque les continents de l'Ancien Monde furent baptisés pour la première fois, que ces noms devaient revêtir une signification autre que simplement géographique.

L'Asie

 Prenons l'Asie. Depuis 1980, si je ne me trompe, le recensement a permis aux habitants des États-unis de choisir de se décrire comme « Américain d'origine asiatique », sans doute par analogie avec « Américain d'origine africaine », le terme que les Noirs américains préfèrent actuellement pour se décrire. Un Américain d'origine asiatique est probablement un Américain né en Asie, ou descendant d'Asiatiques. Mais cela a-t-il un sens de classifier les immigrants venus de Turquie dans la même rubrique que ceux issus du Cambodge, de Corée, des Philippines ou du Pakistan, sans parler du territoire incontestablement asiatique d'Israël, bien que ses habitants n'aiment pas qu'on leur rappelle ce fait géographique? En pratique, ces groupes n'ont rien de commun. Si nous observons de plus près la catégorie « Asiatique », elle nous en apprend davantage sur nous-mêmes que sur les cartes. Elle éclaire par exemple les attitudes américaines, ou plus généralement « occidentales », vis-à-vis de ces parties de l'humanité originaires de régions autrefois connues sous le nom d'« Est » ou d'« Orient». Les observateurs occidentaux, et plus tard les conquérants, les gouvernants, les colonisateurs et les entrepreneurs cherchaient un dénominateur commun à des populations clairement incapables de leur tenir tête, mais qui appartenaient tout aussi clairement à des cultures établies, anciennes, et à des entités politiques dignes de respect, ou au moins d'une sérieuse considération selon les normes des XVIIIe et XIXe siècles. Selon les termes alors en vigueur, ce n'étaient ni des « sauvages », ni des « barbares», mais ils appartenaient à une catégorie différente, celle des « Orientaux »  dont les caractéristiques justifiaient leur infériorité vis-à-vis de l'Ouest. L'influent ouvrage du Palestinien Edward Said, « L'Orientalisme », a saisi à la perfection le ton typiquement arrogant des Européens à propos de l'« Orient », même s'il sous-estime la complexité des attitudes européennes dans ce domaine.

Le terme « asiatique » a d'autre part aujourd'hui un deuxième sens, plus restreint géographiquement. Lorsque Lee Kwan Yew de Singapour parle d'une « méthode asiatique» et d'un « modèle économique asiatique », thèmes allègrement repris par les experts en gestion et les idéologues occidentaux, nous ne nous intéressons pas à l'Asie comme un tout, mais aux conséquences économiques de l'héritage géographiquement localisé de Confucius. En bref, nous continuons le vieux débat lancé par Marx et développé par Max Weber, à propos de l'influence de religions et d'idéologies particulières sur le développement économique. Le protestantisme alimentait le moteur du capitalisme. Calvin est aujourd'hui démodé, au contraire de Confucius, à la fois parce que les vertus protestantes ne sont pas très repérables dans le capitalisme occidental, et parce que les triomphes économiques e l'Asie orientale se sont produits dans des pays marqués par l'héritage confucéen - Chine, Japon, Corée, Taïwan, Hong Kong, Singapour, Vietnam - ou ont été menés par une diaspora d'entrepreneurs chinois. Il se trouve aujourd'hui que les quartiers généraux de toutes les grandes croyances mondiales, christianisme mis à part, sont situés en Asie, y compris ce qui reste du communisme, mais les régions de culture non confucéenne du continent n'ont pas leur place dans la forme actuelle du débat weberien. Elles n'appartiennent pas à cette Asie.

Pas plus, bien sûr, que ce prolongement occidental de l'Asie connu sous le nom d'Europe. Géographiquement, comme chacun sait, elle n'a pas de frontière orientale, et ce continent existe donc exclusivement en tant que construction intellectuelle. Même les lignes de démarcation cartographiques des atlas de l'école traditionnelle (monts et fleuve Oural, mer Caspienne, Caucase, tellement plus faciles à se rappeler dans la mnémonique allemande que dans d'autres langages) sont fondées sur une décision politique. Quand Bronislaw Geremek nous a rappelé que lorsque V. Tatischev, au XVIIIe siècle, a désigné les monts Oural comme frontière entre Europe et Asie, il cherchait consciemment à en finir avec le stéréotype qui assignait l'État de Moscou et ses héritiers à l'Asie. « Cela demandait la décision d'un géographe et historien, et l'acceptation d'une convention. » Quel que soit bien sûr le rôle des monts Oural, la frontière originelle entre l'Europe (c'est-à-dire les Hellènes) et les peuples définis comme « barbares» par ces derniers traversait les steppes au nord de la mer Noire. La Russie méridionale faisait partie de l'Europe depuis bien plus longtemps que nombre de régions aujourd'hui automatiquement incluses dans l'Europe, mais dont les géographes discutaient la classification jusqu'à la fin du XIXe siècle, comme par exemple l'Islande et le Spitzberg.

Les Grecs de l'Antiquité 

Le fait que l'Europe soit une construction mentale ne signifie bien sûr pas qu'elle n'existait ou n'existe pas. Il y a toujours eu une Europe, depuis que les Grecs de l'Antiquité lui ont donné un nom. Mais c'est un concept changeant, divisible et flexible, bien qu'il ne soit peut-être pas aussi élastique que celui de « Mitteleuropa », exemple classique de programmes politiques faisant passer pour de la géographie. En dehors de la République tchèque et des zones voisines, aucune partie de l'Europe n'apparaît sur toutes les cartes d'Europe centrale; mais certaines d' elles s'étendent à tout le continent hormis la péninsule ibérique. L'élasticité du concept « Europe» n'est toutefois pas tant graphique - pour des raisons pratiques, tous les atlas acceptent la frontière de l'Oural - que politique et idéologique. Pendant la guerre froide, aux États-Unis, le domaine « histoire européenne » couvrait principalement l'Europe occidentale. Depuis 1989 s'est étendu à l'Europe centrale et orientale parce que la « géographie politique et économique de l'Europe se modifie ». Le concept originel de l'Europe reposait sur une double confrontation: la résistance militaire des Grecs à l'avancée d'un empire oriental lors des guerres médiques, et la rencontre de la « civilisation » grecque et des « barbares » scythes des steppes de Russie méridionale. À la lumière de l'histoire ultérieure, nous voyons cela comme un processus de confrontation et de différenciation, mais il serait tout aussi facile d'y voir symbiose et syncrétisme. Comme nous le rappelle Neal Ascherson dans son magnifique « Black Sea », après l'ouvrage de Rostovtzeff « Iranians and Greeks in Southern Russia », cela a engendré « des civilisations hétérogènes, très curieuses et intéressantes », dans cette région qui se trouve à l'intersection des influences asiatiques, grecques et occidentales, descendant le cours du Danube.

Il serait tout aussi logique de tenir pour syncrétique toute la civilisation méditerranéenne de l'Antiquité classique. Elle a après tout importé du Proche et du Moyen-Orient son écriture, comme elle le fera plus tard de son idéologie impériale et de sa religion d'État. La division actuelle entre Europe, Asie et Afrique ne signifiait en fait rien - au moins en rapport avec le présent - dans une région où les Grecs vivaient et prospéraient de la même manière sur les trois continents. (C'est seulement lors de notre siècle tragique qu'ils furent expulsés d'Égypte, d'Asie Mineure et de la région du Pont-Euxin.) Quelle signification cela pouvait-il avoir aux beaux jours de l'Empire romain encore divisé, heureusement tricontinental et prêt à assimiler tout ce qui lui semblait utile, d'où que cela provienne? Migrations et invasions venues des régions peuplées de barbares n'étaient pas chose nouvelle. Tous les empires se trouvant dans la région civilisée qui allait de l'Asie orientale à la Méditerranée y faisaient face. La chute de l'Empire romain a pourtant laissé la Méditerranée occidentale, et plus tard oriental sans aucun empire ou gouvernant capable de s'en charger. A partir de ce point, il devient possible pour nous de voir l'histoire de la région située entre le Caucase et Gibraltar comme un millénaire de lutte contre des conquérants venus de l'est, du du sud - d'Attila à Soliman le Magnifique, ou même jusqu’au second siège de Vienne en 1683.

Il n'est pas surprenant que l'idéologie qui se trouvait au centre de « l'idée européenne », de Napoléon à la Communauté européenne en passant par le mouvement paneuropéen des années 1920 et Goebbels - c'est-à-dire une conception de l'Europe qui excluait délibérément certaines parties du continent géographique – ait aimé se réclamer de Charlemagne. Celui-ci gouvernait la seule partie du continent européen qui, au moins depuis la montée de l'islam, n'avait pas été atteinte par les envahisseurs, et pouvait donc affirmer qu'elle était « l'avant-garde et le sauveur de l'Occident », pour citer les termes employés par le président autrichien Karl Renner en I946, lorsqu'il célébrait la prétendue « mission historique» de son pays. Charlemagne étant lui même un conquérant qui avait étendu ses frontières aux dépens des Sarrasins et des barbares venus de l'est, on pouvait même considérer, pour reprendre le jargon de la guerre froide, qu'il était passé de « l'endiguement » à la « conquête ».

Il est vrai qu'à cette époque, en dehors d'un cercle restreint d'ecclésiastiques dotés d'une éducation classique, personne ne pensait en termes d'« Europe », La première vraie contre-offensive de l'Occident contre les Sarrasins et les barbares ne fut pas conduite au nom du « regnum Europaeum » des panégyristes carolingiens, mais au nom du monde chrétien (romain): croisades au sud-est et au sud-ouest contre l'islam, au nord-est contre les païens de la Baltique. Même lorsque les Européens entreprirent leur réelle conquête de la planète au XVIe siècle, l'idéologie de la croisade mise en œuvre lors de la Reconquista espagnole était facilement reconnaissable dans celle des conquistadors du Nouveau Monde. Ce n'est qu'au XVIIe siècle que les Européens se sont reconnus en tant que continent plutôt qu'en tant que foi. À la fin du siècle, lorsqu'ils furent capables de défier la puissance des grands empires orientaux, la conversion des mécréants à la vraie foi ne pouvait plus rivaliser idéologiquement avec la comptabilité en partie double. La supériorité économique et militaire venait renforcer l'idée que les Européens étaient supérieurs à tous les autres, non pas en tant que porteurs d'une civilisation de la modernité, mais collectivement, en tant que type humain.

Pendant mille ans, l'« Europe » avait été sur la défensive. Puis elle conquit le monde pendant cinq cents ans. Ces deux observations montrent qu'il est impossible de séparer l'histoire de l'Europe de celle du monde. Tous devraient aujourd'hui accepter ce qui a longtemps été évident pour les historiens de l'économie, les archéologues et d'autres chercheurs intéressés par la structure passée de la vie quotidienne. L'idée même d'une histoire de l'Europe définie par les cartes n'est devenue possible qu'avec la montée de l'islam, qui a entraîné un divorce permanent entre les côtes septentrionales de la Méditerranée, et ses côtes méridionales et orientales. Quel historien de l'Antiquité classique insisterait-il pour écrire seulement l'histoire des provinces de l'Empire romain situées sur la rive nord de la Méditerranée, sinon par caprice ou par idéologie?

La civilisation occidentale

Il est pourtant moins dangereux de séparer l'Europe du reste du monde que d'exclure certaines parties du continent géographique au nom d'une conception idéologique de l'« Europe ». Le dernier demi-siècle devrait nous avoir appris que de telles redéfinitions du continent ne relèvent pas du domaine de l'histoire, mais de celui de la politique et de l'idéologie. C'était parfaitement clair jusqu'à la fin de la guerre froide. Après la Deuxième Guerre mondiale, pour les Américains, l'Europe était «la frontière orientale de ce que l'on appelait « la civilisation occidentale ». L'« Europe» s'arrêtait à la frontière de la région contrôlée par l'URSS, et était définie par le non-communisme, ou l'anticommunisme de ses dirigeants. Une tentative fut bien entendu faite pour donner un contenu positif à ces vestiges, par exemple en les décrivant comme la zone de démocratie et de liberté. Avant le milieu des années 1970, cela semblait peu vraisemblable, même pour la Communauté économique européenne, lorsque les régimes manifestement autoritaires du Sud de l'Europe disparurent -l'Espagne, le Portugal, les colonels grecs - et que la Grande-Bretagne, sans aucun doute démocratique, mais guère européenne, la rejoignit finalement. Il est aujourd'hui plus évident que jamais que les définitions programmatiques de l'Europe ne fonctionnent pas. L'URSS, dont l'existence soudait 1'« Europe », n'existe plus, et la variété des régimes entre Gibraltar et Vladivostok ne saurait dissimuler le fait qu'ils font tous sans exception allégeance à la démocratie et à l'économie de marché.

La recherche d'une « Europe » unique programmatique nous conduit ainsi à des débats sans fin sur les problèmes jusqu'à présent non résolus, et peut-être insolubles, de l'extension de l'Union européenne: comment transformer un continent qui tout au long de son histoire a été économiquement, politiquement et culturellement hétérogène, en une entité unique plus ou moins homogène? Il n'y a jamais eu une Europe unique. La différence ne peut pas être éliminée de notre histoire. Cela a toujours été le cas, même quand l'idéologie préférait habiller l'« Europe » de vêtements religieux plutôt que géographiques. Il est vrai que l'Europe était le continent spécifique de la chrétienté, au moins entre la montée de l'islam et la conquête du Nouveau Monde. Les derniers européens venaient à peine d'être convertis qu'il était devenu évident qu'au moins deux types de christianisme, guère fraternels, se faisaient face sur le territoire européen, et la Réforme du XVI e siècle en ajouta quelques autres. Pour certains (le plus souvent en Pologne et en Croatie), la frontière entre christianismes romain et orthodoxe est « aujourd'hui encore, l'un des fossés culturels permanents de la planète ». L'Irlande du Nord démontre encore que la vieille tradition de sanglantes guerres de religion intra-européennes n'est pas morte. Le christianisme est un élément indéracinable de l'histoire européenne, mais il n'a pas plus été une force d'unification pour notre continent que d'autres concepts encore plus typiquement européens, tels que la nation, et le socialisme. La tradition qui considère l'Europe non pas comme un continent mais comme un club où ne sont acceptés comme membres que des candidats certifiés convenables par le comité de ce club, est presque aussi ancienne que le nom «Europe ». L'endroit où celle-ci se termine dépend de la position où l'on se trouve. Comme chacun sait, pour Metternich, 1'« Asie » commençait à la sortie orientale de Vienne, une vision encore reprise à la fin du XIXe siècle dans une série d'articles publiés par le Reichspost de Vienne, dirigés contre les « barbares asiatiques » hongrois. Pour les habitants de Budapest, la frontière de la vraie Europe passait clairement entre Hongrois et Croates, pour le président Tudjman, elle passe tout aussi clairement entre Croates et Serbes. Il ne fait pas de doute que les fiers Roumains se considèrent comme d'indispensables Européens à l'esprit parisien, exilés parmi des Slaves attardés, même si Gregor von Rezzori, l'écrivain autrichien né en Bucovine, les a décrits dans ses ouvrages comme des « Maghrébins », c'est-à-dire des « Africains ».

La vraie distinction ne relève donc pas de la géographie, mais pas nécessairement non plus de l'idéologie. Elle délimite supériorité ressentie et infériorité imputée, telles qu'elles sont définies par ceux qui se considèrent « meilleurs », c'est-à-dire qui appartiennent habituellement à une classe intellectuelle, culturelle ou même biologique plus élevée que celle de leurs voisins. La distinction n'est pas nécessairement ethnique. En Europe comme ailleurs, la frontière la plus universellement reconnue entre civilisation et barbarie séparait les riches des pauvres, d'une part ceux qui avaient accès au luxe, à l'éducation et au monde extérieur, d'autre part le reste. La division de ce type la plus évidente traverse donc les sociétés, principalement entre villes et campagnes, plutôt qu'elle ne les sépare. Les paysans étaient sans l'ombre d'un doute européens - qui était plus indigène qu'eux? -, mais combien de fois les romantiques éduqués, les folkloristes et les adeptes des sciences sociales du XIXe siècle, même s'ils admiraient ou idéalisaient souvent leur système de valeurs archaïque, les ont-ils traités comme une « survivance» d'une étape antérieure, et donc plus primitive, de la culture, préservée par la grâce de leur retard et leur isolement? Ce ne sont pas les citadins mais les gens des campagnes qui avaient leur place dans les nouveaux musées ethnographiques que les gens éduqués ouvrirent dans différentes villes d'Europe orientale entre I888 et I905 (comme à Varsovie, Sarajevo, Helsinki, Prague, Lemberg/Lvov, Belgrade, Saint-Petersbourg et Cracovie).

La frontière passait néanmoins trop souvent entre peuples et États. Dans chaque pays d'Europe se trouvaient des gens qui regardaient d'un œil méprisant leurs voisins barbares, ou au moins à la traîne sur le plan technique ou intellectuel. La pente économico-culturelle habituelle de notre continent court vers l'est ou le sud-est depuis l'Île-de-France et la Champagne, ce qui facilite la classification comme « asiatiques» de voisins indésirables, en particulier les Russes. N'oublions toutefois pas la pente qui va du nord au sud, qui disait aux Espagnols qu'ils appartenaient «vraiment» à l'Afrique plus qu'à l'Europe, vision partagée par les habitants d'Italie du Nord, qui regardent avec mépris leurs concitoyens vivant au sud de Rome. Seuls les barbares nordiques, qui ravagèrent l'Europe aux Xe et XIe siècles, et n'avaient derrière eux que les glaces de l'Arctique, ne pouvaient être affectés à aucun autre continent. Ils se sont de toute façon transformés en riches et pacifiques Scandinaves, et. leur barbarie survit uniquement dans la mythologie assoiffée de sang de Wagner et du nationalisme allemand.

Les cimes de la civilisation européenne dont les pentes descendaient vers d'autres continents ne pouvaient pourtant pas être découvertes avant que l'Europe se soit globalement affranchie de la barbarie. Car même à la fin du XIVe siècle, des intellectuels venus d'une région de haute culture comme le grand Ibn Khaldun ne s'intéressaient guère à l'Europe chrétienne. « Dieu sait ce qui se passe là-bas », notait-il, deux siècles après Said ibn Akhmad, cadi de Tolède, qui était convaincu que l'on n'avait rien à apprendre des barbares venus du nord. Ils ressemblaient plus à des animaux qu'à des hommes", A cette époque, la pente culturelle courait à l'évidence en direction opposée.

Là se trouve précisément le paradoxe de l'histoire de l'Europe. Ce sont ces revirements ou ces interruptions historiques qui constituent ses caractéristiques spécifiques. Au fil de sa longue histoire, la région de hautes cultures qui s'étendait de l'Asie orientale à l'Égypte n'a pas connu de rechutes durables dans la barbarie, en dépit de toutes les invasions, conquêtes et crises. Ibn Khaldun voyait l'histoire comme un duel éternel entre pasteurs nomades et civilisation sédentarisée - mais dans ce conflit, les nomades, bien que parfois victorieux, étaient les challengeurs, et non les vainqueurs. La Chine sous les Mongols et les Mandchous, la Perse envahie par tous les conquérants venus d'Asie centrale, sont restées dans leurs régions des phares de haute culture. Il en va de même de l'Égypte et de la Mésopotamie, que ce soit sous les pharaons, les Babyloniens, les Grecs, les Romains, les Arabes ou les Turcs. Envahis pendant mille ans par les peuples venus de la steppe et du désert, tous les grands empires de l'ancien monde ont survécu, à une exception près. Seul l'Empire romain a été détruit de façon permanente.

Sans un tel effondrement de la continuité culturelle, qui a été ressenti jusqu'au modeste niveau du jardinage et de la culture des fleurs, une Renaissance - c'est-à-dire une tentative de retour, après mille ans, à un héritage culturel et technique oublié, mais prétendument supérieur - n'aurait été ni nécessaire ni concevable. Qui, en Chine, avait besoin de revenir aux classiques que chaque candidat devait mémoriser pour les examens d'État, tenus chaque année sans interruption depuis une époque bien antérieure à l'ère chrétienne? La conviction erronée des philosophes occidentaux, Marx inclus, selon laquelle une dynamique de développement historique pouvait être constatée uniquement en Europe, mais pas en Asie ou en Afrique, est due au moins en partie à cette différence entre la continuité des autres cultures urbaines avancées, et la discontinuité de l'histoire de l'Occident.

Mais en partie seulement. Car depuis la fin du XVe siècle, l'histoire du monde est incontestablement devenue eurocentrique, et l'est demeurée jusqu'au XXe siècle. Tout ce qui distingue le monde actuel de celui des Ming ou des empereurs moghols est venu d'Europe - que ce soit dans le domaine de la science ou de la technologie, de l'économie, de l'idéologie et de la politique, ou bien dans les institutions et les pratiques de la vie publique et privée. Même le concept de « monde» en tant que système de communications humaines englobant la planète entière ne pouvait pas exister avant la conquête européenne des Amériques, et l'émergence d'une économie capitaliste mondiale. C'est ce qui détermine la situation de l'Europe dans l'histoire du monde, ce qui définit les problèmes de l'histoire européenne, et ce qui rend en fait nécessaire une histoire spécifique de l'Europe.

Mais c'est aussi ce; qui rend si particulière l'histoire de l'Europe. Son sujet n'est pas un espace géographique ou un collectif humain, mais un processus. Si l'Europe ne s'était pas transformée et n'avait de ce fait transformé le monde, il n'existerait rien qui ressemble à une histoire unique, cohérente de l'Europe, car 1'« Europe» n'aurait pas existé davantage que 1'« Asie du Sud-Est » n'existait en tant que concept et qu'histoire (au moins avant l'ère des empires européens). Une « Europe» consciente d'elle-même en tant que telle, et coïncidant plus ou moins avec le continent géographique, n'émerge d'ailleurs qu'à l'époque moderne. Elle ne pouvait se faire jour que lorsque l'Europe ne pouvait plus être définie défensivement comme la « chrétienté» contre les Turcs, et inversement, lorsque les conflits religieux entre les fois chrétiennes ont reculé devant la laïcisation de la politique de l'État et la culture de la science moderne et du savoir. C'est de là, à partir d'un certain point du XVIIe siècle,que la nouvelle Europe, consciente d'elle-même, apparaît sous trois formes.

Les trois formes de la nouvelle Europe 

Tout d'abord, elle a émergé comme un système international d'États, au sein duquel les politiques étrangères des uns et des autres étaient censées être déterminées par des « intérêts » permanents, définis par la « raison d'État », qui gardait ses distances avec les croyances religieuses. Au cours du XVIIIe siècle, l'Europe a acquis sa définition cartographique moderne, tandis que le système prenait la forme d'une oligarchie de fait dans ce que l'on devait appeler plus tard les « puissances », dont la Russie faisait partie intégrante. L'Europe était définie par les relations entre les « grandes puissances» qui, jusqu'au XXe siècle, étaient exclusivement européennes. Mais ce système d'États a cessé d'exister.


Ensuite, 1'« Europe» était constituée d'une communauté désormais possible de lettrés ou d'intellectuels engagés, au-delà des frontières géographiques, des langues, des croyances personnelles, des loyautés ou des obligations envers leur État, dans la construction d'un édifice collectif, ce moderne Wissenschaft .qui englobe toute la gamme des activités intellectuelles, de la science et de l'érudition. La « science », dans ce sens, a vu le jour dans la zone de culture européenne, et jusqu'au début de notre siècle, est demeurée pratiquement confinée à la zone géographique située entre Kazan et Dublin - avec des vides dans les parties sud-est et sud-ouest du continent. Ce qui est devenu le « village planétaire» dans lequel nous vivons aujourd'hui, ou dans lequel nous passons au moins une partie de nos vies, était alors le « village européen ». Mais le village planétaire a maintenant avalé le village européen.

Enfin 1'« Europe», en particulier au cours du XIXe siècle, a émergé comme un modèle largement urbain d'éducation, de culture et d'idéologie, même si dès le début, le modèle semblait exportable aux communautés de colons européens d'outremer. N'importe quelle carte du monde des universités, des opéras, des musées et des bibliothèques accessibles au public existant au XIXe siècle prouvera rapidement ce point. Une carte montrant la distribution au XIXe siècle des idéologies d'origine européenne jouera le même rôle.

La social-démocratie entant que mouvement politique et depuis la Première Guerre mondiale) soutien des États était et demeure presque entièrement européenne, comme l'était la deuxième Internationale (marxiste social-démocrate), à l'inverse du communisme marxiste de la troisième Internationale, postérieur à 19I7. Il est aujourd'hui encore difficile de trouver en dehors d'Europe le nationalisme du XIXe siècle, en particulier sous ses formes linguistiques, bien que des variantes à coloration principalement confessionnelle ou raciale aient malheureusement semblé pénétrer d'autres parties de l'Ancien Monde dans les dernières décennies. On peut faire remonter ces idées au siècle des Lumières. C'est là que l'on peut trouver l'héritage intellectuelle plus durable et spécifiquement européen.

Tout cela ne constitue pas les caractéristiques primaires, mais secondaires de l'histoire européenne. Il n'existe pas d'Europe historiquement homogène, et ceux qui la cherchent sont engagés sur une voie erronée. De quelque manière que nous définissions 1'« Europe »  sa diversité, la montée et la chute de ses composantes, leur coexistence, leur interaction dialectique, sont les fondements de son existence. Il est impossible sans cela de comprendre ou d'expliquer les développements qui ont conduit à la création et au contrôle du monde moderne par un processus qui est venu à maturité en Europe et nulle part ailleurs. Le fait de se demander comment l'Occident s'est séparé de l'Orient, comment et pourquoi le capitalisme et la société moderne se sont pleinement développés seulement en Europe, revient à poser les questions fondamentales de l'histoire européenne. Sans elles, l'histoire de ce continent par opposition au reste du monde serait inutile.

Mais ces questions nous ramènent dans le no man's land entre histoire et idéologie ou, plus précisément, entre histoire et parti pris culturel. Car les historiens doivent abandonner leur vieille habitude de chercher des facteurs spécifiques, existant seulement en Europe, qui ont rendu notre culture différente des autres, et donc supérieure - par exemple, la rationalité unique de la pensée européenne, la tradition chrétienne, tel ou tel point spécifique hérité de l'Antiquité classique, comme la loi romaine sur la propriété. Tout d'abord, nous ne sommes plus supérieurs, comme nous semblions l'être lorsque même les champions du monde d'échecs, ce jeu incontestablement oriental, étaient sans exception occidentaux. Ensuite, nous savons aujourd'hui qu'il n'y a rien de spécifiquement «européen» ou « occidental » dans le modus operandi qui, en Europe, a conduit au capitalisme, aux révolutions scientifiques et technologiques, etc. Nous savons enfin que nous devons éviter les tentations du post hoc, propter hoc. Lorsque le Japon était la seule société industrielle non occidentale, les historiens ont fouillé son histoire à la recherche de similitudes avec l'Europe - par exemple dans là. structure nippone du féodalisme - qui auraient pu expliquer le caractère unique du développement du Japon. Aujourd'hui qu'existent de nombreuses autres économies non occidentales couronnées de succès, l'insuffisance de telles explications saute aux yeux.

L'histoire de l'Europe reste pourtant unique. Comme l'a remarqué Marx, l'histoire de l'humanité est faite d'un contrôle croissant de la nature dans laquelle et grâce à laquelle nous vivons. Si nous considérons cette histoire comme une courbe, elle montrera deux fortes inflexions vers le haut. La première est la « révolution néolithique »; de V. Gordon Childe, qui a apporté l'agriculture, la métallurgie, les villes, les classes et l'écriture. La deuxième est la révolution qui a apporté la science moderne, la technologie et l'économie. Sans doute la première s'est-elle produite de manière indépendante, à des degrés divers, dans différentes parties du monde. La deuxième s'est produite seulement en Europe et a fait de celle-ci, pendant quelques siècles, le centre du monde, et de quelques États européens les seigneurs de la planète.

Cette ère, «l'âge de Vasco de Gama» selon la phrase du diplomate et historien indien Sardar Panikkar, touche maintenant à sa fin. Nous ne savons plus que faire de l'histoire européenne dans 'un monde qui n'est plus eurocentrique. L' « Europe », pour citer à nouveau John Gillis, « a perdu sa centralité spatiale et temporelle ». Certains tentent, à tort et vainement, de nier le rôle spécial que joue l'histoire européenne dans celle du monde. D'autres se barricadent derrière « la mentalité de "forteresse Europe" qui semble se faire jour », et est beaucoup plus facilement identifiable de l'autre côté de l'Atlantique qu'ici. Quelle direction l'histoire européenne doit-elle prendre ? Alors que le XX e siècle fut le premier siècle posteuropéen depuis Colomb, nous devons, en tant qu'historiens, repenser son futur à la fois en tant qu'histoire régionale et que partie de histoire de la planète.

Eric Hobsbawm

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