La décolonisation des savoirs et ses théories voyageuses

I
On a beaucoup parlé de la traduction comme d’une façon d’appréhender la dissémination et la
transformation des savoirs. Je crois pour ma part que la migration est un paradigme tout aussi intéressant pour penser la décolonisation des savoirs. C’est ce paradigme que je souhaite explorer à partir de la si belle expression d’Edward Said, celle de « théories voyageuses ». Beaucoup confondent encore décolonisation et réception, préférant, par exemple, faire de Fanon un lecteur de Sartre plutôt que de Sartre un lecteur de Fanon. La lecture de Sartre par Fanon apparaît ainsi essentielle, celle de Fanon par Sartre inessentielle.

Ainsi, au noble motif de la décolonisation des savoirs, le même partage se reproduit, la même hiérarchie et, pour finir, la même colonialité. En effet, quand Sartre est lecteur de Hegel, on le considère d’abord comme un auteur, même lorsqu’il est, visiblement, lecteur.

Parler de décolonisation des savoirs c’est interroger les transferts de connaissance, la circulation des idées, et se demander ce que l’on a appris, ce que l’on apprend, ce qu’on peut apprendre d’autrui quel qu’il soit et d’où qu’il vienne. Le décentrement que cette attitude implique constitue une nouvelle révolution copernicienne. Dans cette révolution, les Européens ont à réaliser ce qui leur est offert par d’autres qu’eux-mêmes, non-Européens. C’est ce qu’il est convenu désormais d’appeler « provincialisation ». Ils ont à saisir non comment ils ont essaimé leurs connaissances diverses et variées à travers le monde, dans une mondialisation qui n’a pas toujours dit son nom mais comment ils ont intégré dans leurs façons de faire et de penser ce qui leur est venu d’ailleurs. Pour ce faire, la migration est indispensable, qui fait bouger les distances et les limites entre Européens et non-Européens. Pas de migration, toutefois, sans émigration ou sans immigration.

C’est bien pourquoi Edward Said s’est, littérairement parlant, identifié à Joseph Conrad. Mais alors que Conrad se déplace à l’intérieur d’un continent, Said change de continent, ce qui ne revient pas au même. Il faut donc placer la migration dont nous parlons sous le signe du déplacement des frontières et de la dérive des continents. Cela suppose, toutefois, ou exige, de déterminer non pas seulement ce que l’on attend d’une connaissance particulière, l’anthropologie par exemple, mais aussi comment l’on conçoit le savoir lui-même. C’est en ce sens que la décolonisation des savoirs est aussi une révolution épistémologique. Un registre d’épistémè, en effet, va de pair avec une classification des savoirs qui valorise l’ingénieur et dévalorise le bricoleur. Pourtant, peut-il y avoir invention sans bricolage, philosophie sans pensée sauvage ? Théories voyageuses… Évocatrice, la formule reste cependant énigmatique.

Edward Said a nommé « silence » l’universalisme singulier qui, pour s’affirmer en tant que tel, a besoin de faire silence sur ceux qui sont renvoyés, par nature et non par accident, à une particularité dont ils ne pourraient se défaire, quels qu’ils soient, et quoi qu’ils fassent. Ainsi, dans Culture et impérialisme [2] Edward Said, note-t-il que « l’universalisme moderne de l’Europe et des États-Unis postule le silence, volontaire ou non, du monde non européen. On peut l’assimiler, le satelliser ; le gouverner directement ; lui faire violence. Mais il est très rare d’entendre dire : il faudrait écouter les peuples colonisés, savoir ce qu’ils pensent. » Dans ce texte de 1992, le penseur pointe du doigt une non-volonté de savoir et une volonté de parler. On peut en effet faire taire tout simplement en parlant. Il ne faut pas oublier, en effet, que la littérature comparée ou l’anthropologie ont étroitement partie liée avec l’impérialisme, c’est-à-dire, au fond, avec l’absence supposée d’interlocuteurs. Il est en effet tentant, pour les Européens ou les Nord Américains, de chercher à avoir le dernier mot. Le dernier mot est en effet une façon de tenter de maintenir l’ordre du monde et d’en immobiliser les sujets.

 Il faut au contraire, pour l’auteur, « sortir les formes culturelles occidentales des tours d’ivoire où on les a protégées, et les réintroduire dans le monde en mouvement créé par l’impérialisme ». C’est bien ce monde en mouvement qui dérange et effraie car une position n’a de sens qu’à être stable, de même qu’une place n’a de signification qu’à être prise. Que d’autres bougent et c’est l’effroi garanti pour qui tient à sa position ou à sa place. C’est pourquoi la mobilité est toujours apparue à la fois comme un danger politique et une figure de l’intelligence philosophique. C’est elle qui montre Socrate devisant (et non discourant) armé de sa méconnaissance des choses, parcourant les rues et les allées, s’arrêtant parfois aux carrefours, jusqu’aux limites cultivées de la cité. La décolonisation des savoirs ne saurait donc être l’affaire des spécialistes en place. Interrogé, toujours en 1992, sur « l’intellectuel européen », Edward Said souligne l’autorité et, aussi, l’aliénation qui se niche dans le jargon des spécialistes.

« Je suppose, écrit Said, qu’il existe aussi une peur (justifiée) que les anthropologues d’aujourd’hui ne puissent arpenter le domaine postcolonial avec la même aisance qu’auparavant. » À faire de l’anthropologie un détour pour la décolonisation des savoirs, on ne peut manquer d’être frappé par l’extraordinaire rigidité – ou science – qui peut parfois s’y développer. Et pourtant, c’est à un ethnologue que l’on doit le plus bel éloge du bricolage qui soit. Partant pour le Brésil, Claude Lévi-Strauss quitte la philosophie. En français, comme le rappelle judicieusement notre divin migrant, « bricoler s’applique au jeu de balle et de billard, à la chasse et à l’équitation, mais toujours pour évoquer un mouvement incident : celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour écarter un obstacle ». Ces observations linguistiques font comprendre qu’il n’y a pas de migration sans détournement ou, pour employer un terme normatif, de dévoiement.

 Les migrants, peut-on dire, ont une « science du concret ». Ils bricolent avec ce qu’ils sont, avec d’où ils viennent et où ils vont. La migration en effet montre des trajets compliqués plus que des trajectoires linéaires. Quand on ne se focalise pas sur les lieux, celui du départ, celui de l’arrivée, on se demande par où les migrants passent, on s’interroge sur les espaces qu’ils traversent. On questionne, pour finir, tous ces mouvements incidents qui font le mythe et l’identité, le bricolage et la science du concret. Migrer c’est divaguer, écarter l’obstacle, rebondir. Migrer c’est entrer dans la mobilité, non pas seulement celle qui éloigne d’un lieu pour rapprocher de l’autre, mais celle qui, dans la tête et le corps, dans le symbolique et l’imaginaire, agite, quelquefois pour longtemps, les fantômes du passé. Car c’est plutôt celui pour lequel ce lien est rompu qui y pense, plus que celui qui naît, vit et meurt dans le même environnement familier.

Il n’y a pas, à mon sens, de migration sans bricolage c’est-à-dire sans mythe. Il n’y a pas non plus migration sans « art » ni sans « pensée sauvage ». Lévi-Strauss apparaît ainsi comme un bricoleur qui se prend pour un ingénieur. Héritier de l’histoire naturelle, il entreprend de classer et de classifier les rapports sociaux, à commencer par les « structures élémentaires de la parenté ». Je le dis vite, pour souligner l’écart entre ses outils d’analyse et ses observations. C’est pourquoi, je crois, ses détours sont si longs, par le bricolage, puis par l’art, et, en particulier, par la fameuse collerette du tableau de Clouet. À cet égard, il est remarquable que Lévi-Strauss indique qu’avec l’art et le modèle réduit, « la connaissance du tout précède celle des parties », autrement dit, la synthèse précède l’analyse au lieu d’en être la résultante. À comparer Lévi-Strauss et Said, qui ne viennent pas des mêmes horizons, qui n’ont ni les mêmes projets ni des perspectives identiques, on saisit ce qu’il y a de déchirant, au sens propre et fort de ce terme, dans l’opération de penser « entre les cultures » et non pas dans l’une ou l’autre.

Une pensée décolonisée, décoloniale diraient certains, comme Walter Mignolo, est une pensée déterritorialisée. L’entre-monde ou les entre-mondes sont l’espace dans lequel se meuvent les pensées décolonisées, détachées de leurs chaînes, c’est-à-dire de leurs lieux dits propres. Les idées n’ont pas de racines : c’est bien pourquoi on a pu imaginer un ciel des idées. Mais elles sont incarnées (dans tous les sens de ce terme : quelquefois, comme des ongles qui font mal au pied) dans des sujets. C’est pourquoi le texte que Said consacre à l’entre-monde est biographique (sur Conrad) et autobiographique (sur lui-même ). Entre-monde : In Between.

 Toutes les contorsions linguistiques sont bonnes pour parvenir à désigner distinctement ceux chez lesquels se confondent des éléments « ethniquement » et « culturellement » hétérogènes. En d’autres termes, le déplacement et la migration, facteurs de changement et de transformation, sont rapportés, coûte que coûte, à du familier, du connu, du maîtrisable. Cela est vrai des deux côtés, mais différemment. Du côté des migrants, la tentation est grande de répartir le soi en de multiples fragments. Du côté des autochtones, la volonté est ferme de savoir qui sont ceux qui sont arrivés du dehors sinon d’ailleurs. Les migrants font en effet effraction dans la société. Ils brisent, par leur présence, les évidences tacites qui forgent le sens commun et cimentent les alliances. Ils dérangent, par leur existence, l’arrangement stable grâce auquel on croit à l’ordre du monde. Leur nombre est généralement exagéré, leur importance surévaluée.

Les migrants sont des trouble-fêtes sociaux, des empêcheurs de tourner en rond, des gêneurs qui, toujours, sont renvoyés à des fractions. Au lieu de s’additionner voire de se multiplier, celles-ci se soustraient et se divisent. L’unité est à jamais perdue et la régression à l’infini pointe son nez. Les migrants ne sont ni complètement dans les percepts, ni complètement dans les concepts. Bricolant leur migration, ils fonctionnent, inévitablement, à l’hétérogène et à l’hétéroclite. Ils mettent en cause, ce faisant, tous ceux dont l’existence ressemble, à première vue, à un ingénierie dépourvue d’accidents de parcours, de détours, et de retours : heureuse croisière qui, de port en port, distrait la pensée et captive la vue. Le migrant est plongé dans les cultures, l’autochtone a affaire à un seul monde ou un unique univers.

La subordination de la science au politique a eu pour conséquence la méconnaissance profonde de ce que les migrants nous apprennent d’universel, eux qui sont, de gré ou de force, rapportés à une particularité qui, paradoxalement, peut leur faire défaut. Ces rapports, à l’espace et au temps, aux pays et à l’histoire, montrent que l’espace et le pays, le temps et l’histoire sont, dans la migration, frappés eux-mêmes par la mobilité et l’incertitude. La délocalisation en fait des maisons hantées ou des chambres d’opiomane. Elle produit des images fluctuantes, des perceptions flottantes, des pensées égarées. Le Liverpool Weekly Courier décrivait ainsi, autrefois, les Chinois de Liverpool : « d’étranges silhouettes surgissent du crépuscule se déplaçant en traînant les pieds avec une raideur toute orientale, et fixant de leurs yeux impassibles, étirés dans leurs visages safran pareils à des masques, les environs incongrus. La rue appartient à la ville chinoise de Liverpool ». Curieusement, et de façon récurrente, les discours produits sur les migrants font plus état de leur immobilité (voire de leur traditionalisme) que de leur mobilité. À Liverpool, ils sont considérés, pendant longtemps, comme étant tous fumeurs d’opium c’est-à-dire immobiles et endormis.

Cela peut éclairer l’observation que fait Gregory Lee dans un autre de ses textes : « Le manque d’intérêt de la sinologie pour le moderne et le fait que l’occupation britannique de Hong Kong comme les pratiques culturelles des Chinois de Grande-Bretagne n’étaient l’objet d’aucune attention de la part de la sinologie britannique, ce manque d’intérêt m’apparut appartenir à un processus de dissimulation, par l’Ouest colonial, de la Chine que ce même Occident avait produite au cours du XIXe siècle. » La xénophobie est à l’œuvre dans la représentation que les Anglais se sont faite des Chinois vivant sur leur territoire (la xénophobie n’a pas affaire au lieu mais au territoire) : Chinois opiomanes et vivant dans leurs délires et leurs hallucinations. C’est peut-être pourquoi cette représentation dit vrai non pas seulement des Chinois britanniques mais de tous les immigrants. L’espace réel de l’existence est alors rempli d’ombres et de fantômes, il est d’abord un vide qui renvoie à l’espèce d’apesanteur qui frappe tous ceux qui sont hors de chez eux.

II

 Edward Said a dit son admiration pour Foucault . Mais, dans un entretien en 1985, il fait part de sa préférence. Interrogé sur deux livres fondamentaux des années soixante, l’Histoire de la folie de Michel Foucault et Les Damnés de la terre de Frantz Fanon, il concède que le second est pour lui plus important, car il « procède des luttes politiques en cours, de la révolution algérienne ». La « lutte collective » dans laquelle le travail de Fanon s ‘inscrit l’emporte à ses yeux sur le travail solitaire du chercheur faisant sa thèse de doctorat. Cela signifie que la théorie l’intéresse à la mesure de son implication dans la pratique. C’est une position que tous ne partagent pas. En effet, les grands penseurs français des années soixante ont largement ignoré, dans leurs analyses théoriques, les luttes anticoloniales et anticolonialistes, à l’exception notable de Jean-François Lyotard.

Jeune agrégé de philosophie, il enseigne au lycée de Constantine de 1950 à 1952. Le « tournant algérien » est pour lui aussi important qu’il l’est pour Pierre Bourdieu. Les textes de Lyotard sur l’Algérie ont été réunis sous le titre La Guerre des Algériens. Jacques Derrida, par exemple, ne manifestera jamais, sur le plan théorique, d’intérêt spécifique pour les questions coloniales alors qu’il était né en Algérie et avait passé son enfance à Alger, et, peut-être, précisément parce qu’il y avait vécu. Said, qui est de la même génération, revient donc sur la différence fondamentale entre Fanon et Foucault en soulignant le fait que « le sens de l’engagement actif » est absent des premiers travaux de Foucault mais présent dans ceux de Fanon.

La différence est pour lui décisive. La réception de Foucault (de Derrida, Lyotard, Deleuze) outre-atlantique n’a pas du tout le même sens que la migration fanonienne. Pour Said, Fanon représente « la fin d’un monde ». Ce qu’il souhaiterait, dans le champ mixte de la théorie et de la pratique, c’est une « connexion entre Fanon et Adorno ». L’attention portée par Said à ce qui se passe pratiquement est décisive. C’est elle qui lui permet de saisir les effets de déplacement et de migration que les lectures impliquent. Ainsi, dans un autre entretien , il fait observer que le célèbre roman de Conrad, Au cœur des ténèbres, devient très différent lorsqu’il est lu par des Européens et lorsqu’il est découvert par des Africains. C’est en effet comme lire par-dessus l’épaule de quelqu’un quelque chose qu’on ne devrait pas lire. C’est aussi découvrir une vision dont on est soi-même l’objet.

La différence archétypale entre Foucault et Fanon tient au fond en ce que le premier est dans la position du lecteur européen de Conrad quand le second se trouve dans la position du lecteur africain. Un monde les sépare. C’est du reste une critique que Gayatri Chakravorty Spivak a adressée à Foucault et à Deleuze : au lieu de se concevoir eux-mêmes comme des sujets particuliers, ils s’imaginent, en tant que sujets, transparents. À l’inverse, on peut dire que Fanon est, à cet égard, un sujet opaque qui fait de cette opacité l’un de ses objets théoriques, comme dans Peaux noires, masques blancs. C’est pourquoi, enfin, dans le dernier des entretiens auxquels j’ai fait référence, « L’Europe et ses autres : une perspective arabe », Said critique « l’intellectuel européen ». Albert Camus en est l’une des figures éminentes. Et, justement, il ne comprend pas, dans son refus d’admettre l’existence d’une nation algérienne musulmane, l’émergence d’un point de vue non européen sur le monde. Dans son texte intitulé « Identité, autorité et liberté : le potentat et le voyageur », Said fait en quelque sorte de Camus un potentat et de Fanon un voyageur. Le potentat fonctionne à l’exclusion quand le voyageur fonctionne à l’inclusion .

Quelqu’un qui nierait la créolisation, le mélange, la mixité et l’hybridité (pratiquement et sans avoir besoin de le penser) serait de fait du côté du potentat, non de celui du voyageur. « Comme beaucoup d’autres, écrit Said , je n’appartiens pas à un seul monde. Je suis un Arabe palestinien et je suis aussi américain. Ce qui me fournit une étrange, pour ne pas dire grotesque, double perspective. » Il est remarquable que Said, au lieu ici de raisonner en terme d’identité, raisonne en terme de monde. C’est déjà un déplacement remarquable. Tout un voyage. Une fable de Stevenson, Le Citoyen et le Voyageur, livre une version très intéressante du voyage : il l’articule à la critique. « Regardez autour de vous, dit le citoyen, voici le plus grand marché du monde. Oh, sûrement pas, dit le voyageur. Peut-être pas le plus grand, dit le citoyen, mais le meilleur, ça, j’en suis sûr. Là, vous vous trompez, dit le voyageur. Je pourrais vous citer… On enterra l’étranger à la tombée de la nuit. » Le potentat, en ce sens, ou le citoyen de Stevenson considère que le monde lui appartient. Le voyageur, quant à lui, ne possède aucun monde. À l’un l’autorité, à l’autre la liberté.

Déjà, l’on comprend que ce qui peut gêner l’Europe, avec ce genre de voyage, c’est l’ébranlement de son autorité et de sa souveraineté théoriques. Dans « Représenter le colonisé : les interlocuteurs de l’anthropologie » Said revient sur Fanon pour mettre en avant l’idée que le voyage est porteur de conjonction. Lorsque Camus procède par disjonction, Fanon s’efforce de produire de difficiles conjonctions. Les opérations de l’esprit, en effet, pour immatérielles qu’elles soient, ne sont pas sans frontières imaginaires et symboliques qui, dans la pensée, produisent des effets réels d’angles morts et de perspectives biaisées. La mobilité intellectuelle détruit ainsi l’ontologie au profit de l’anthropologie, ruinant la notion d’identité.

Chaque pas nous conduit donc à deux concepts : la théorie et la pratique, l’identité et le monde, la souveraineté et le voyage, l’autorité et la liberté. Pour voyager, on comprend déjà qu’une théorie doit s’articuler à une pratique, doit préférer la liberté à l’autorité, doit opter non pour l’identité mais pour l’entre-mondes. La migration crée des entre-mondes. « Dans l’entre-mondes » n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, un texte théorique, c’est un récit autobiographique dans lequel Said commence par s’identifier à Conrad. Un passage souligne, mais sur un mode implicite, ce qu’implique le voyage : l’absence de protection, autrement dit l’exposition, la maladie et parfois la mort.

 L’absence de protection renvoie à l’exposition et à l’abandon. Said l’articule à la résistance, au retrait, à la solitude ; à la réserve et à l’autodidactie. Il la corrèle au fond à l’exil. Le voyage dont il s’agit n’est pas le va-et-vient du voyageur d’affaires. Ce n’est pas non plus le voyage organisé de ces touristes qui visitent les plus beaux sites des contrées dans lesquelles ils se rendent. Ce n’est pas non plus le déplacement de ces universitaires qui colloquent partout dans le monde. Il s’agit d’autre chose : de l’exil non pas (seulement) géographique mais, surtout, institutionnel. C’est pourquoi Said rapproche année sabbatique et dissension interne ; c’est pourquoi il apparie voyage, entre-mondes et autodidactie. « J’ai toujours été attiré, dit-il, par les autodidactes têtus, par diverses sortes d’intellectuels en rupture. » En partie, ajoute-t-il, en raison de « l’insouciance de leur point de vue particulier ». L’autodidacte est celui qui apprend sans maître, autrement dit qui est indifférent à l’autorité. C’est celui qui s’est instruit lui-même, « qui s’est instruit lui-même, qui n’a pas eu de maître », « qui s’apprend de soi-même, sans maître ». L’autodidacte est en ce sens, intellectuellement parlant, orphelin. C’est pourquoi son expérience personnelle compte autant dans l’élaboration de ses connaissances. C’est pourquoi, aussi, il reste inimitable.

III

Une théorie qui voyage est non institutionnalisée. Elle est également le fait de personnalités contrariées, telles que Fanon ou Said, dont le passé est « difficile et inassimilable ». C’est ainsi que, à l’instar de Fanon, Said écrit et réfléchit de façon « contrapuntique ». Ce terme, musical à l’origine, est fondamental chez Said. Le mot contrepoint vient du latin punctus contra punctum a morticulum, littéralement point contre point c’est-à-dire note contre note. Le contrepoint s’effectue par superposition de lignes mélodiques. Il est au fondement de la polyphonie. En voici une définition : « En musique, on entend par polyphonie la combinaison de plusieurs voix indépendantes et pourtant liées les unes aux autres par les lois de l’harmonie. Par extension c’est la capacité de jouer plusieurs notes à la fois et on parle d’instruments polyphoniques. » Ainsi, après Fanon, Said se montre très éloigné du monovocalisme d’un Michel Foucault. Il se montre également plus sensible au dialogisme qu’au discours.

 La polyphonie a également une acception littéraire. Le terme est décalqué du grec poluphônia signifiant d’après l’étymologie « multiplicité de voix ou de sons ». Utilisé d’abord dans le vocabulaire de la musique vocale, le terme, introduit par Mikhail Bakhtine, désigne « un procédé d’écriture qui consiste à superposer deux ou plusieurs lignes, voix ou parties mélodiquement indépendantes, selon des règles contrapuntiques ». Il y a superposition de voix, de sources énonciatives dans un même énoncé. Pour Bakhtine, la polyphonie dialogique est la particularité du roman moderne, notamment chez Dostoïevski. « Le concept de polyphonie, souvent repris du fait de son pouvoir évocateur, pose dès l’origine, des problèmes de définition et de terminologie ; simultanément, il pose des problèmes de délimitation de domaines : selon la discipline qui l’utilise, son champ d’application et sa définition se modifient. Aussi serions-nous tentée, sans jeu de mots, de dire que le terme de polyphonie est éminemment dialogique… il ne peut guère s’aborder que par des relations en « et » : polyphonie et dialogisme, polyphonie et énonciation, polyphonie et intertextualité, polyphonie et genres littéraires ». La polyphonie écarte ainsi les alternatives et autres exclusions.

Jamais Said ne propose de définition. Toujours, au contraire, il enveloppe et circonscrit son sujet de façon plurielle et métaphorique. C’est une caractéristique de son style de pensée. C’est par un faisceau que l’on peut appréhender, dans son sens le plus riche et le plus concret, la notion de théories voyageuses. Confondre l’idée de « théorie voyageuse » avec la réception de Sartre, Foucault ou Deleuze est un contresens. Le voyage est le fait de sujets déplacés, déportés d’eux mêmes, mixtes, entre-mondistes, et non d’individus pour lesquels le voyage n’est pas une nécessité mais un loisir, n’est pas non plus une souffrance mais un plaisir, n’est pas enfin une infirmation de soi mais une confirmation de soi. En ce sens, le voyage est intimement lié à la négativité (on comprend mieux la présence, sous la plume de Said, de citations d’Adorno) et à l’ouverture. Aussi, quand on attend une définition, Said propose une métaphore, quand on s’attend à un récit, il offre une analyse etc. La prose de Said est, comme celle de Fanon, composite. Elle se dérobe aux injonctions et ne cherche pas à satisfaire des attentes.

Il faut aussi retenir quelque chose d’essentiel, à savoir que Said relie toujours énoncés et énonciations. Réunir énoncé et énonciation permet de ne pas retomber dans l’ornière de l’ethnocentrisme et de l’européanocentrisme. Le sujet en effet, s’il n’est pas présent dans l’énoncé est présent à l’énonciation. C’est cette jointure qui, au fond, est créatrice de contrepoint et de polyphonie. Ce qui caractérise les intellectuels du premier monde, comme diraient les subalternistes, c’est la disjonction qu’ils opèrent entre énonciation et énoncé, entre ce qu’ils sont (et où ils sont) et ce qu’ils disent. On peut à partir de là déterminer ce qu’est un discours d’institution : c’est un énoncé totalement disjoint de son énonciation. C’est un énoncé auquel la réflexivité fait défaut. Du coup, que l’autodidacte ne soit pas imitable se comprend mieux : on peut reprendre en effet des énoncés, non des énonciations. L’écriture prend alors le pas sur le simple écrit.

 La proximité de Said avec Fanon s’explique de par la position qu’ils occupent dans la géographie coloniale : ils sont tous deux expulsés de chez eux par les colonisateurs, même si c’est différemment. La proximité de Said avec Adorno s’explique de par l’exil qu’ils ont tous deux connu pour des raisons politiques. Avec Fanon et avec Adorno, Said partage l’expérience de l’inhabitable. Dans un dialogue avec celui-ci, il en donne la raison : « L’écrivain n’a en fin de compte pas même le droit d’habiter dans l’écriture. » (Adorno). « On atteint au mieux une satisfaction provisoire, très vite assaillie par le doute, par un besoin de réécrire et de refaire ce qui rend le texte inhabitable. Mais mieux vaut ça que la torpeur de l’autosatisfaction et l’irrévocabilité de la mort ». Le nomadisme est inévitable dans la mesure où toute habitation textuelle, tout abri intellectuel n’est que provisoire. Said dit ainsi avoir appris d’Adorno ceci : « mieux vaut une cause perdue qu’une cause triomphante, et une conscience du provisoire et du contingent – une maison louée par exemple – que la stabilité possessive d’une propriété fixe. » La location peut porter plus de fruits que la propriété.

En 1983, Said publie « Traveling theory » dans un livre intitulé The world, the Text and the Critic. Il y commence par observer que les idées et les théories voyagent de personne à personne, de situation à situation, d’époque à époque. Cette circulation crée des influences inconscientes qui modèlent nos façons de penser. Plus importants encore sont les voyages théoriques d’une culture à l’autre qui ouvrent de nouveaux passages. C’est à ce texte que Said fait référence quelques dix ans plus tard dans son fameux « Retour » sur la théorie voyageuse. C’est par une autre voie que Said y explore le lien entre théorie et pratique. La figure centrale de cet essai n’est plus Fanon. Ce n’est plus Adorno, c’est Lukacs. Ce n’est pas tout Lukacs mais Histoire et conscience de classe (1923). Ce n’est pas, enfin, tout le livre mais son chapitre IV consacré à la réification. Dans ce texte, Lukacs reprend la célèbre théorie de Marx sur le fétichisme de la marchandise lorsque la forme marchande devient universelle. Le fétichisme de la marchandise est le phénomène par lequel, dans la production capitaliste, la marchandise sert de support aux rapports (de production) entre les hommes, donnant ainsi l’apparence que les rapports sociaux de production sont des rapports entre les choses. Ce ne sont plus les choses (notamment précieuses) qui représentent les hommes mais les hommes qui représentent les choses et se transforment ainsi en représentants des marchandises. Leur valeur est commerciale : ils n’ont plus de valeur mais un prix. Cette référence appartient à la philosophie critique.

Ce n’est pas pour l’analyser en tant que telle que Said s’y reporte, c’est pour relever que la puissance initiale d’une théorie critique s’affaiblit avec ses reformulations car les liens avec la pratique se relâchent nécessairement. C’est donc dans une visée critique et non normative que Said aborde la notion de théorie voyageuse. Voici ce qu’il écrit en 1994 : « La première fois qu’une expérience humaine est enregistrée, puis formulée en des termes théoriques, sa force vient du fait qu’elle est directement liée à et organiquement provoquée par de réelles circonstances historiques. » L’intérêt de Said porte sur l’inédit : ce qui est formulé pour la première fois. Le destin d’une théorie est donc logiquement bien sombre : sa puissance s’affaiblit, elle se transforme en « substitut universitaire » de ce qu’elle était. Elle se réifie, devient une marchandise, se transforme en fétiche, ce qui est le sort actuel de bien des postcolonial studies.  Les idées de Lukacs ont été reprises plus tard, par Lucien Goldmann en France ou Raymond Williams en Angleterre, mais elles ont, pour Said, perdu leur couleur et leur acuité. Elles ont vite fait partie d’une espèce « d’orthodoxie dogmatique ». La reprise de l’argument chez Said laisse apparaître l’idée que la déliaison de la théorie et de ses enjeux pratiques conduit à une façon très édulcorée (aujourd’hui, on parlerait d’une version light) quoique pouvant être brillante de travailler intellectuellement. La désaffection de la pratique est un désinvestissement affectif. Il n’importe pas, au fond, de dire une chose plutôt qu’une autre et de s’exprimer, ou non, si la portée de ce que l’on dit est exclusivement académique. Or, comme autrefois, il y a une scholastique universitaire qui rapporte des textes à d’autres textes sans jamais rapporter des textes à des situations. L’issue proposée par Said est réellement surprenante : il propose de transgresser tout simplement la théorie que l’on est en train de reformuler. C’est le seul moyen d’échapper à la répétition, et donc à la mort spéculative.

IV

L’exil, chez Said, est à entendre de deux façons. À ses yeux, il est une condition réelle et/ou métaphorique : « Même des intellectuels, membres à part entière d’une société, peuvent, d’une certaine façon, être divisés en deux groupes, ceux « qui en sont » et ceux « qui n’en sont pas » : d’un côté, ceux qui appartiennent à la société telle qu’elle est, qui s’y épanouissent sans être minés par un quelconque sentiment d’antagonisme ou de discordance […] de l’autre ceux qui disent non, individus en opposition avec leur société, outsiders et exilés dès lors qu’il s’agit des privilèges, du pouvoir et des honneurs. »

C’est pourquoi, pour moi, Said propose de quitter la terre ferme et de perdre pied. Nous distinguons habituellement dans nos représentations, la terre de la mer comme la certitude de l’incertitude, la sécurité du danger, l’expérience, enfin, de la spéculation. Être terre-à-terre est être prosaïque, ne s’intéresser qu’aux questions matérielles ou pratiques. Avoir les pieds sur terre est être réaliste, avoir du sens pratique. À l’opposé, le flottement renvoie à l’hésitation, au doute, à l’indécision, à la perte de repères. Le dictionnaire nous apprend néanmoins que terre-à-terre vient du langage maritime et désigne, pour commencer, le cabotage.

L’espace maritime, mer ou océan, figure les entre-mondes qui ne coïncident ni avec le lieu de départ, ni avec le lieu d’arrivée. En mer, on est quelque part, ce qui oblige, quand on veut savoir où on est, à calculer une position (latitude et longitude) et à faire usage de la boussole. Ceux qui naviguent savent combien est grande la désorientation spatiale et temporelle du navigateur, pour son plus grand plaisir, mais aussi ses frayeurs voire, comme dans Moby Dick, ses terreurs car de quoi ces entre-mondes sont-ils peuplés ?

Lorsque Paul Gilroy invente « l’Atlantique noir », il s’intéresse à la spécificité d’un espace que l’on ne peut réduire ni à l’Europe ni à l’Amérique non plus qu’à l’Afrique et s’inspire de L’Orientalisme de Said. Dans un entretien qu’il a accordé à la revue Mouvements, il déclare : « Je voulais écrire un livre qui soit un peu comme L’Orientalisme dans le sens où je voulais proposer un type d’approche qui soit utilisable dans d’autres disciplines. Dans nos langues – c’est particulièrement vrai du français et de l’anglais – le concept de culture est très lié à la terre, à l’agriculture, au sol. Nous n’envisageons pas l’océan, les navires, le commerce comme des lieux de culture. La culture commence avec la terre ferme. Tout le reste ne serait qu’interstice. Je ne suis pas d’accord avec cela. »

 Le navire est le symbole de cet entre-mondes et de son entreprise : l’emblème d’un « Passage du Milieu ». Gilroy souligne ainsi les liens entre l’univers marin et les activistes anti-esclavagistes. L’anglais James Wedderburn, par exemple, qui était le fils d’un négrier et d’une esclave, et appelait, au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle anglais, à tuer les maîtres des plantations, travaillait dans la marine et était de ce fait appelé à multiplier les allers et retours. Le si célèbre Frederick Douglass, son homologue américain, était lui-même calfateur de navires négriers. L’espace est croisement de mobiles.

Richard Wright, émigré en France, familier de Sartre et Blanchot, Mannoni et Bataille, a été perçu comme ayant été contaminé par eux. Son authenticité a été considérée comme corrompue. La traduction anglaise du Discours antillais d’Édouard Glissant effacera toute référence à Deleuze et Guattari, comme si elle diminuait son originalité. Tous les lecteurs n’apprécient pas les théories voyageuses. Pour cela, il faut aimer, comme Said, les histoires de marins, connaître les entre-mondes et avoir, surtout, le goût de l’aventure. C’est à ce prix que les savoirs se décolonisent.

Seloua Luste Boulbin

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