Fractures en Méditerranée

Contre toutes les données de l’histoire, le discours xénophobe cherche à faire croire que les Arabes ont été, sont et seront toujours étrangers à l’Occident.

 Après avoir été longtemps méconnue, l’influence de la pensée arabo-musulmane sur la culture européenne est l’objet d’une sorte de reconnaissance posthume, d’autant plus vive, il est vrai, que l’éclat projeté vient d’une étoile supposée morte, et nous arrive, brillant à distance, comme un remords ou une nostalgie. Lorsqu’on parle d’ « héritage occulté », il faut savoir qui assume l’héritage et qui l’occulte, qui le reconnaît et qui le rejette. Dire que l’Occident a oublié son héritage arabe risque, en effet, de servir seulement de formulation de rechange pour une thèse que l’on n’ose pas argumenter de face, mais qui, pourtant, domine les opinions publiques des deux côtés de la Méditerranée : les Arabes sont, ont toujours été et seront toujours étrangers à l’Occident.

Les notions d’Occident et d’Europe que l’on manipule sans précaution sont de grandes machines amnésiques. Il y a pour le moins un paradoxe à leur demander de fixer le cadre et de définir le sens de nos oublis. Revenons-en donc aux faits. La présence de l’islam en Occident, autrement dit l’existence d’un islam occidental, a commencé avec la conquête de l’Espagne sur les Wisigoths entre 711 et 716 et s’est partiellement achevée en 1492 avec la conquête et la prise de Grenade par les Rois Catholiques. En d’autres mots, la division entre l’Orient et l’Occident fait partie intégrante de la réalité et de la conscience arabo-musulmanes médiévales : dès 755, avec la constitution de l’émirat puis, en 929, du califat omeyyade de Cordoue, est apparu un Etat musulman d’Occident, opposé à l’empire oriental des califes abbassides de Bagdad. Avec la chute du royaume nasride de Grenade, dernier vestige des reinos de taifas, la coupure entre l’Orient et l’Occident est passée entre les mondes chrétiens et la terre d’islam, alors que, fondée sur le contraste Cordoue-Bagdad (puis Grenade), elle avait été jusque-là interne au monde musulman lui-même.

En parlant de l’ « occultation des sources arabes de la pensée européenne », nous ne devons pas donner à entendre que les penseurs arabes – ou juifs (le mécanisme est le même) – sont étrangers à l’Occident, que la pensée arabe ou arabo-musulmane est un corps étranger en Europe, venu de l’extérieur et destiné à y retourner. Plutôt que des sources, il vaudrait mieux parler d’éléments, pour dire une permanence, un ensemble de traits structurels, une articulation profonde d’idéaux, de savoirs et de comportements, qui étaient en place bien avant que notre idée moderne de l’Europe, de la Méditerranée et du monde arabe n’existât ; une réalité – l’Occident médiéval – que la notion d’Europe a achevé de briser conceptuellement après que l’Expulsion et le Reconquête l’eurent cassée dans la réalité vivante.

L’occultation des éléments arabo-musulmans de la culture européenne a préparé 1492, et elle lui a survécu, lui donnant son sens rétrospectif. En fait, l’occultation proprement dite est un phénomène très contemporain, et ce qui l’a précédée historiquement n’est pas un oubli, mais le rejet conscient et décidé. Il est inutile d’insister ici sur le déficit scolaire de la société française par rapport à l’islam médiéval. Le public ignore tout de la philosophie et de la science arabe et juive du Moyen Age. Cette impasse scolaire n’est pas une cause mais un effet de l’amnésie. Car il faut bien distinguer, d’une part, ce que l’Occident chrétien a connu et rejeté méthodiquement et, d’autre part, ce qu’il n’a pas (ou peu) connu et n’est toujours pas prêt à découvrir. Ce qui n’est jamais entré dans la culture occidentale latine ou chrétienne et qui reste scolairement et socialement occulté, c’est, par exemple, la philosophie politique, le laïcisme, le rationalisme réformateur de l’islam et de la pensée arabo-musulmane, dont les ancêtres sont, pourtant, des penseurs de l’Andalousie médiévale, comme Ibn Badjdja (Avempace), Ibn Toufayl (Aboubacer) ou Ibn Rouchd (Averroès). Ce qui a été explicitement rejeté, et qui reste oublié, c’est, par exemple, l’exaltation du mode de vie philosophique, la définition d’un type d’existence fait de travail et de réflexion, que l’on dirait à bon droit intellectuel, si, d’agitations médiatiques en médiations agitées, le terme n’avait fini par perdre l’essentiel de sa signification.

Ces deux phénomènes, l’occultation et le rejet, n’ont pas la même portée. L’occultation peut être supprimée : c’est un aspect de la culture scolaire qui regarde les programmes, la mémoire, les apprentissages. Le rejet est un fait, quelque chose qui a eu lieu et a si profondément imprégné nos mentalités que l’identité européenne s’est bâtie sur lui, que toutes les occultations ultérieures n’ont été que des conséquences de cette décision première. C’est ce rejet qu’il faut considérer, ou plutôt débusquer.

Les deux moments mythiques de la première construction européenne, disons de sa fondation culturelle – la Renaissance et les Lumières -, ont un point commun : la haine de l’Orient et l’arabophobie. La date charnière est ici la même qui sert à signer la fin du Moyen Age : la prise de Constantinople par les Turcs (1453). Après la chute de la ville, le pape Pie II, Enea Piccolomini (1405-1464), se demanda ce qu’allaient devenir les humanités. Il fut le premier à penser que l’Allemagne pourrait relever le gant de la culture humaniste. Dans la pratique, c’est en Italie que les humanistes grecs se réfugièrent massivement, contribuant ainsi à l’extraordinaire essor de ce que l’on a appelé l’ « humanisme italien » ou la « Renaissance italienne ». Vu par les historiens des Lumières, le phénomène n’eut ni cette grandeur ni cette beauté. Il peut se résumer ainsi : en 1453, l’Orient a fondu sur l’Occident.

Si bizarre que cela puisse paraître, pour ceux qui nous ont légué leur vision de l’Europe et de la « culture », les Grecs de Byzance n’appartenaient pas plus à l’Occident que les Arabes d’Espagne ! Pis encore, selon Condillac, c’est l’afflux de ces Orientaux indésirables qui a empêché le goût occidental, le goût européen, de se développer en Italie. Personne n’accepterait aujourd’hui ce verdict. L’apport de l’humanisme byzantin à la Renaissance italienne est considéré comme décisif ; ensuite, et surtout, les « Grecs » ont été rapatriés dans la conscience occidentale. Pourquoi ? Parce que nous avons entre-temps trouvé d’autres « Orientaux » pour exercer nos ostracisme – les Arabes.

Erigé en père de la vraie Renaissance par Condillac, Pétrarque est le personnage central de l’instauration anti-arabe de l’humanisme occidental. De fait, c’est lui qui, le premier, lance l’idée plus tard reprise par Pie II : assurer le pérennité de l’héritage grec contre ses captateurs arabo-musulmans. Renan, ce singulier père de l’orientalisme, se fait l’écho complaisant de ce qu’il nomme les « violents accès d’humeurs » anti-arabes de Pétrarque, qu’il célèbre, d’ailleurs, comme « le premier homme moderne » (!), pour une attitude intellectuelle d’ensemble où la haine des Arabes tient la première place.

L’anti-arabisme est la première figure historique du Risorgimento – il y va de l’Italie d’abord : mais il y va aussi de la chrétienté, puisque, pour Pétrarque, le fin mot de la pensée arabe est l’agnosticisme avérroïste, et l’avérroïsme une version médiévale du libertinage (une suite de « blasphèmes, de sophismes, de plaisanteries et de sarcasmes » dirigés contre « la religion chrétienne »). En faisant d’elle un seul et même obstacle au double retour à la Grèce et au Christ, où se rêve la latinité, Pétrarque transforme la pensée arabe en une étrangère absolue, puisque non seulement elle coupe les Latins de leurs racines grecques, mais encore elle détourne les chrétiens de la vraie foi.

Encore un pas. Si, pour l’humaniste, l’Arabe empêche les deux pèlerinages où prend sa source la latinité – il barre la route de la Grèce comme il interdit celle de Jérusalem -, si, pour les historiens des Lumières, il est avant tout un corrupteur du goût européen – l’inventeur de cette arabesque scolastique qui est le gothique de la pensée -, l’Arabe est aussi expressément présenté par certains historiens modernes comme celui qui a fait l’Europe par la violence, en défaisant l’unité du monde méditerranéen.

Ici le scénario n’est plus culturel ou philosophique, mais économique, politique et juridique – c’est la thèse de l’historien belge Henri Pirenne, dans Mahomet et Charlemagne : l’islam a rompu l’unité méditerranéenne que les invasions germaniques avaient laissé subsister. « La rupture de la tradition antique a eu pour instrument l’avance rapide et imprévue de l’islam. Elle a eu pour conséquence de séparer définitivement l’Orient de l’Occident, en mettant fin à l’unité méditérranéeenne. Des pays comme l’Afrique et l’Espagne, qui avaient continué à participer à la communauté occidentale, gravitent désormais dans l’orbite de Bagdad. C’est une autre religion, une autre culture dans tous les domaines, qui y apparaît. La Méditerranée occidentale, devenue un lac musulman, cesse d’être la voie des échanges et des idées qu’elle n’avait cessé d’être jusqu’alors. » L’invasion musulmane a mis fin à la tradition antique, elle a jeté l’Europe dans ce qu’on a appelé le « Moyen Age », au moment même où l’Europe allait, pour son bonheur, se byzantiniser. Pirenne ne voit pas Byzance avec les yeux de Condillac, mais il voit les Arabes avec ceux de Pétrarque. Pour lui, au début du VIIIe siècle, le rêve grec est passé : la Méditerranée occidentale est livrée aux pirates sarrasins : « Au IXe ils s’emparent des îles, détruisent les ports, font des razzias partout » ; l’unité économique de la Méditerranée est brisée : « Elle le restera jusqu’à l’époque des Croisades. »

La thèse est forte. Surtout aujourd’hui où l’on parle tant de l’antagonisme de l’Europe du Nord et des mondes de la Méditerranée – à commencer par le Mezzogiorno. Si l’on suit Pirenne, il faudra dire qu’en brisant l’unité horizontale du monde antique, la solidarité de l’Orient et de l’Occident chrétiens ou de l’Est et de l’Ouest de la romanité, l’islam a lui-même imposé le repli de l’Europe sur ses marches septentrionales, et qu’ainsi il a – évidemment sans le vouloir – favorisé le développement de relations à la fois verticales et conflictuelles entre les nouveaux ensembles définis par la conquête. On dira aussi que, par là même, il a contribué à l’irrésistible essor de l’Europe germanique. En somme, c’est parce que l’islam a arraché l’Orient chrétien à l’Occident chrétien que le Nord a décisivement pris le pas sur le Sud. Le prix fort de la « conquête arabe » c’est que l’ « axe de la civilisation a basculé ».

A voir le tableau des confins de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen Age que brosse Pirenne en 1935, on a l’impression d’assister à la naissance d’une sorte d’inconscient collectif historique. « Assimilation », « razzias » : tout le cortège des peurs qui hantent l’esprit des tenants de l’idéologie sécuritaire et alimentent les angoisses, souvent non maîtrisables, de l’ « honnête homme », est formulé d’avance. Au seuil de sa naissance, tout se passe comme si l’Europe actuelle se forgeait une identité en revivant les événements des années 650-750 à travers les conséquences du diagnostic qu’ont posé sur eux certains historiens.

Pourtant, tout est faux ou presque dans le scénario de Pirenne. L’Espagne musulmane n’a jamais basculé dans l’ « orbite de Bagdad », elle a tout fait au contraire pour s’en éloigner, pour s’inscrire en Occident. Quant à présenter les Croisades comme un salutaire moment de recomposition du paysage politico-culturel méditerranéen, chacun sait que les expéditions latines en Orient visaient autant à détruire le leadership économique et politique de Byzance qu’à libérer les Lieux saints !

Dernier élément du scénario d’occultation de l’islam occidental, le mythe philosophique gréco-allemand. A la présentation de l’islam comme fracture de la romanité et facteur (involontaire) de l’Occident répond encore une vision de l’histoire de la pensée qui prétend renouer directement avec la Grèce en excluant de l’Occident et de ses multiples mémoires tout ce qui n’est pas chrétien et romain (en incluant sous ce terme l’ultime incarnation de l’imperium qu’est le catholicisme romain). Chaque fois qu’ils en ont l’occasion, les philosophes modernes rappellent que la philosophie est grecque et allemande. C’est devenu une obsession et une formule quasi hypnotique : la « source est grecque » (Marcel Conche) et elle coule allemande – « la philosophie est fille de l’Allemagne », comme l’écrit Jean d’Ormesson, et de préciser : « La philosophie occidentale a connu deux âges d’or à deux millénaires et demi de distance : la philosophie grecque et la philosophie allemande » (Le Figaro, 5 février 1993).

Renouer avec la Grèce par-delà la parenthèse arabe et juive, tel est le fantasme herméneutique qui accompagne la vision politique du caractère exclusivement chrétien de l’Occident – même là où, en l’occurence, on espère dépasser jusqu’au christianisme lui-même dans une impétueuse remontée vers le « matin grec ». A l’Europe septentrionale de Pirenne, destinée à rendre compte de la formation et de l’unité du monde carolingien, se substitue alors, par-delà les siècles, l’Europe nordique et germanique d’un Heidegger, dont la vision de l’histoire de l’être comme destin de l’Occident est elle-même entièrement destinée à faire communiquer l’Allemagne et la Grèce, sans médiateur ni médiation « étrangère », un monde dont la cohérence et l’unité, au-delà des spéculations sur la parenté des langues grecque et germanique comme langues naturellement philosophiques, paraissent à l’évidence tenir à ce seul fait qu’il ne comporte ni Arabes ni juifs.

C’est de ce monde qu’il nous faut sortir pour repenser l’avenir méditerranéen, la culture « occidentale » et les relations avec les sociétés « arabes ». C’est de ce scénario gréco-allemand que les Arabes eux-mêmes doivent sortir. Telle que nous l’ont laissée les Lumières, l’histoire de la raison s’est confondue avec celle de la colonisation. Cette histoire n’est plus acceptable, ni, avec elle, la double amnésie ethnocentrique qui nourrit à la fois le discours xénophobe de l’extrême droite française et le repli anti-« occidental » des fondamentalistes musulmans.

Alain de Libera

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