Le grotesque est absolument inscrit dans la mécanique du pouvoir...


J’appellerai « grotesque » le fait, pour un discours ou pour un individu, de détenir par statut des effets de pouvoir dont leur qualité intrinsèque devrait les priver. Le grotesque, ou, si vous voulez, l’« ubuesque », ce n’est pas simplement une catégorie d’injures, ce n’est pas une épithète injurieuse, et je ne voudrais pas l’employer dans ce sens. Je crois qu’il existe une catégorie précise ; on devrait, en tout cas, définir une catégorie précise de l’analyse historico-politique, qui serait la catégorie du grotesque ou de l’ubuesque.

La terreur ubuesque, la souveraineté grotesque ou, en d’autres termes plus austères, la maximalisation des effets de pouvoir à partir de la disqualification de celui qui les produit : ceci, je crois, n’est pas un accident dans l’histoire du pouvoir, ce n’est pas un raté de la mécanique. Il me semble que c’est l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes du pouvoir. Le pouvoir politique, du moins dans certaines sociétés et, en tout cas, dans la nôtre, peut se donner, s’est donné effectivement la possibilité de faire transmettre ses effets, bien plus, de trouver l’origine de ses effets, dans un coin qui est manifestement, explicitement, volontairement disqualifié par l’odieux, l’infâme ou le ridicule. Après tout, cette mécanique grotesque du pouvoir, ou ce rouage du grotesque dans la mécanique du pouvoir, est fort ancien dans les structures, dans le fonctionnement politique de nos sociétés. Vous en avez des exemples éclatants dans l’histoire romaine, essentiellement dans l’histoire de l’Empire romain, où ce fut précisément une manière, sinon exactement de gouverner, du moins de dominer, que cette disqualification quasi théâtrale du point d’origine, du point d’accrochage de tous les effets de pouvoir dans la personne de l’empereur ; cette disqualification qui fait que celui qui est le détenteur de la majestas, de ce plus de pouvoir par rapport à tout pouvoir quel qu’il soit, est en même temps, dans sa personne, dans son personnage, dans sa réalité physique, dans son costume, dans son geste, dans son corps, dans sa sexualité, dans sa manière d’être, un personnage infâme, grotesque, ridicule. De Néron à Héliogabale, le fonctionnement, le rouage du pouvoir grotesque, de la souveraineté infâme.

Le grotesque, c’est l’un des procédés essentiels à la souveraineté arbitraire. Mais vous savez aussi que le grotesque, c’est un procédé inhérent à la bureaucratie appliquée. Que la machine administrative, avec ses effets de pouvoir incontournables, passe par le fonctionnaire médiocre, nul, imbécile, pelliculaire, ridicule, râpé, pauvre, impuissant, tout ça a été l’un des traits essentiels des grandes bureaucraties occidentales, depuis le XIXe siècle. Le grotesque administratif n’a pas été simplement l’espèce de perception visionnaire de l’administration qu’ont pu avoir Balzac, Dostoïevski, Courteline ou Kafka. Le grotesque administratif, c’est en effet une possibilité que s’est réellement donné la bureaucratie. « Ubu rond de cuir » appartient au fonctionnement de l’administration moderne, comme il appartenait au fonctionnement du pouvoir impérial à Rome d’être entre les mains d’un histrion fou. Et ce que je dis de l’Empire romain, ce que je dis de la bureaucratie moderne, on pourrait le dire de bien d’autres formes mécaniques de pouvoir, dans le nazisme ou dans le fascisme. Le grotesque de quelqu’un comme Mussolini était absolument inscrit dans la mécanique du pouvoir. Le pouvoir se donnait cette image d’être issu de quelqu’un qui était théâtralement déguisé, dessiné comme un clown, comme un pitre.

[Michel Foucault, « Les Anormaux »]




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