En traitant ainsi du colonialisme, l’on prétend que les guerres de conquête, les massacres, les déportations, les razzias, les travaux forcés, les expropriations et toutes sortes de destructions – tout ceci ne fut que “ la corruption d’une grande idée ” ou, comme l’affirme Alexis de Tocqueville, “ des nécessités fâcheuses ”.
Réfléchissant sur l’espèce de guerre qu’on peut et doit faire aux Arabes, le même Tocqueville affirme que “ tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés ”. Et de recommander en particulier l’interdiction du commerce et “ le ravage du pays ”. “ Je crois, dit-il, que le droit de guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit tous les temps en faisant des incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux ”.
Comment s’étonner, dès lors, qu’il finisse par s’exclamer : “ Dieu nous garde de voir jamais la France dirigée par l’un des officiers de l’armée d’Afrique ! ”. La raison en est que l’officier qui “ une fois a adopté l’Afrique, et en a fait son théâtre (y) contracte bientôt des habitudes, des façons de penser et d’agir très dangereuses partout, mais surtout dans un pays libre. Il y prend l’usage et le goût d’un gouvernement dur, violent, arbitraire et grossier ”.
Telle est, en effet, la vie psychique du pouvoir en régime colonial : brutalité, arbitraire et grossièreté. Il s’agit, non pas d’une “ grande idée ”, mais d’une espèce bien déterminée de violence au centre de laquelle figure la guerre des races. C’est la raison pour laquelle des penseurs tels que Hannah Arendt ou Simone Weil ont, après avoir examiné en détail les procédés des conquêtes et de l’occupation coloniales, conclu à une analogie entre celles-ci et l’hitlérisme. L’hitlérisme, dit Simone Weil, “ consiste dans l’application par l’Allemagne au continent européen, et plus généralement aux pays de race blanche, des méthodes de la conquête et de la domination coloniales ”. Et de citer à l’appui de sa thèse les lettres écrites par Hubert Lyautey de Madagascar et du Tonkin.
La médiocrité des performances économiques coloniales est aujourd’hui largement admise. Après s’être longtemps appuyée sur les sociétés concessionnaires dont personne de sérieux ne nie aujourd’hui la brutalité et les méthodes de prédation, la France vécut longtemps dans l’illusion qu’elle pouvait bâtir son Empire à peu de frais. Elle avait, dès 1900, rejeté l’idée de programmes d’investissement dans les territoires coloniaux qui auraient bénéficié de fonds métropolitains et qui auraient fait un usage intensif des ressources africaines.
Le concept, surtout à partir des années vingt, était que chaque territoire colonial devait subvenir à ses propres dépenses. En d’autres termes, les colonisés devaient financer eux-mêmes leur propre servitude. Et c’est ce en quoi consista, pour une très large part, l’idéologie de la “ mise en valeur des colonies ”. Ce n’est qu’après 1945 que l’idée d’un colonialisme développemental se fit jour – et encore ne s’agissait-il que d’une économie d’extraction, fragmentée et opérant sur des marchés captifs à partir d’enclaves plus ou moins disjointes.
Ce projet fut vite abandonné pour au moins deux raisons: d'abord à cause de coûts jugés trop élevés; ensuite parce qu'au bout du compte la logique impériale était simplement intenable. À long terme, les demandes indigènes en matière de droits civiques et d'égalité raciale au sein d'un espace politique unique (l'État-providence) avaient pour effet de déplacer sur la Métropole les coûts que cette dernière s'efforçait de rabattre sur les territoires coloniaux eux-mêmes. Ainsi s'explique, pour l'essentiel, la décision de décoloniser.
C'est, en partie, parce que l'on est persuadé d'avoir établi dans les colonies une « civilisation bienfaisante» que l'on éprouve tant de peine à déchiffrer les contours de la « nouvelle société française». Ainsi en est-il de ce que l'on nomme - afin de mieux le stigmatiser - le « communautarisme ». Mais l'idée que le « communautarisme » rassemble, par exemple, l'ensemble des musulmans de France fait-elle vraiment sens? Olivier Roy n'a-t-il pas raison lorsqu'il affirme qu'il n'y a pas plus de « communauté musulmane» que de « communauté juive » en France, mais des populations éclatées, hétérogènes et, dans l'ensemble, peu soucieuses de s'unifier ou même de se reconnaître avant tout comme des communautés religieuses? Croit-on vraiment que l'on pourra fonder de nouveau le lien social en faisant de la laïcité la police de la religion ou du vêtement, ou que les problèmes de l'immigration et d'intégration constituent avant tout des problèmes de sécurité? Comment se fait-il que la figure du «musulman» ou de l'« immigré» qui donne le discours public ne soit jamais celle d'un « sujet moral» à part entière, mais puise toujours dans des catégories dévaluantes qui traitent des « musulmans» et des «immigrés» comme d'une masse indistincte, qu'il est, dès lors, permis de disqualifier sommairement ?
C'est, par ailleurs, cette façon de diviser les gens qui explique que l'on éprouve tant de peine à donner chair au rmodèle civique républicain. C'est, enfin, ce qui rend si difficile le processus de figuration politique d'une société éclatée en une multitude de voix de plus en plus séparées par les nouvelles questions sociales : la question raciale et celle de l'islam. En mutilant de cette manière l'histoire de la présence française au monde et de la présence du monde en son sein, l'on fait croire que la tâche de production et d'institution de la nation française, loin d'être une expérimentation continue, s'est achevée depuis longtemps déjà, et qu'il n'est plus que du devoir des nouveaux arrivants de s'intégrer à une identité qui existe déjà et qui leur est offerte à la manière d'un don, en retour duquel ils doivent manifester reconnaissance, voire «respect de notre propre étrangeté». C'est une violence similaire qui fait penser que le modèle civique républicain aurait, depuis longtemps, trouvé ses formes canoniques; ou encore que tout ce qui remet en question ses fondements ethniques et racialisants relèverait purement et simplement du projet tant honni d'une «démocratie des communautés et des minorités », ou d'une manière d' «ethniciser » des questions qui seraient avant tout « sociales».
Les remarques que l'on vient de faire ne peuvent paraître curieuses que si l'on fait l'impasse sur la prodigieuse logique de clôture (culturelle et intellectuelle) dont la France a fait l'expérience au cours du dernier quart du XXe siècle. Ce reflux nationaliste et provincial de la pensée a profondément affalbli ses capacités à penser le monde et à contribuer de façon décisive aux débats sur la démocratie à venir. Les raisons de cette myopie étant trop bien connues, point n'est besoin de les ressasser ici. Qu'il suffise d'en mentionner deux. D'une part - et à quelques exceptions près -, la France n'a pas su mesurer à sa juste valeur la signification politique du virage qu'a été l'irruption, dans différents champs du savoir, de la philosophie, des arts et de la littérature, des quatre courants intellectuels qu'ont été la théorie postcoloniale, la critique de la race, la réflexion sur les diaspora et toutes sortes de flux culturels, ainsi que, dans une moindre mesure, la pensée féministe. L'apport de ces courants à la théorie démocratique, à la critique de la citoyenneté et au renouvellement de la pensée sur la différence et l'altérité est indiscutable. Cruciale est, à cet égard, la reconnaissance du fait qu'historiquement l'individu se constitue en citoyen par la médiation d'un processus de subjectivation. En d'autres termes, est citoyen celui, ou celle, qui peut répondre personnellement à la questton «Qui suis-je?» et peut, ce faisant, parler publiquement à la première personne. Certes, il ne suffit pas de parler à la première personne pour exister comme sujet. Mais il n'y a pas de démocratie là où cette possibilité est purement et simplement niée. D'autre part, pour avoir négligé l'importance de ces pensées venues d'ailleurs (et qui, pourtant, s'inspiraient profondément des apports de sa philosophie), la France s'est souvent retrouvée dans l'incapacité d'élargir sa réflexion sur les rapports entre la mémoire et la nation. Comment, par exemple, ne pas voir que la plantation et la colonie constituent à la fois des lieux de mémoire et des lieux d'épreuve? Ici, peut-être plus qu'ailleurs, s'éprouve ce en quoi consiste la tentative de devenir sujet, ou encore de se soucier de soi (autosubjectivation). Comment ne pas voir que la plantation et la colonie récusent radicalement li possibilité d'appartenance à une humanité commune, cette pierre angulaire de l'idée républicaine?
Dans la forme française d'humanisme civique (la République), le passage du moi particulier au moi universel (l'homme en général) n'est possible que si l'on fait abstraction des différences individuantes. Dans cette logique, le citoyen est avant tout celui, ou celle, qui est conscient(e) d'être un être humain égal aux autres et qui, en outre, dispose de la capacité de discernement de ce qui est utile au bien public. Les courants de pensée nés de la rencontre avec le «tout-monde» montrent cependant que, là où ces attaches ont été niées ou oblitérées par la violence et la domination, la montée vers la citoyenneté n'est pas automatiquement incompatible avec l'attachement à ces différence individuantes que sont la famille, la religion, la corporation, voire l'ethnie ou la race. Le sentiment d'appartenance à la société lu genre humain (la définition de soi en termes universels) ne passe pas nécessairement par l'abstraction des différences individuantes. L'abstraction des différences n'est pas une condition sine qua non de la conscience d'appartenance à une humanité commune.
Les mêmes courants montrent également que si l'on veut «ouvrir le futur à tous», il faut au préalable opérer une critique radicale des présupposés qui ont favorisé la reproduction des apports de sujétion tissés sous l'Empire entre les indigènes et les colons et, plus généralement, entre l'Occident et le reste du monde. Ces rapports s'incarnaient dans des institutions miliaires, culturelles et économiques. Mais ils se donnaient surtout voir dans des dispositifs de coercition symbolique, ou encore tant des corpus de connaissances dont l'orientalisme, l'africanisme ou la sinologie représentent sans doute les avatars les mieux connus. Dans cette perspective, la démocratie à venir est elle qui aura pris au sérieux la tâche de déconstruction des savoirs impériaux qui, naguère, ont rendu possible la domination des sociétés non européennes. Cette tâche doit aller de pair avec la critique de toutes les formes d'universalisme qui, hostiles à la différence et, par extension, à la figure d' Autrui, attribuent à l'Occident le monopole de la vérité, de la « civilisation» et de humain.
En opérant une critique radicale de la pensée totalisante du Même, l'on pourra poser les fondements d'une réflexion sur la différence et l'altérité, d'une pratique de la convivialité, d'une esthétique de la singularité plurielle - cette multiplicité dispersante à laquelle se réfèrent sans cesse des penseurs tels qu' Édouard Glissant ou Paul Gilroy. Et en cet âge de l'unilatéralisme et de la bonne conscience, on pourra relancer la critique de tout Souverain qui, cherchant à passer pour l'Universel, finit toujours par produire une notion essentialiste de la différence comme mesure et structure hiérarchique destinées à légitimer le meurtre et l'inimitié. Une telle critique est nécessaire parce qu'elle ouvre la voie à la possibilité d'une démocratie véritablement postraciale fondée sur l'obligation de reconnaissance mutuelle comme condition d'une vie conviviale. Dans ce type de démocratie, l'égalité ne consiste pas tant « en une commensurabilité des sujets par rapport à quelque unité de mesure» qu'en l'« égalité des singularités dans l'incommensurable de la liberté », pour reprendre des termes de Jean-Luc Nancy. Dans de tels contextes, énoncer le pluriel de la singularité devient l'un des moyens les plus efficaces pour négocier le Babel des races, des cultures et des nations rendu inévitable par la longue histoire de la globalisation.
Si la France veut peser d'un poids quelconque dans le monde qui vient, voilà la direction qu'elle doit prendre. Mais prendre cette direction implique qu'elle démolisse le mur du narcissisme (politique, culturel et intellectuel) qu'elle a érigé autour d'elle - narcissisme dont on pourrait dire que l'impensé procède d'une forme d'ethno-nationalisme racialisant. Ce désir de provincialisme est d'autant plus surprenant qu'il fleurit à l'ombre de l'une des traditions de la pensée politique qui, dan l'histoire de la modernité, a, plus que toute autre, fait montre d'une sollicitude radicale pour l'« homme » et pour la « raison » se trouve que, historiquement, cette sollicitude pour le soi réservé à l'« homme » et à la « raison» a vite montré ses limites chaque fois qu'il a fallu reconnaître la figure de l'« homme» dans le visage d'Autrui défiguré par la violence du racisme. Le versant nocturne de la République, l'épaisseur inerte où vient s'engluer sa radicalité, c'est encore et toujours la race. Celle-ci est la page obscure où, placé par la force du regard de l'Autre, l'« homme» se retrouve dans l'impossibilité de savoir en quoi consiste l'essence de son travail et des lois. Or, il se trouve que, dans ce pays, une imprenable tradition d'universalisme abstrait, héritée de la Révolution de 1789 et de la Terreur, n'a cessé de nier le fait brutal de la race, sous le prétexte que la revendication du droit à la différence - peu importe laquelle - contredit le dogme républicain d'égalité universelle. De fait, ce qui, en principe, fait la force de l'idéal républicain, c'est son adhésion au projet d'autonomie humaine. Comme l'explique Vincent Descombes, le projet d'autonomie humaine est celui d'une « humanité qui poserait elle-même et à partir d'elle-même les principes de sa conduite.». Mais cette tradition feint d'oublier que l' « homme » se laisse repérer sous des figures à chaque fois différentes et singulières, et qu'aucune pensée du sujet ne saurait être complète si elle oublie que celui-ci ne s'appréhende que dans une distanciation de soi à soi et ne saurait s'éprouver que dans la relation positive à un ailleurs.
Achille Mbembe
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