Si la présence de populations musulmanes en Europe et en Amérique du Nord est ancienne, sa visibilité dans l’espace public semble désormais constituer un enjeu politique majeur pour les sociétés occidentales. Les sciences sociales se sont largement saisies de cet objet de recherche depuis les années 1980, mais le sujet demeure sensible et « étudier la « question musulmane » en France revient autant à analyser l’objet que les luttes symboliques – mais bien réelles – qui en définissent les contours et en déterminent la saillance dans le débat public » (Geisser, 2012, p. 351). En d’autres termes, pour étudier la place de l’islam et des musulmans en France, il convient d’étudier les principaux enjeux qu’elle révèle et notamment celui de son rejet. Or, les travaux sur ce nouvel objet d’étude qu’est « l’islamophobie », abondants parmi les publications en anglais, demeurent relativement rares dans les recherches universitaires francophones, comme en témoigne le peu d’ouvrages en français qui utilisent ce terme dans leur titre (Geisser, 2003 ; Deltombe, 2005 ; Mestiri et al., 2008 ; Büttgen et al., 2010 ; Rivera, 2010 ; Esteves, 2011 ; Hajjat & Mohammed, 2013).
La notion d’islamophobie s’est diffusée dans l’espace public français depuis plusieurs années, mais sa définition demeure objet de débats. Plusieurs institutions et acteurs participent au processus de production de discours, dans les champs scientifiques, politiques et médiatiques, reflétant les questions politiques et idéologiques que l’utilisation de cette notion nouvelle soulève. L’objectif de cette réflexion est de proposer l’« étude d’un mot et de ses usages, au travers des différentes idées ou choses qu’il a pu exprimer » (Dufoix, 2011, p. 20); Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’histoire du mot islamophobie qui remonte au début du XXe siècle, et sa résurgence dans la période contemporaine. Nous présenterons ensuite une synthèse des tentatives de conceptualisation de l’islamophobie dans le champ scientifique. Nous analyserons enfin les travaux en français, moins nombreux, qui reflètent les enjeux d’un débat où se confrontent d’autres producteurs de discours, comme les journalistes et les militants, alors que les recherches empiriques sur cette question gagneraient à se multiplier.
II. ORIGINE ET DIFFUSION DU MOT ISLAMOPHOBIE
Un terme français qui a acquis une légitimité en anglais
La diffusion contemporaine du terme d’islamophobie date de 1997, suite à la publication du rapport du Runnymede Trust en Grande‑Bretagne : Islamophobia. A Challenge for Us All. Ce rapport, produit par un think tank engagé sur les questions d’égalité raciale a connu un large écho, lui conférant une reconnaissance publique et politique (Allen, 2010, p. 15). Dès lors, l’islamophobie a été discutée, critiquée et analysée, en tant que phénomène mais aussi en tant que concept sociologique.
Le rapport du Runnymede Trust suggère que la première occurrence écrite du mot date de 1991, dans un journal étasunien, se référant au fait que l’islamophobie participe à la réticence de Moscou à se retirer d’Afghanistan. Pourtant, Edward Said utilise déjà le terme dans un texte de 1985. L’auteur de l’Orientalisme qui a analysé de manière approfondie le regard de l’Occident sur l’Orient, montre que cette altérité se cristallise surtout autour des figures de l’Arabe et du musulman (Saïd, 1980, pp. 40‑41). Si les travaux de Said traitent de l’image de l’islam et de la manière dont il est essentialisé, l’auteur n’utilise le terme d’islamophobia qu’une fois et de manière allusive (Said, 1985, p. 99). Ces deux occurrences apportent des pistes de réflexion pour l’usage futur du terme, en l’inscrivant dans l’héritage des travaux sur l’orientalisme, et dans les questions internationales qui lient islamophobie et guerres menées contre des pays musulmans.
S’il existe quelques autres occurrences du mot dans les années 1960 et 1970, les premières apparitions du terme d’islamophobie remontent au tournant du XXe siècle, et s’inscrivent dans l’histoire coloniale française. Le mot a été utilisé par un groupe « d’administrateurs‑ethnologues » spécialisés dans les études de l’islam africain, pour décrire d’une part, une « islamophobie de gouvernement » fondée sur une différenciation des musulmans dans le système d’administration colonial français, et d’autre part, une « islamophobie savante et cléricale », qui véhicule des préjugés sur l’islam et une méconnaissance des réalités de cette croyance (Quellien, 1910 ; Delafosse, 1910). Parallèlement, le terme est utilisé, toujours en français, sous la plume d’Étienne Dinet et Sliman Ben Ibrahim, dans deux ouvrages qu’ils publient en 1918 et en 1922 et dans lesquels ils critiquent les distorsions orientalistes des écrits d’érudits sur l’islam. Il est intéressant de noter que la version anglaise de l’ouvrage de Dinet et Ben Ibrahim a préféré « feelings inimical to Islam » pour traduire le terme français d’islamophobie (Bravo Lòpez, 2011 ; Hajjat & Mohammed, 2012).
Malgré ses racines françaises, et hormis quelques apparitions dans les années suivantes, l’islamophobie ne connaîtra une réelle diffusion dans l’espace public qu’après le rapport du Runnymede Trust, en anglais cette fois. Cette origine contemporaine est également discutée aujourd’hui, où plusieurs récits entrent en concurrence. Différents acteurs ont revendiqué la paternité du mot dans le cadre des mobilisations antiracistes en Grande‑Bretagne, qui sont progressivement passées de la question raciale à la prise en compte plus importante de la dimension religieuse (Allen, 2010, pp. 5‑7). Il semble que le terme islamophobie circulait déjà dans les milieux musulmans britanniques dans les années 1990 (Conway, 1997 ; Brown, 2000).
État des lieux de la recherche internationale sur l’islamophobie
Si le mot islamophobie se diffuse à partir de 1997, il devient incontournable après le 11 septembre 2001. Les institutions européennes financent des rapports et organisent des rencontres pour analyser et combattre l’islamophobie en Europe, différentes enquêtes sont menées par des associations, des ONG ou des fondations, et le terme est utilisé dans des discours à l’ONU, lui conférant une légitimité et une diffusion internationales. En 2004, Kofi Annan, alors Secrétaire général de l’ONU, déclare : « Quand le monde est contraint d’inventer un nouveau terme pour constater une intolérance de plus en plus répandue, c’est une évolution triste et perturbante. C’est le cas avec l’islamophobie ».
Le responsable de l’enquête du Runnymede Trust reconnaît que le mot n’est pas idéal, à l’instar de xénophobie, mais qu’il permet de décrire un phénomène réel qui prend de l’ampleur : « an ugly word for an ugly reality » (Conway, 1997, p. 1). Les premiers travaux britanniques analysant l’usage du terme islamophobia, et qui demeurent des références aujourd’hui, sont d’une part ceux de Tariq Modood, chercheur britannique spécialiste du multiculturalisme et du racisme, qui s’intéresse plus particulièrement aux musulmans. Il est un des premiers à analyser la spécificité du racisme qui vise les musulmans et à s’intéresser à la définition de l’islamophobie, dans un texte de 1997. Depuis, ses publications sur le sujet sont restées prolifiques, qu’il s’agisse d’articles individuels ou de travaux collectifs (Modood, 1997 ; Modood, Triandafyllidou & Zapata‑Barrero, 2006 ; Meer & Modood, 2009, 2012). D’autre part, l’article de Fred Halliday « Islamophobia reconsidered » en 1999, sert souvent de point de départ aux analyses critiques discutant la définition de l’islamophobie (Halliday, 1999). Si ce spécialiste du Moyen‑Orient et politologue reconnu à la London School of Economics a peu écrit sur ce thème précisément, son opposition à l’usage du mot dans cet article a permis de prolonger le débat. Dans son ouvrage de 2010, issu de la première thèse publiée portant spécifiquement sur l’islamophobie, Chris Allen revient sur la définition du mot, ses origines et sur une critique fine de ses usages dans le rapport du Runnymede Trust. Sociologue à l’Université de Birmingham, il a été parallèlement expert dans plusieurs rapports sur l’islamophobie, dont l’une des premières recherches européennes sur le sujet (EUMC, 2002). Les travaux de Chris Allen sont probablement les plus aboutis concernant l’effort de conceptualisation de l’islamophobie aujourd’hui. Dans les années 2000 et surtout depuis 2010, les articles, les recensions et les ouvrages collectifs incluant dans leur titre le mot islamophobie se multiplient. Ces derniers demeurent majoritairement sous la direction de chercheurs ou publiés dans des maisons d’édition britanniques, même si des spécialistes de différents pays y participent (Fekete & Sivanandan, 2009 ; Matar, 2010; Sayyid &Vakil, 2010 ; Helbling, 2012 ; Lean & Esposito, 2012 ; Morgan & Poynting, 2012). Les ouvrages édités aux États‑Unis et les recherches portant sur ce pays se développent également (Shryock, 2010 ; Esposito & Kalin, 2011 ; Sheehi, 2011 ; Kumar, 2012 ; Marzouki, 2013), incluant souvent la dimension géopolitique de l’islamophobie. Certaines revues scientifiques publient fréquemment des articles sur l’islamophobie (Ethnic and Racial Studies, Patterns of Prejudice), et une revue centrée sur ce sujet a vu le jour en 2012 (Islamophobia Studies Journal). Notons qu’il existe des recherches sur l’islamophobie dans d’autres pays, dont les chapitres d’ouvrages collectifs en anglais rendent compte, et dans d’autres langues que nous ne pourrons analyser ici (Corrales, 2004 ; Otterbeck & Bevelander, 2006).
En France, l’ouvrage de Vincent Geisser, La nouvelle islamophobie, est le premier essai français sur le sujet, publié en 2003. Il est suivi par l’analyse approfondie de l’islamophobie dans les médias télévisuels français de Thomas Deltombe (2005), qui retrace l’émergence de la question musulmane comme « problème », de la révolution iranienne en 1979 aux débats sur le voile de 2004. Dans un autre registre, un ouvrage collectif réunissant les contributions de quatorze historiens traite de l’« islamophobie savante », la replaçant dans une histoire et une idéologie anciennes, mais aussi dans des débats contemporains qui révèlent une certaine vision de l’islam en Occident (Büttgen et al., 2010 [9][9] Cet ouvrage répond à la polémique suscitée par l’ouvrage...). L’essai d’Annamaria Rivera (2010), traduit de l’italien, analyse de manière approfondie les discours sur les immigrés en France et en Italie, montrant les spécificités d’un nouveau racisme qui vise les musulmans. À travers les « affaires de voile », elle décrit la manière dont les discours en France insistent sur le rejet du « communautarisme », accusation qui ne vise que les revendications des minorités discriminées. Un autre ouvrage traitant de l’islamophobie en Grande‑Bretagne (Esteves, 2011), analyse les références à la couleur, à la race et à la religion dans la manière dont le racisme est appréhendé. Notons également les travaux de Jocelyne Cesari, spécialiste française de l’islam et des musulmans en Europe, aujourd’hui affiliée à la Harvard University, qui avait posé la question dès 1997 : Faut‑il avoir peur de l’islam ? (Cesari, 1997), et continue à travailler sur ces questions, le plus souvent en anglais (Cesari, 2013). Un des seuls ouvrages collectifs en français sur le sujet, Islamophobie dans le monde moderne (Mestiri et al., 2008), réunit les actes d’un colloque international qui a eu lieu en 2006 à la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris.
D’autres auteurs francophones, plus ou moins proches du monde universitaire (journalistes, chercheurs indépendants, écrivains), ont également publié un certain nombre d’ouvrages sur la question musulmane et l’islamophobie (Gresh, 2004; Tévanian, 2013 ; Meziti, 2013). Enfin, plusieurs articles en français, y compris suisses et belges (Boèce, 2003 ; Khader & Roosens, 2004 ; Manço, 2004), abordent la question de l’islamophobie explicitement (Brion, 2000 ; Leman, 2004 ; Mucchielli, 2004 ; Zemni, 2004 ; Adelkhah, 2007 ; Delcroix, 2011), mais la plupart de ces études utilisent le terme, souvent sans le définir. Il en va de même au Québec, où plusieurs chercheurs s’intéressent à la question de l’islamophobie dans leurs publications.
Sans être exhaustive, cette présentation montre que la recherche sur l’islamophobie en tant que concept mais aussi en tant que phénomène est plus développée dans la littérature en anglais que dans la recherche française et francophone.
III. TENTATIVES DE DEFINITION ET DE CONCEPTUALISATION
Entre continuité historique et historicisation
À l’instar des études sur l’orientalisme, l’histoire de la diffusion d’une image négative de l’islam en Occident est abondamment traitée mais rarement synthétisée de manière à mesurer l’impact de ces différents imaginaires aujourd’hui. Entre l’orientalisme médiéval, imprégné des luttes religieuses entre Chrétienté et Islam, la période des Lumières rejetant la religion musulmane comme irrationnelle et arriérée ou la période coloniale qui façonne l’image des musulmans en France, l’analyse historique s’avère incontournable (Tolan, 2003 ; Thomson, 2005 ; Reynaud Paligot, 2006). En plus de puiser dans l’histoire européenne, les analyses portant sur les États‑Unis s’appuient sur la construction des relations raciales et évoquent l’impérialisme contemporain. Comme le montrent plusieurs textes de l’ouvrage collectif d’Esposito et Kalin (2011), l’impérialisme serait responsable de l’islamophobie actuelle, en se présentant, à l’instar de l’orientalisme du XIXe siècle, comme un processus d’altérisation (othering) servant à légitimer la domination militaire, politique et culturelle occidentale. Ainsi, l’islamophobie serait une construction idéologique servant à justifier la domination hégémonique américaine (Sheehi, 2011). Le premier chapitre de l’ouvrage collectif de Maleiha Malik revient notamment sur les représentations des musulmans aux XVIe‑XVIIIe siècles, montrant comment la menace politique de l’Empire ottoman s’est transformée, dans les écrits britanniques de l’époque, en conflit entre la Chrétienté et l’Islam (Matar, 2010). Plusieurs auteurs traitant de l’islamophobie actuelle s’attardent longuement sur ses racines historiques, évoquant à la fois les croisades, la Reconquista espagnole (une forme de maurophobie selon Lorente, 2010) ou la conquête de l’Amérique (Rana, 2007). Ces conquêtes internes (en Espagne) et externes (vers l’Amérique) auraient créé les frontières modernes de l’altérité et d’une hiérarchie raciale et ethnique dans le système mondial, en suivant une même matrice post‑coloniale (Grosfoguel & Martín‑Muñoz, 2010).
Certaines de ces analyses relèvent davantage d’essais théoriques que d’enquêtes empiriques documentées. Les travaux des historiens apportent un éclairage intéressant sur ces continuités, même si le lien entre islamophobie contemporaine et écrits du passé n’est pas toujours explicitement posé ou convaincant. Cependant, ces réflexions tendent à montrer que le 11 septembre 2001 ne représente pas une rupture réelle, et s’inscrit plutôt dans une continuité historique. La prise en compte de la spécificité des contextes nationaux, notamment celui de la France, comme le montre la naissance du mot au début du XXe siècle, peut difficilement faire l’impasse sur la période coloniale, la guerre d’Algérie et l’histoire de l’immigration. Les premières analyses portant sur le rejet de l’islam et des musulmans insistent sur l’importance du facteur historique et de l’héritage colonial (OSI, 2002 ; Geisser, 2003). En 1997, Jocelyne Cesari décrivait la construction de l’image négative de l’islam dans l’histoire, notamment coloniale (Cesari, 1997) et Farhed Khosrokhavar évoquait un « contentieux historique non résolu, le sentiment de l’appartenance frauduleuse des immigrés à la nation, l’impression générale que les jeunes issus de l’immigration rejettent la civilisation française par leur adhésion ostentatoire à l’islam » (Khosrokhavar, 1997, pp. 37‑38).
Des relations internationales aux politiques des États
Ces réflexions sur l’histoire revêtent un double intérêt. D’une part, elles permettent d’interroger les différentes échelles d’analyse de l’islamophobie, le global, le national et le local, qui s’imbriquent différemment selon l’histoire de chaque pays. Les ouvrages collectifs proposant des études de cas sur l’islamophobie dans plusieurs pays montrent l’importance de la contextualisation historique (Sayyid & Vakil, 2010 ; Morgan & Poynting, 2012). Les relations internationales et leur influence sur les politiques des États participent à la construction du racisme et des mécanismes d’altérisation (le national/l’étranger, l’adversaire/l’allié). On voit ainsi se dessiner des continuités entre les logiques de politique étrangère et la politique intérieure vis‑à‑vis de certains groupes, en matière d’immigration, de surveillance ou dans la pratique administrative. Les logiques de guerre contre le terrorisme se conjuguent aux lois sécuritaires au niveau national (Bigo et al., 2008). En France, les constructions de l’islam comme menace extérieure et intérieure font coïncider les débats sur l’immigration avec la question sécuritaire qui mêle terrorisme et criminalité. Ainsi, les discours sur les émeutes urbaines, la délinquance et le radicalisme islamique dans les mosquées françaises visent tout particulièrement les « jeunes issus de l’immigration » dans les « banlieues », par ailleurs « musulmans » (Deltombe, 2005 ; Le Goaziou & Mucchielli, 2007).
D’autre part, l’historicisation et l’analyse des différentes échelles permettent d’élargir le regard sur les processus d’exclusion et de racisme au niveau des États. Ainsi, au‑delà des sentiments d’hostilité de la société à l’égard de l’islam à cause de contentieux historiques, il s’agit d’analyser le rôle de l’État et de ses institutions. Pour expliquer la construction de l’altérité et des frontières de la nation par la sphère politique, il faut prendre en compte les fonctionnements institutionnels et le traitement de l’islam dans différents secteurs publics. Le rôle d’institutions comme le Haut Conseil à l’intégration doit être analysé dans la diffusion d’une certaine conception de la laïcité mais aussi la circulation des acteurs entre organisations militantes, institutions et sphères politiques. Il en va de même des législations qui se réfèrent à la laïcité et des confusions liées à l’islam dans leur application (sa pratique, sa visibilité, son sens). Par ailleurs, la mise à l’agenda politique de différentes questions en lien avec l’islam montre des mécanismes de pouvoir que peuvent révéler des enquêtes approfondies sur chaque controverse. Ainsi, dans son analyse de l’affaire du voile de 2003‑2004 qu’elle considère comme un « cas d’école », Françoise Lorcerie montre qu’il s’agit d’une entreprise politique, menée par des « entrepreneurs bien placés dans les rouages du pouvoir », qui ont agrégé une coalition d’acteurs du monde militant et médiatique autour de cette cause (Lorcerie, 2005).
Les définitions de l’islamophobie : entre étymologie et processus de racialisation
Parallèlement à la contextualisation du phénomène, les publications en anglais ont abondamment discuté les enjeux de définition de l’islamophobie. Le rapport du Runnymede Trust propose une définition qui sera reprise et/ou critiquée par nombre de chercheurs. L’islamophobie renvoie à la crainte ou la haine de l’islam (dread or hatred), et par extension à la peur et l’hostilité (fear and dislike) à l’encontre de tous les musulmans. Cette hostilité est visible dans les médias, elle se manifeste par l’exclusion des musulmans dans les secteurs économique, social et politique, et enfin, par des discriminations et des harcèlements fréquents (Conway, 1997, p. 1). En partant d’une analyse détaillée du rapport, Chris Allen propose à son tour une conceptualisation plus précise de l’islamophobie (Allen, 2010, p. 190). Il insiste sur une distinction claire entre l’idéologie qui construit des discours et des attitudes, et ses effets entraînant l’exclusion et les pratiques discriminatoires : l’islamophobie comme processus et l’islamophobie comme produit (islamophobia‑as‑process et islamophobia‑as‑product). Plusieurs éléments sont constitutifs du processus, notamment les stéréotypes, en attribuant des différences figées à certains groupes en dehors de la société générale, ou la construction de représentations définies autour de sens donnés à certains signes (comme d’identifier le hijab au fondamentalisme). L’islamophobie est donc une idéologie, similaire dans sa théorie, ses fonctions et ses buts, au racisme, qui construit et perpétue des représentations négatives de l’islam et des musulmans, donnant lieu à des pratiques discriminatoires et d’exclusion (Allen, 2010, p. 190). À la lecture des travaux en anglais portant sur la définition de l’islamophobie, la clé de compréhension centrale réside dans une analyse du concept comme phénomène racial. Ainsi, on observe un glissement depuis plusieurs années entre le marqueur ethnique, racial ou de l’origine immigrée qui caractérisait le rejet de certaines populations, vers le marqueur religieux, de plus en plus prégnant et obéissant aux mêmes processus. La définition de l’islamophobie s’inscrirait alors dans les théories classiques du racisme (Banton, 1971 ; Guillaumin, 1972), conceptualisé comme un phénomène social multidimensionnel, qui implique l’imbrication des préjugés (stéréotypes, opinions), des pratiques (discriminations, agressions) et de l’idéologie (vision du monde, théories). Guillaumin montre comment le racisme fait exister les « races », les personnes étant discriminées en fonction de signes construits comme des marqueurs d’appartenance à un groupe pensé comme étant par nature ou culture (ou en l’occurrence par religion), radicalement différent et/ou inférieur.
La définition de l’islamophobie comme un racisme est également analysée à travers la comparaison avec l’antisémitisme, fréquente dans les publications en anglais. Elle permet, tout en distinguant les différences de contexte, d’insister sur les processus de racialisation religieuse similaires qui ont construit ces deux groupes à partir du marqueur religieux, de manière naturalisée et essentialisée (Schenker & Abu Zayyad, 2006 ; Bunzl, 2007 ; Meer & Noorani, 2008 ; Meer, 2013). Par ailleurs, la majorité des auteurs qui écrivent en anglais affirme que l’islamophobie relève d’un racisme structuré qui se manifeste concrètement plutôt que d’une peur irrationnelle comme le suggère l’étymologie du mot. Cette dimension n’est pas pour autant exclue, elle constitue l’un des aspects du phénomène, notamment lorsque l’islamophobie mondiale est considérée comme une panique morale, ou peur collective, qui se retrouve dans la plupart des pays occidentaux (Morgan & Poynting, 2012). Si le suffixe phobie ne semble pas le plus adéquat puisqu’il induit des analyses axées sur la psychologie collective, la peur est néanmoins une dimension prise en compte par certaines études (Abbas, 2004, p. 28 ; Lee et al., 2009, p. 93).
L’hostilité à l’égard des musulmans s’exprime davantage comme une forme de racisme culturel que comme une intolérance religieuse (Modood, 1997, p. 4). Le processus de racialisation se retrouve au cœur de plusieurs articles analytiques sur la définition de l’islamophobie (Rana, 2007 ; Frost, 2008 ; Meer & Modood, 2009 ; Sayyid & Vakil, 2010), ce qui explique que certains préfèrent utiliser le concept de « racisme anti‑musulman » (Werbner, 2005 ; Salaita, 2006), car les attaques ne visent pas l’islam en tant que foi, mais le fait d’être musulman (la muslimness). Fred Halliday va plus loin dans cette distinction qui contitue l’un des arguments de son article, dans lequel il justifie sa préférence pour le terme « anti-musulman », réfutant ainsi la partie « islam » dans l’étymologie du mot « islamophobie ». Il affirme que contrairement au conflit historique entre Islam et Chrétienté, aujourd’hui, ce n’est plus la religion musulmane en tant que foi qui est visée (Halliday, 1999, p. 898). D’autant plus que les discriminations qui touchent les musulmans ne seraient pas, selon lui, directement liées à la question religieuse. Cette affirmation, très contestée depuis, pose néanmoins une question centrale : quelle est la frontière entre le racisme anti‑musulman et l’hostilité exprimée à l’égard de l’islam en tant que religion ? Plusieurs auteurs réfutent les arguments de Halliday, affirmant que l’hostilité à l’encontre de l’islam et le rejet des musulmans sont intrinsèquement corrélés (Meer & Modood, 2009 ; Lee et al., 2009 ; Klug, 2012). Le politiste Erik Bleich, dans sa définition de l’islamophobie, montre justement que les discours négatifs visent à la fois l’islam et les musulmans (ou supposés), qui sont souvent liés de manière indissociable dans les perceptions générales (Bleich, 2011). Certes, les deux dimensions peuvent être analysées à part, mais la plupart des enquêtes, à l’instar de celle du Runnymede Trust, insistent sur l’interdépendance entre rejet de l’islam et des musulmans, d’où le concept de racialisation religieuse.
Mesurer l’islamophobie : les préjugés et les discriminations
L’imbrication entre image négative de l’islam et racisme à l’encontre des musulmans se pose d’une part dans les discours et d’autre part en termes de discriminations.
Erik Bleich inscrit sa définition de l’islamophobie dans les théories portant sur les préjugés : « attitudes ou émotions négatives et sans distinction/nuance à l’encontre de l’islam ou des musulmans ». Selon lui, le fait de critiquer des aspects de la doctrine ou des pratiques islamiques ne relève pas de l’islamophobie, à moins que cette critique ne se révèle sans nuance, et que les discours négatifs ne soient figés, immuables et sans distinction (indiscriminate). Les attitudes et discours doivent donc être contextualisés et mesurés selon leur degré d’intensité, comme étant « plus ou moins islamophobes ». Bleich distingue l’islamophobie qui se manifeste par des attitudes et des sentiments, de ses effets, c’est‑à‑dire la discrimination qu’il n’analyse pas. Dans son ouvrage collectif, Marc Helbling considère la définition de Bleich comme une « guiding definition » (Helbling, 2012, p. 6) et revendique une méthodologie qui s’appuie également sur les sondages d’opinion, pour comprendre les attitudes et sentiments des citoyens ordinaires à l’égard de l’islam et des musulmans (Helbling, 2012, p. 14). Les sondages ont également fait l’objet de recherches approfondies en France, notamment dans le cadre des rapports annuels de la Commission Nationale Consultative pour les Droits de l’Homme (CNCDH) qui visent à mesurer « l’état de l’opinion » quant aux questions de racisme. Une des constatations prégnantes du rapport de 2012 porte sur « la montée de l’intolérance et des perceptions anti‑islam » (Mayer, Michelat &Tiberj, 2013). Le choix d’utiliser l’expression « anti‑islam » est en lui‑même significatif, les opinions exprimées étant négatives à l’encontre de l’islam et de certaines pratiques religieuses. D’autres enquêtes se sont appuyées sur des sondages et questionnaires pour évaluer le rapport des Français à la laïcité, l’islam ou les immigrés (Brouard & Tiberj, 2006 ; Barthélémy & Michelat, 2007). Outre les problèmes méthodologiques que les sondages d’opinion peuvent poser (échantillon, formulation des questions, effet performatif), ces résultats doivent être complétés par des études sur les discriminations concrètes, l’autre dimension centrale du racisme.
Pour mesurer les discriminations en raison de la religion, il faut pouvoir distinguer ce qui relève de la question raciale/ethnique de ce qui renvoie au référent religieux (Amiraux, 2005). Or, le marqueur religieux représente aujourd’hui un nouvel élément à interroger dans l’appréhension des discriminations racistes (De Rudder et al., 2000) à la fois dans les sciences sociales et par les pouvoirs publics (Lemercier & Palomares, 2014). Reste à objectiver la discrimination à raison de la religion : déterminer d’une part, qu’il existe un traitement inégal, et d’autre part, que le critère dont il découle est illégitime (Fassin, 2002). Dans le cas de l’islamophobie en particulier, l’existence d’un traitement inégal n’est pas toujours reconnue comme illégitime, d’autant plus que cette frontière entre légalité et légitimité est mouvante. Par exemple, à partir de quand les inégalités d’accès à l’emploi des femmes portant le hijab sont‑elles discriminatoires ? Si de nouvelles lois restreignent l’accès de certains secteurs à ces femmes, ce qui aurait été discriminatoire ne le sera plus. Dans le cas des discriminations dans l’emploi, en matière d’accès aux soins ou à l’école, il faut démontrer que le marqueur religieux ou la supposée appartenance à l’islam ont été déterminants. En France, les données statistiques sur la discrimination en raison de la religion ne sont pas nombreuses (Asal & Mohammed, 2014). Les résultats de la récente enquête TeO (Trajectoires et Origines, menée par l’INSEE et l’INED) qui interroge l’expérience des discriminations en prenant en compte la religion des personnes et une multitude d’autres critères sur leur profil et leur parcours, ont montré que 47 % des enquêtés musulmans font état de traitements discriminatoires dans différentes situations. Si le motif religieux est peu mis en avant (5 % des musulmans évoquent une discrimination en raison de leur religion), ces derniers représentent néanmoins plus de la moitié des personnes qui se plaignent de discriminations pour des raisons religieuses. Une autre manière de mesurer la discrimination consiste à mener une enquête par testing, permettant d’isoler le marqueur religieux des autres. Menée en France par une équipe de chercheurs franco‑américaine, une étude récente a comparé deux groupes : des Françaises musulmanes et chrétiennes originaires du Sénégal. Seul le marqueur religieux distinguait les deux CV, ce qui a permis de dépasser les doutes sur l’articulation entre le racial et le religieux. Les résultats ont révélé que les candidates musulmanes avaient 2,5 fois moins de chances d’obtenir un entretien d’embauche que leurs homologues chrétiennes (Adida, Laitin & Valfort, 2010). Enfin, des recherches qualitatives peuvent compléter ces données statistiques, à l’instar de cette étude britannique portant sur des musulmans convertis, qui a montré que des signes de rejet et de stigmatisation se manifestent explicitement en raison du marqueur religieux, y compris à l’encontre de convertis « blancs » (Zebiri, 2008).
L’islamophobie : légitimer le mot pour prendre en compte le phénomène ?
Pour synthétiser, les chercheurs qui travaillent sur le sujet oscillent entre plusieurs postures : soit ils critiquent le terme islamophobie pour son manque de précision ou pour son étymologie, tout en continuant à travailler sur le phénomène, voire à utiliser le mot épisodiquement ; soit ils emploient le concept sans le définir ; ou enfin ils en assument l’usage et participent à sa légitimation. Pour Chris Allen par exemple, malgré ses faiblesses, la notion d’islamophobie demeure la meilleure option dans le contexte actuel parce qu’elle a acquis un degré de reconnaissance tel dans les discours publics et sociaux qu’il est difficile de la remplacer (Allen, 2010, p. 138). AbdoolKarim Vakil considère pour sa part que ce terme est devenu une arme épistémologique ayant une efficacité et une puissance politiques, repris abondamment par les milieux militants en lutte contre le racisme et par les musulmans eux‑mêmes (Vakil, 2008). Il affirme que la légitimation du mot islamophobie comme catégorie sociale montre la capacité d’agir (agency) des musulmans qui ont réussi à imposer leurs voix et contrer les discours hostiles qui les visent (Sayyid & Vakil, 2010, pp. 23‑24). Enfin, Tariq Modood, qui préférait l’usage de « racisme anti‑musulman » en 1997, utilise désormais le terme islamophobie dans ses écrits et participe à sa conceptualisation. Ses analyses, comme celles de son collègue Nasar Meer, en s’inscrivant dans la sociologie du racisme, insistent sur le fait que, au‑delà du problème de terminologie, l’anxiété autour de la « question musulmane » se traduit par une hésitation à identifier les sentiments anti‑musulmans comme du racisme. Ainsi, le problème réside dans le fait que les musulmans voient leur statut de victime sans cesse mis en question ou nié. Pire, lorsqu’il est question d’islamophobie et de racisme à leur encontre, ils sont souvent critiqués en retour (Meer & Modood, 2012, p. 38). Enfin, rappelons que l’usage fréquent du mot dans les instances européennes et internationales, ainsi que dans des enquêtes, rapports et recherches collectives, contribue largement à la légitimation de l’islamophobie et à sa traduction dans plusieurs langues.
Si la question de la pertinence étymologique du mot islamophobie demeure posée, elle a surtout le mérite d’ouvrir le débat sur la définition du phénomène social qu’elle désigne. Ainsi, les discussions sémantiques autour de l’islamophobie se situent davantage au niveau de la nature, de l’ampleur et de la spécificité du phénomène anti‑musulman lui‑même. L’état des lieux de la recherche anglophone sur le sujet montre la richesse de ces discussions qui ont produit des analyses théoriques, appuyées parfois par des enquêtes empiriques qui permettent de mieux comprendre ce phénomène social multidimensionnel. Le développement de recherches sur l’islamophobie en français, encore peu nombreuses, révèle néanmoins les enjeux spécifiques que le phénomène pose en France.
IV. LES TERMES DU DEBAT FRANCAIS
Les balbutiements d’un débat dans les sciences sociales
Dans La nouvelle islamophobie, premier ouvrage d’un universitaire français sur le sujet, Vincent Geisser insiste précisément sur les spécificités du contexte national. Il affirme que l’islamophobie en France s’exprime autour d’un « contentieux historique » d’une part, et se déploie comme une nouvelle forme de rejet des immigrés d’autre part, au moment même ou l’islam devient une réalité franco‑française. Selon lui, « l’islamophobie n’est pas simplement une transposition du racisme anti‑arabe, anti‑maghrébin et anti‑jeunes de banlieue : elle est une religiophobie. Certes, elle peut se combiner avec des formes de xénophobie plus traditionnelles, mais elle se déploie de manière autonome » (Geisser, 2003, pp. 10‑11). Ainsi, les discours anti‑musulmans en France, en s’inscrivant dans une haine des religions distincte des discours anti‑arabes, ne sont pas considérés comme une forme de racisme et sont légitimés, voire revendiqués, au nom de la liberté de critiquer les religions. Dans son ouvrage, Geisser analyse les arguments des détracteurs de l’islamophobie qui considèrent que la liberté d’expression et de blasphème est menacée. Si le concept de religiophobie nous paraît ambigu car il ne rend pas compte de la spécificité du rejet de la religion musulmane en particulier, la question de la critique des religions se mêle à celle de la laïcité qui s’avère de plus en plus centrale dans le débat public en France. Pour Olivier Roy, spécialiste de l’islam, la laïcité en France n’est pas simplement la séparation de l’Église et de l’État : « nos sociétés sécularisées sont hantées par le religieux » (Roy, 2005, p. 25). Jean Baubérot, historien spécialiste de la laïcité, a consacré plusieurs ouvrages à cette question, en dénonçant les interprétations erronées et restrictives de la laïcité historique « dévoyée », à l’épreuve de la question musulmane (Baubérot, 2012). C’est ainsi que certains discours sur l’égalité entre les femmes et les hommes s’imbriquent aux débats sur la laïcité, et masquent, selon Geisser, une forme d’islamophobie (Geisser, 2010, pp. 43‑44). Cette spécificité française qui s’est incarnée dans les débats sur l’interdiction du voile à l’école publique a intéressé d’importants chercheurs anglophones qui ont proposé des analyses axées spécifiquement sur la conception française de la laïcité (Asad, 2006a ; Bowen, 2007 ; Scott, 2007). L’intérêt principal des travaux de Vincent Geisser est d’analyser la construction de discours et la légitimation de différents argumentaires qui ont participé au développement de l’islamophobie dans l’espace public. Il propose une définition qui mêle des aspects présents dans la littérature en anglais (idée d’une continuité historique et d’un racisme culturel) tout en introduisant des dimensions spécifiquement françaises comme la laïcité. Cependant, notons que la question de la discrimination n’est pas réellement posée et sa définition de l’islamophobie ne mobilise pas la sociologie du racisme.
Une autre perspective, plus généraliste, consiste à définir l’islamophobie comme une nouvelle forme d’altérophobie. Ce concept semble revêtir une dimension heuristique intéressante et renvoie aux recherches plus générales sur l’altérité (othering). Nicolas Lebourg, spécialiste de l’histoire des radicalismes nationalistes, analyse différentes formes de rejet en Europe, ayant en commun une même démarche basée sur des processus d’exclusion et de séparation de l’Autre d’un ensemble constitué (comme la nation). Il démontre comment les nationalistes ont régulièrement réinventé l’altérophobie dans l’histoire, tout en se réinventant eux‑mêmes. Lebourg considère que l’islamophobie est le dernier‑né des « péjorations altérophobes ». Il analyse le glissement entre les discours anti‑immigrés de l’extrême droite nationaliste et les arguments dénonçant l’islamisation de l’Europe. Les immigrés sont d’abord au centre de cette nouvelle rhétorique identitaire, la dimension confessionnelle n’étant apparue que dans les années 1990‑2000 (Lebourg, 2011, pp. 48‑49). D’autres travaux montrent que lors des grèves ouvrières du début des années 1980 en France, les élites politiques et les médias ont relayé l’idée que les travailleurs immigrés grévistes étaient des islamistes financés par l’Iran (Deltombe, 2005, pp. 49‑52 ; Gay, 2011). Plus tard, plusieurs événements « ont généré une demande sociale de produits légitimant l’islamophobie » (Lebourg, 2011, p. 50). Cette analyse s’inscrit dans le sillage d’autres recherches traitant de l’islamophobie comme la nouvelle forme de racisme portée par l’extrême droite européenne, mais dont certaines idées se sont diffusées plus largement. La gauche laïque, qui défendait autrefois les droits des immigrés, s’indigne aujourd’hui que leurs enfants affichent une identité musulmane et « s’en tient parfois, malgré elle, à des positions qui étaient celles du Front national » (Roy, 2005, pp. 8‑11). Dans l’ouvrage dirigé par Eric et Didier Fassin portant sur le croisement entre question sociale et question raciale en France, la différence religieuse est décrite comme un rapport durci à l’altérité : « L’expression la plus manifeste et à bien des égards la plus étonnante par la publicité et même la légitimité qui lui ont été données dans l’espace public est l’islamophobie qui n’est pas seulement le rejet d’un fondamentalisme religieux, mais qui mêle souvent des formes explicites d’exclusion de l’Autre racialisé » (Fassin, 2006, p. 32). L’altérité est au cœur de discours qui relèvent d’un ensemble de procédés (rhétoriques, institutionnels, discriminatoires) considérant la « religion musulmane comme marqueur identitaire irréductible entre «Nous» et «Eux» » (Geisser, 2003, p. 10). À contre-courant de ces analyses, des intellectuels qui ont rompu avec la gauche comme Pierre‑André Taguieff, chercheur reconnu dans le domaine des études sur le racisme, rejettent catégoriquement le concept d’islamophobie. Taguieff le qualifie de « terrorisme intellectuel », toute critique de l’intégrisme islamique étant immédiatement dénoncée comme manifestation d’islamophobie (Taguieff, 2002, p. 127). Il développe le concept d’islamo‑gauchisme dans La nouvelle judéophobie publié en 2002, à laquelle répond Vincent Geisser avec La nouvelle islamophobie en 2003.
2La spécificité du contexte français montre qu’il faut prendre en compte simultanément différentes dimensions pour analyser l’islamophobie. C’est pourquoi la perspective intersectionnelle s’avère particulièrement pertinente, d’une part, parce que les populations musulmanes sont pour une grande partie d’entre elles issues de l’histoire migratoire et des classes populaires, et d’autre part, parce que les femmes sont au centre des débats, et les principales victimes de l’islamophobie. La prise en compte du facteur religieux dans l’analyse de l’imbrication entre race/classe/genre nous semble incontournable pour comprendre l’islamophobie aujourd’hui. Ainsi, la rhétorique sécuritaire sur les « jeunes de banlieues » mêle les questions sociales à la violence sexiste, les hommes musulmans étant responsables à la fois de la violence contre les femmes, et de l’augmentation du nombre de voiles dans les quartiers populaires (Mucchielli, 2005 ; Guénif Souilamas, 2005 ; Dagistanli & Grewal, 2012). Parallèlement, les représentations des femmes musulmanes et/ou voilées ont donné lieu à des analyses critiques pluridisciplinaires sur l’intersectionnalité, les concepts d’autonomie et d’agency (Asad, 2006b ; Bilge, 2010 ; Laborde, 2006 ; Lepinard, 2010 ; Tersigni, 2009).
Si l’islamophobie est devenue un élément déterminant pour comprendre le processus de racialisation des populations musulmanes, il demeure « sous‑estimé politiquement et relativement absent de la scène universitaire francophone » (Amiraux, 2012, p. 148). Notons néanmoins que de plus en plus de chercheurs utilisent le terme dans des écrits ou des interventions publiques, même s’ils ne revendiquent pas toujours la nécessité de son usage. Nilufer Göle, chercheuse à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et spécialiste de l’islam en Europe, évoque lors d’une conférence le fait que la notion même d’islamophobie est devenue un champ de bataille : derrière les débats de définition se cachent des rapports de pouvoir entre détracteurs et promoteurs d’un concept qui n’a pas encore acquis de légitimité réelle en France (Göle, 2012). Tout en admettant que le terme islamophobie peut être objet de manipulation comme toute autre notion politique, Nicolas Lebourg affirme que refuser de l’utiliser reviendrait « à nier l’existence de cette nouvelle incrimination d’une “race de l’esprit”, à ne pas admettre la nouvelle mutation de l’altérophobie » (Lebourg, 2011, pp. 42‑43). Il en va de même du premier et unique séminaire français portant sur l’islamophobie à l’EHESS, mis en place en 2011 à l’initiative de deux sociologues, Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, qui se poursuit aujourd’hui avec la collaboration d’Houda Asal. En créant un espace de discussion dans le champ universitaire sur cette question, ce séminaire participe à la légitimation de l’islamophobie comme objet sociologique. Depuis, des journées d’étude et des conférences utilisant le terme d’islamophobie dans leur titre se multiplient. Parallèlement à ses travaux scientifiques, les interventions publiques de Vincent Geisser dans les médias et dans des réunions associatives ou militantes sur l’islamophobie ont certainement eu un impact sur la légitimation du mot en France. Notons également, au croisement des sphères militantes et universitaires, les initiatives portées par Raphaël Liogier, professeur à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence, actif ces dernières années sur la question de l’islamophobie. Son récent ouvrage qui connaît un certain écho, n’utilise pas beaucoup le terme, mais déconstruit « l’obsession collective » d’une islamisation de l’Europe, définissant cette peur comme un « mythe paranoïaque » (Liogier, 2012, p. 177).
Étudier l’islamophobie comme champ de bataille médiatique, politique et militant
Parallèlement et au‑delà des écrits universitaires, analyser les circulations et les (dé)légitimations du néologisme islamophobie dans les sphères médiatiques, politiques et militantes permettrait de mesurer la réelle diffusion du terme aujourd’hui en France. La plupart des études, y compris en anglais, portent sur la manière dont l’image des musulmans se diffuse dans les médias, mais aucune ne s’attarde sur les usages du terme d’islamophobie par ces mêmes médias. La légitimation du mot au niveau des instances internationales n’a pas non plus fait l’objet d’une étude approfondie. Il en va de même de l’utilisation ambivalente du terme par la sphère politique. Enfin, le concept d’islamophobie ayant été popularisé par un think tank en Grande‑Bretagne, la dimension politique et les stratégies de lobbying représentent également un élément intéressant à analyser. Ainsi, qu’en est‑il de l’usage du terme islamophobie par les acteurs de terrain aux prises avec ces débats (les organisations antiracistes, de gauche, féministes et/ou musulmanes) ?
Si, comme nous l’avons évoqué, un certain nombre d’universitaires utilisent le terme, il semble que ce soit surtout d’autres acteurs (médiatiques, militants ou journalistes) qui diffusent leur propre définition de l’islamophobie dans l’espace public. L’exemple de Caroline Fourest est en ce sens probant. Dans un article de 2003 écrit avec Fiametta Venner, elle affirmait que le terme islamophobie a été utilisé en 1979 « par les mollahs iraniens qui souhaitaient faire passer les femmes qui refusaient de porter le voile pour de “mauvaises musulmanes” en les accusant d’être “islamophobes” » . Comme nous l’avons rappelé, l’origine du mot est tout autre et il semble que le terme ne soit même pas utilisé en iranien (Hajjat & Mohammed, 2013). Cette erreur factuelle a pourtant été reprise abondamment, comme s’il s’agissait d’une vérité historique. Ainsi, un grand nombre d’acteurs présents dans les médias réfutent l’utilisation du terme, l’accusant d’être en réalité une injonction à interdire le blasphème. Ces voix sont concurrencées par des acteurs qui se mobilisent pour donner un autre sens au mot islamophobie. Ces derniers dénoncent les représentations médiatiques négatives et les discriminations à l’encontre des musulmans, et définissent explicitement l’islamophobie comme une forme de racisme. Le Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF) qui se bat sur le terrain juridique et médiatique, tente de faire valoir l’idée que « l’islamophobie n’est pas une opinion, c’est un délit ».
Les organisations militantes aux prises avec ces débats influencent donc la manière dont le terme islamophobie est défini, diffusé ou au contraire rejeté. Les revendications antiracistes ou liées à la laïcité s’inscrivent dans un mouvement français de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, visible dans les mouvements sociaux qui s’expriment sur ces questions (Amiraux, 2006 ; Escafré‑Dublet & Kastoryano, 2012). Une enquête empirique sur les positionnements de différents espaces militants autour de la question de l’islamophobie permettrait de comprendre pourquoi le terme lui‑même demeure objet de débats (Hopkins Kahani‑Hopkins, 2006 ; Peace, 2012 ; Asal, 2013). Les études portant sur les mobilisations politiques lors des débats sur le voile donnent des pistes de réponses sur les enjeux idéologiques que révèle l’islamophobie (Bouamama, 2004 ; Galembert, 2009 ; Dot‑Pouillard, 2007 ; Garcia, 2012 ; Lorcerie, 2005 ; Peace, 2008 ; Frégosi, 2009). Ces recherches tendent à se développer, même si l’articulation entre sexisme, racisme et islamophobie se présente aujourd’hui comme une perspective à approfondir, qui montrerait l’intérêt de croiser les théories de l’intersectionnalité et la sociologie des mouvements sociaux. Cette perspective est d’autant plus intéressante qu’elle permet d’articuler « les questions sociales, raciales et sexuelles, comme les agents eux‑mêmes semblent le faire » (Fassin & Fassin, 2006, pp. 253‑254).
L’islamophobie comme phénomène social multidimensionnel
Ce bilan critique montre que l’islamophobie est un phénomène social complexe et multidimensionnel. Pour l’analyser, il s’agit d’abord de prendre en compte l’importance de la contextualisation et le croisement des échelles. L’historicisation s’avère nécessaire, à travers une analyse fine des continuités, des similarités, mais aussi des particularités propres à chaque période et chaque pays. Par ailleurs, un des apports des études qui se réfèrent à l’histoire repose sur l’appréhension de la dimension à la fois internationale et locale de l’islamophobie. Aujourd’hui, les amalgames entre « islamistes », « terroristes », « intégristes » et « musulmans » influent à la fois sur les discours en lien avec la politique étrangère et sur les pratiques au niveau national. Cet aspect mériterait d’être davantage étudié dans le contexte français notamment, car c’est une des spécificités de l’islamophobie par rapport à d’autres formes de racisme. La contextualisation implique donc de s’intéresser au rôle des États, et aux différents secteurs, espaces et institutions où se déploient diverses formes de discriminations à l’encontre des musulmans. Le deuxième défi consiste à proposer une définition opérante de l’islamophobie comme objet sociologique. L’effort de conceptualisation développé dans les recherches sur le sujet montre l’importance de ne pas dissocier l’islamophobie dans sa dimension discursive (représentations, idéologie, préjugés) et dans sa pratique sociale (discrimination, exclusion, lois). Nous rejoignons les auteurs qui considèrent que l’islamophobie se construit à travers des processus de racialisation et d’altérisation, mais qu’on ne peut dissocier le racisme qui vise les musulmans de l’hostilité à l’encontre de l’islam. Ce point est probablement le plus difficile à définir théoriquement, mais il peut être analysé à partir d’études empiriques qui montrent, en s’inscrivant dans un contexte spécifique, comment, sous couvert d’une critique de la religion, peuvent se diffuser des amalgames et des discours essentialisants sur les musulmans en général. Au‑delà des discours, la mesure du phénomène et la capacité à identifier les discriminations basées sur l’appartenance religieuse, posent la question plus large des mécanismes d’exclusion des musulman(e)s. Le dernier élément qui nous paraît incontournable consiste à inscrire l’islamophobie dans une perspective intersectionnelle. Si la spécificité de l’islamophobie impose de distinguer le marqueur religieux des autres, il faut prendre en compte la manière dont s’imbriquent les discriminations liées à l’origine sociale, au racial/ethnique, au genre et au religieux.
V. CONCLUSION
Les questions posées par la définition de l’islamophobie montrent comment les sciences sociales se (ré)approprient un sujet polémique dans le débat public. Dans la recherche anglophone, la plupart des études sur l’islamophobie se citent mutuellement pour faire le point sur les débats de définition, avant d’ajouter une pierre à l’édifice. Cet effort donne à voir la fabrique d’un nouveau concept, et révèle la prudence, les tâtonnements mais aussi un certain engouement des sciences sociales face à l’islamophobie. Dans un premier temps, cet état des lieux visait à faire entendre en France les échos d’un débat scientifique qui nous semble le préalable à toute recherche ultérieure sur le sujet. Les publications sur l’islamophobie continuent à englober des réalités extrêmement variées, ce qui peut parfois poser un problème de cohérence. Cependant, nombre d’auteurs assument que le terme ne soit pas strictement défini et considèrent que les différentes perspectives de recherche donnent un aperçu large de ce qu’est l’islamophobie. Nous avons choisi de participer à cet effort de conceptualisation, en analysant les usages et définitions de l’islamophobie dans la recherche scientifique et par d’autres producteurs de discours. Comme tous les concepts, l’islamophobie mérite d’être critiquée, analysée, contestée, mais il est désormais difficile d’ignorer qu’elle s’est largement imposée dans les discours publics, y compris en France. Dans le sillage des travaux sur la socio‑histoire des concepts, ces réflexions vont au‑delà de la simple entreprise de sémantique. Aborder la question musulmane en enquêtant sur le terme islamophobie, vise à montrer que l’usage des mots, « produits et diffusés par différents acteurs sociaux, contribue à la “production de la réalité sociale” » (Dufoix, 2011, p. 27). Or, l’hésitation à nommer reflète la difficulté à appréhender la spécificité d’un phénomène de racisme qui vise les populations musulmanes, sur la base de leur appartenance religieuse. Peut‑être est‑il temps d’ouvrir, parallèlement à un débat sur l’usage du terme, un champ d’investigation sur l’islamophobie en France.
Houda Asal
BIBLIOGRAPHIE
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