Préface de « Sur la question noire aux Etats-Unis .1935-1967» de C.L.R. James
Considéré comme un monument dans l’aire caraïbe et dans le monde anglophone, Cyril Lionel Robert James est méconnu, voire inconnu, des lecteurs et des lectrices francophones. Méconnu en partie parce que son empreinte sur la pensée émancipatrice a été écrasée par un seul ouvrage, cardinal il est vrai, Les jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue. Publié en 1938 à Londres, le livre paraît en français en 1949 chez Gallimard dans une traduction réalisée par Pierre Naville.
Quand on lui demandait qui il était, C. L. R. James, répondait : « Je suis un Noir Anglais ! » ou encore : « Je suis un Noir Européen ! », une réponse qui invite à la réflexion. Nous allons donc essayer dans le court espace de cet avant-propos d’éclairer ce propos en traçant quelques grandes lignes de son parcours. Ce faisant, nous l’espérons, nous donnerons un éclairage sur les raisons qui nous ont conduits à publier en français, plusieurs décennies après leur rédaction, les textes que cet intellectuel marxiste, « noir », « anglais » et originaire de la Caraïbe, a consacrés à la question noire aux États-Unis entre 1935 et 1967.
Qui était donc ce Noir Européen né aux Caraïbes un demi-siècle après l’abolition de l’esclavage et issu d’une diaspora africaine qui deviendra elle-même diaspora dans les pays occidentaux ? Qui était donc ce Noir Anglais issu de la classe moyenne intellectuelle noire qui a circulé entre le centre et les marges des empires coloniaux ?
James naît en 1901 à Trinidad dans la Caraïbe sous domination britannique dans une famille appartenant à « cette génération très particulière de Noirs qui a suivi l’abolition de l’esclavage ». Son père est instituteur et sa mère une grande lectrice de littérature anglaise. Il se souvient du cadeau qu’elle lui fait alors qu’il n’est âgé que de six ou sept ans : un recueil du théâtre de Shakespeare. Il raconte aussi que pour elle, comme pour toute la classe moyenne noire de l’île, le calypso et le carnaval qui, adolescent le fascinaient, étaient le plus court chemin vers l’enfer. Il est scolarisé au Queen’s Royal College, la prestigieuse institution scolaire d’une « colonie dirigée autocratiquement par des Anglais ».
Évoquant la société coloniale de son enfance, il raconte que ses grands-parents se rendaient chaque semaine à l’église revêtus de leurs habits du dimanche parce que, pour eux, si la « respectabilité n’était pas un idéal », c’était une « armure ». Stupéfaits, écrit-il en 1932, les fonctionnaires coloniaux arrivant d’Angleterre « découvrent » des Noirs habillés comme eux et parlant la même langue qu’eux, parfois même mieux qu’eux. Il note dans son autobiographie qu’« il n’était pas nécessaire de mettre la question raciale en avant, car elle était là, même si dans notre petit paradis, nous ne la ressentions pas ».
Cedric Robinson note que le nationalisme noir s’est développé dans la Caraïbe tout d’abord au sein de la petite bourgeoisie intellectuelle, placée au milieu de la société entre la majorité de la population (les descendants des esclaves) et la bourgeoisie blanche. Cette intelligentsia marginalisée est à la fois exclue de la société blanche et arrachée à ses propres racines culturelles. James a décrit leurs parcours de la manière suivante :
« Le premier pas vers la liberté consistait à partir à l’étranger. Avant de pouvoir commencer à se concevoir en gens libres et indépendants, ils devaient se débarrasser l’esprit du stigmate selon lequel tout ce qui était africain était inférieur et avili. La route menant à l’identité nationale antillaise passait par l’Afrique. »
Avec la guerre de 1914, les tensions sociales et raciales s’exacerbent. Les jeunes Blancs des classes aisées refusent de servir dans les mêmes régiments que les Noirs, sauf comme officiers, tandis que les prix flambent et plongent les masses noires dans la misère. Le réveil des colonisés fait trembler l’Empire tout entier, et « Trinidad devient une partie du mouvement noir de l’après-guerre qui, en quelque vingt ans, mettra l’Empire en pièces». Dès 1917, les grèves se multiplient. La Trinidad Workingmen’s Association, qui combine revendications sociales et lutte contre les discriminations raciales, est au centre de l’agitation. Le retour des soldats, victimes des pratiques discriminatoires de l’armée britannique, ajoute aux tensions qui règnent dans les îles. En novembre 1919, les dockers bloquent l’activité de l’île à l’appel d’un officier, le capitaine Cipriani, de retour du front européen.
Créole, André Cipriani devient le champion des « va-nu-pieds ». Élu maire en 1921, il présidera la Trinidad Workingmen’s Association en 1923 et devient le sujet d’un livre que James publiera en Angleterre en 1932.
James n’a pourtant encore que deux véritables passions : le criket et la littérature. Toutefois, comme le note Cedric J. Robinson : « Si ses choix politiques étaient faits, ils lui seraient de plus en plus difficiles à vivre alors que les forces mondiales déferleront sur lui et que la tradition radicale noire prendra une forme révolutionnaire. »
Il s’imprègne de Shakespeare et des classiques grecs et latins, joue (beaucoup) au cricket, lit énormément (notamment W. E. B. Du Bois), écrit, publie des nouvelles, travaille à ce qui sera son premier roman, Minty Alley, et interviewe Marcus Garvey lors de son passage à Trinidad après son expulsion des États-Unis. Il participe en 1919 à la création du Maverick Club, une association sociale et culturelle dont les « Blancs ne pouvaient pas être membres ». Il adhère aussi au mouvement du capitaine Cipriani. Enfin, pour écrire la biographie de ce dernier, il se plonge dans l’histoire coloniale des Indes occidentales (West Indies) et se forge une conviction élémentaire : les peuples des Caraïbes doivent être libres de se gouverner par eux-mêmes.
Il quitte son pays en 1932 pour gagner l’Angleterre et « devenir romancier ». Il a trente et un ans. Il s’installe dans la vieille région industrielle du Lancashire, se mêle aux activités de la gauche et gagne sa vie en tenant la rubrique « Cricket » du Manchester Guardian. Il se fait aussi le biographe de son ami Leary Constantine, vedette noire du cricket, qui exerce une forte influence sur lui. En 1960, il publiera un ouvrage autobiographique au titre évocateur, Beyond a Boundary, « au-delà d’une limite », qui fera date sur le cricket, ce sport « very British », terra absolument incognita de ceux qui n’ont pas eu la chance d’être sujets de sa Gracieuse Majesté. Diffusée dans toutes les couches sociales de la société insulaire, la pratique du cricket est traversée par les lignes de classes et de race. En 1960, James écrit :
« Je n’ai pas le moindre doute que l’affrontement entre les races, les castes et les classes […] a stimulé le cricket aux Indes occidentales. Je suis également convaincu que dans ces années de passions politiques et sociales, ceux à qui on a refusé les débouchés habituels ont trouvé leur expression dans le cricket […]. La tradition britannique dans laquelle je suis profondément immergé veut qu’en pénétrant sur le stade, on abandonne les compromis honteux de la vie quotidienne. Cependant, pour nous, cela voudrait dire qu’il nous faudrait nous dépouiller de notre peau. Dès que j’ai eu à choisir le club dans lequel je voulais jouer, la contradiction entre l’idéal et le réel m’a fasciné et déchiré. Il ne pouvait pas en être autrement pour les insulaires. Les rivalités de classe et de race étaient trop vives. […] Le terrain de cricket était de ce fait une scène sur laquelle des personnalités sélectionnées jouaient des rôles chargés de signification sociale. »
L’intellectuel noir et anglais et caribéen qui débarque au centre de l’Empire est, ainsi que le résume Joshua Jelly-Shapiro, tout à la fois un pur produit de l’Empire et son ennemi acharné. Il apporte dans sa valise son essai sur l’autodétermination des Indes occidentales et un roman, Minty Alley, qui sera, en 1936, le premier roman écrit par un Noir caribéen à être publié en Angleterre.
Installé à Londres, membre de l’Independent Labour Party (ILP), il dévore Marx, Lénine, Trotsky et Staline. Son opinion faite, il adhère au Marxist Group trotskiste qui pratique l’entrisme au sein de l’ILP et collabore à diverses revues de gauche comme The New Leader et Controversy.
En 1980, dans une interview, James affirme être devenu marxiste sous l’influence de deux livres, l’Histoire de la révolution russe de Léon Trotsky, parue la même année que son arrivée à Londres, et Le déclin de l’Occident d’Oswald Spengler. Il est impossible de cacher un certain étonnement face à cette juxtaposition de deux ouvrages tellement différents : le premier est un classique de l’historiographie marxiste, tandis que le second est un texte typique de la pensée conservatrice allemande du début du 20e siècle. Évidemment, ce qui explique la fascination de James pour Spengler n’était pas les idées politiques qu’il pouvait trouver dans cette oeuvre, mais plutôt sa critique radicale de la modernité en tant que forme de civilisation. Il voulait rattacher sa dénonciation du racisme et du colonialisme à un refus de la civilisation occidentale dans son ensemble.
Pour un jeune intellectuel comme James, éduqué dans le milieu culturel pragmatiste et positiviste de l’Empire britannique, la découverte du Kulturpessimismus (le « pessimisme culturel » de la révolution conservatrice allemande), même dans sa version réactionnaire, pouvait apporter des idées nouvelles. Il s’approprie cette critique de la modernité en la réinterprétant à la lumière du marxisme.
En 1937, il publie un ouvrage consacré à la dégénérescence stalinienne de la Révolution russe et de l’Internationale communiste : World Revolution 1917-1936 : The Rise and Fall of the Communist International. Remarqué par Léon Trotsky et George Orwell, lui aussi membre de l’ILP et qui est alors au combat en Espagne, le livre est vilipendé par la presse stalinienne, boycotté par les librairies du Parti communiste de Grande-Bretagne et interdit à l’exportation vers l’Inde par le Colonial Office.
Il séjourne aussi à Paris au cours de l’hiver 1932-1933 et en 1934-1935 pour travailler à son histoire de la révolution de Saint-Domingue. Celle-ci prend d’abord la forme d’une pièce de théâtre consacrée à Toussaint Louverture, qui est montée à Londres en 1936 avec Paul Robeson dans le rôle-titre. En 1938, il traduit en anglais le Staline de Boris Souvarine.
Dans sa préface à l’édition française de 1983 des Jacobins noirs, James raconte que c’est en arrivant en Grande-Bretagne qu’il a « pris contact avec le marxisme » et que son rapport à la « civilisation occidentale » s’est construit à partir de deux sources fondamentales : la révolution « anti-française » de Saint-Domingue et le marxisme. Dans le numéro spécial que lui consacre la revue Radical America en 1970, Martin Glaberman synthétise en quelques lignes la « personnalité » de C. L. R. James : « Théoriquement et historiquement, il était immergé tout à la fois dans le monde industriel et dans le monde sous-développé. […] Originaire d’un pays colonial qui avait encore à faire sa propre histoire, James avait échappé au profond pessimisme des intellectuels européens qui avaient subi défaite sur défaite, défaites qui avaient débouché sur les camps de travail et les camps de la mort. »
En 1935, alors que l’Italie fasciste envahit l’Abyssinie, il renoue avec George Padmore, son ami d’enfance qui vient de rompre avec l’Internationale communiste et qui sera considéré comme le « père du panafricanisme ». Il est doublement concerné par cette guerre, en tant que Noir et en tant que socialiste internationaliste et milite alors avec l’« organisation noire » de George Padmore. Il devient le responsable éditorial du périodique de l’International African Service Bureau, qui regroupe dans les années 1930 et 1940 à Londres les radicaux noirs originaires des colonies britanniques d’Afrique et des Caraïbes. James ferraille alors contre passivité complice de la Société des Nations, contre la duplicité de l’URSS de Staline qui livre du pétrole à l’Italie mussolinienne, contre les démocraties occidentales qui se préparent à dépecer l’Éthiopie pour mieux la « sauver ». Il se rend à l’ambassade d’Éthiopie pour s’engager dans l’armée et aller combattre en Abyssinie. Il lance un appel :
« Travailleurs de Grande-Bretagne, paysans et travailleurs d’Afrique, il faut que vous vous rapprochiez pour ce combat et pour les combats à venir. Tenez-vous à distance des impérialistes, de leurs Sociétés, de leurs alliances et de leurs sanctions. Ne soyez pas la mouche pour leur araignée. […] Mobilisons-nous pour une organisation indépendante et pour une action indépendante. Nous devons briser nos propres chaînes. Qui peut être assez fou pour attendre de son geôlier qu’il les brise ? »
En 1936, alors que le pays a été conquis par les troupes italiennes, il publie Abyssinia and the Imperialists. James travaille alors comme rédacteur à l’International African Opinion qui avait notamment pour mission de relayer le programme de l’organisation pour l’indépendance de l’Afrique et des Caraïbes. Cette participation, qui dure jusqu’en 1938, constitue la marque de sa première période panafricaniste qui prend fin avec son départ pour les États-Unis. Il rédige en 1938 une brève histoire des révoltes noires dans laquelle il établit l’histoire des luttes noires, de leur logique et de leur temporalité propre. James y évoque la rébellion d’esclaves à Stono en 1739, en Caroline du Sud, au cours de laquelle des esclavagistes furent tués, une garnison occupée, des propriétés brûlées, ainsi que les grèves sud-africaines, les rébellions congolaises ou encore les grandes grèves de 1934-1939 dans les Caraïbes.
Les deux ouvrages qu’il publie en 1937 et 1938, World Revolution et Les jacobins noirs, témoignent de sa recherche d’une orientation nouvelle liant marxisme et identité noire. Selon Cedric J. Robinson, la leçon d’Éthiopie avait provoqué une inflexion dans la pensée de James qui a alors franchi un pas décisif l’amenant au-delà des orientations classiques de la gauche antistalinienne sur la « question noire ». « La puissance de la tradition radicale noire fusionna avec les besoins des masses noires en mouvement pour former un nouveau corpus théorique et idéologique dans [ses] écrits. »
Dans la préface qu’il rédige pour l’édition de 1980, des Jacobins noirs, James résume en ces termes la genèse de son ouvrage, qui lui demanda une année de travail aux archives de la Bibliothèque nationale à Paris :
« Je décidai d’écrire un livre dans lequel les Africains – ou leurs descendants dans le Nouveau Monde –, au lieu d’être constamment l’objet de l’exploitation et de la férocité d’autres peuples, se mettraient à agir sur une grande échelle, et façonneraient leur destin. »
Ce livre est une flamboyante contribution au corpus évoqué par Cedric J. Robinson. C’est aussi une démonstration de l’autonomie-interdépendance des processus révolutionnaires des révolutions française et haïtienne. « Les masses de Saint-Domingue commencent » et « Les masses parisiennes concluent », tels sont les titres des chapitres 4 et 5. Anna Grimshaw précise que James donne un double sens à l’articulation entre « centres » et « périphéries » : « C’est une question qu’[il] a abordée de plusieurs manières au cours de son activité ; parfois, il traitait des relations entre le prolétariat des nations impérialistes et les peuples indigènes ; parfois, il traitait des liens entre les luttes des divers groupes composant la population d’un même pays. »
James explique que les ouvriers parisiens et les esclaves de Saint-Domingue étaient soumis aux mêmes « lois historiques » et que c’est l’organisation même de la production sucrière qui a donné aux esclaves révoltés la capacité de mener une guerre révolutionnaire victorieuse contre le régime colonial :
« [Les esclaves] vivaient et travaillaient par groupes de plusieurs centaines dans les grandes manufactures sucrières […], et se rapprochaient par là du prolétariat moderne, beaucoup plus que toutes les autres catégories d’ouvriers de cette époque. »
Commentant la thèse de James, Cedric J. Robinson note que le capitalisme a produit deux fois sa propre négation : l’accumulation capitaliste a donné naissance au prolétariat et l’accumulation primitive a produit les bases sociales de l’activité révolutionnaire des colonisés.
Les Jacobins noirs – ainsi qu’un autre ouvrage publié aux États-Unis deux ans auparavant, Black Recontruction de W. E. B. Du Bois –, marque un tournant dans l’historiographie, en abandonnant l’approche eurocentriste jusqu’alors dominante (y compris dans la culture marxiste). Grâce à ces études pionnières, non seulement l’esclavage était-il reconnu comme une des sources fondamentales de la révolution industrielle et de l’accumulation capitaliste dans le monde occidental, mais la question noire était finalement posée dans sa dimension subjective, culturelle et nationale.
Les bateaux qui transportaient les esclaves de l’Afrique au Nouveau Monde contenaient sans doute de la force de travail, mais celle-ci était faite d’êtres humains porteurs de cultures, de valeurs et de visions du monde qui donnaient un contenu concret à leurs luttes de libération.
À partir de 1939, James s’implique dans la vie militante américaine dans les rangs du Socialist Workers Party (SWP) et tente de faire partager sa vision stratégique à ses amis trotskistes. En décembre, dans un article qui paraît dans New International, il résume la démarche qui est celle des Jacobins noirs et, tout en évoquant le rôle des Noirs d’Amérique et d’Afrique dans les révolutions et les révoltes, il lance une sorte de défi à toute la gauche :
« Cette histoire révolutionnaire ne peut constituer une surprise que pour ceux qui, quelle que soit l’Internationale à laquelle ils appartiennent, la Seconde, la Troisième ou la Quatrième, n’ont pas encore rejeté de leur système de pensée les mensonges permanents du capitalisme anglo-saxon. »
Invité par le SWP pour une tournée de conférences et de débats sur la situation politique en Europe alors que la guerre approche (elle est jugée inévitable par les trotskistes) et parce qu’on attend beaucoup de l’auteur des Jacobins noirs, James arrive aux États-Unis à la fin de 1938. Il restera quinze ans aux États-Unis. Après une série d’apparitions publiques, il semble avoir « disparu de la surface de la terre ». Il est en réalité plus actif que jamais. Il a seulement quitté la scène publique pour celle, imperceptible, de l’activité révolutionnaire. Le « Noir Anglais » fait aussi l’expérience dans sa chair de la condition de « nigger » au pays de Jim Crow, alors que, étranger sans permis de séjour, il milite dans un pays qui pratique la ségrégation, expulse les « agitateurs étrangers » et qui va bientôt entrer en guerre. Cyril Lionel Robert James s’appelle désormais J. R. Johnson, W. F. Carlton, A. A. B., J. Meyer, G. F. Eckstein, etc. Il publie d’innombrables articles, textes, projets de résolution, commentaires et s’implique dans tous les méandres des organisations se réclamant du trotskisme. Non content de plonger dans la vie d’un révolutionnaire professionnel, comme l’écrit Scott Mc Lemee, il s’immerge aussi avec délectation dans la société américaine, dont il apprécie « les détails de la vie quotidienne, la diversité sociale et la culture populaire ».
Il se fait à partir de 1939 le théoricien et l’agitateur du « travail nègre » dans le mouvement trotskiste américain. On peut penser, à le lire, qu’il entrevoit le « non encore advenu », le mouvement pour les droits civiques et celui du Black Power.
En avril 1939, il entame un dialogue avec Léon Trotsky à Mexico, précisément sur la « question nègre ». Le mouvement créé par le révolutionnaire en exil est alors, selon les mots de Martin Glaberman, englué dans le « bourbier » d’une conception aussi généreuse que stratégiquement inefficiente. Martin Glaberman ajoute que le positionnement « classique » revenait à subordonner la lutte des Afro-Américains au mouvement ouvrier traditionnel.
Les deux hommes s’accordent sur autre une orientation politique : en aucun cas, la « question noire » n’est réductible à la « question de classe » et de ce fait il faut une organisation autonome pour les Afro-Américains. Cette nécessité repose sur la place particulière qu’ils occupent dans le système capitaliste américain : surexploités, ségrégués, opprimés, lynchés. Plus tard, dans un texte paru en 1943, James insiste sur la dialectique entre l’intégration croissante des Afro-Américains dans la production capitaliste et leur exclusion de l’exercice de la démocratie en tant que groupe ségrégué :
« Ainsi, tout en étant de plus en plus intégré à la production – une intégration qui devient de plus en plus un processus social –, le Nègre est devenu plus conscient que jamais de son exclusion des privilèges démocratiques en tant que groupe racial séparé de la communauté. Ce phénomène dual est la clé de l’analyse marxiste de la question nègre aux États-Unis. »
Cinq années plus tard, dans une résolution qu’il soumet au congrès du SWP, il nous livre le cœur de son approche de la « question nègre », laquelle tranche nettement avec celle de l’essentiel de la gauche révolutionnaire de son temps : 1) la lutte indépendante des Afro-Américains a sa propre légitimité ; 2) un mouvement noir indépendant aura une force incommensurable pour transformer la vie sociale et politique des États-Unis, même s’il se développe « sous la bannière des droits démocratiques » et qu’il n’est pas « dirigé par le mouvement ouvrier » ; 3) la simple existence de ce mouvement exerce une influence positive sur le mouvement ouvrier ; 4) de ce fait, la combinaison des deux est un élément essentiel de la lutte pour le socialisme ; 5) il faut donc s’opposer à toute tentative de subordonner la lutte indépendante des Afro-Américains pour les droits démocratiques à tout autre objectif . On peut synthétiser cette problématique ainsi : la minorité doit dans un « mouvement dialectique » se séparer des organisations majoritaires pour former ses propres organisations et ainsi pouvoir s’unir avec elles et participer au mouvement général.
Ce faisant, James trace le cadre d’un bloc social et politique qui trouverait sa force dans la jonction entre les luttes des Afro-Américains pour leurs droits et celles du mouvement ouvrier dont eux-mêmes constituent une part importante et particulièrement active. Plus de soixante années nous séparent de cet écrit qui, sous des formes renouvelées et actualisées, nous semble garder toute sa valeur. Dans les pays multinationaux, dans ceux où des fractions de la population se revendiquent d’identités multiples et dans ceux façonnés par la domination raciale – y compris ceux qui sont dans cette situation et qui se refusent à le voir –, l’alliance des forces sociales sera d’autant plus facile à construire et puissante que les groupes dominés seront en capacité de s’organiser en tant que tels sur leurs propres bases pour construire une alliance, un bloc social et politique. Cette attention à l’intrication de la domination raciale dans les rapports sociaux, cet attachement à l’auto-organisation et à l’autonomie stratégique des opprimés et des dominés sont de toute évidence riches d’enseignements pour nos propres combats.
En 1940, James rompt avec le SWP pour cause de divergences sur la « nature de l’Union soviétique ». Il milite désormais dans le Workers Party qui rejette la caractérisation trotskiste « officielle » de l’URSS comme un État ouvrier bureaucratiquement dégénéré, préférant l’analyser comme un capitalisme d’État. Il retournera avec sa tendance au SWP en 1948 avant de le quitter à nouveau quelques années plus tard. En publiant en 1948 ses Notes on Dialectics, il marque une nouvelle distance, voire une rupture, avec la conception léniniste du parti d’avant-garde que sa perception du mouvement noir comme mouvement autonome avait inaugurée plusieurs années auparavant.
Dans les années 1940-1941, il entame une correspondance avec Constance Webb et fréquente Richard Wright, Ralph Ellison et Chester Himes tout en s’installant quelque temps dans le Missouri pour écrire sur la grève des métayers noirs. Il écrit sur l’art et l’esthétique, sur Hamlet et forme, en 1951, avec Raya Dunayevskaya et Martin Glaberman, une nouvelle organisation, le Correspondence Publishing Committee.
Cependant, en 1952, les feux du maccarthysme et le FBI le rattrapent. Déclaré indésirable, il est arrêté et emprisonné à Ellis Island, là où débarquent les immigrants. James quitte le pays en 1953 avant d’en être expulsé non sans avoir donné une série de conférences à l’Université de Columbia et avoir publié un essai décapant sur Moby Dick.
Le Noir Européen né dans la Caraïbe et vivant aux États-Unis, l’internationaliste anglais de Trinidad, parcourt désormais le monde. Le monde vient aussi à lui. Il rencontre Martin Luther King en 1957 et les deux hommes discutent du boycott des bus de Montgomery. En 1958, il publie, en collaboration avec Cornélius Castoriadis et Grace Lee, Facing Realities, un recueil de textes consacrés à la révolution hongroise de 1956.
Au cours des années 1960, préoccupé par l’avenir des sociétés post-coloniales, il se rend notamment à Cuba, en Tanzanie, en Ouganda, au Nigeria. Il est invité au Ghana par Kwame Nkrumah, qu’il avait rencontré en 1943, pour participer aux cérémonies de l’indépendance. Un premier temps enthousiasmé par la révolution ghanéenne, James rompra avec Kwame Nkrumah, qui, devenu président, installe un régime autoritaire avant d’être renversé en 1966. James écrira en 1977 que si Nkrumah avait « atteint un objectif formidable : la destruction d’un régime décadent, […] il avait échoué à construire une nouvelle société ».
De retour à Trinidad, vingt-six ans après son départ, il travaille à The Nation, le journal du People’s National Movement, le parti d’Eric Williams. Il devient le secrétaire du West Indies Federal Party, qui milite pour la création d’une fédération des nouveaux petits États indépendants de la Caraïbe. Il démissionne de la rédaction de The Nation et rompt avec Eric Williams, devenu premier ministre, quand celui-ci se refuse à demander la fermeture de la base militaire américaine de l’île. James multiplie les réunions pour expliquer son point de vue sur l’avenir des Indes occidentales et publie un livre sur le sujet, Modern Politics, qui est interdit par le gouvernement de Trinidad. De retour à Trinidad en 1965 comme correspondant du Times pour couvrir le tournoi de cricket, il est arrêté et emprisonné sur ordre du gouvernement qui faisait face à d’importants troubles sociaux et politiques. Grâce à la protestation populaire, James est relâché au bout de quelques jours. L’année suivante, il s’implique à nouveau dans la vie politique de l’île en créant le Workers’ and Farmers’ Party (Parti des travailleurs et des paysans) qui dispose d’un journal, We, the People (« Nous le peuple »). Williams sera, quelques années plus tard, mis en difficulté par la « Black Power Revolution » et la grève des travailleurs du pétrole.
Autorisé à rentrer aux États-Unis, il s’y installe à nouveau, enseigne dans plusieurs universités et publie des essais, notamment sur Pablo Picasso et Jackson Pollock. En 1979, il signale l’importance de l’apparition sur la scène littéraire des femmes écrivains noires : Toni Morrison, Ntozake Shange et Alice Walker. Elles sont, dit-il, non seulement le produit des années 1960, mais aussi celui d’« une longue tradition nationale profondément enracinée ». James ajoute :
« L’artiste universel est universel parce qu’il est national avant tout. »
Ce qui fait dire à Eugen Ethelbert Miller qu’à l’époque où surgissent ces auteures noires américaines, James exprime la même idée que celle que formulait Richard Wright en 1938 : « Les écrivains noirs doivent accepter les implications nationalistes de leur création, non pas pour les encourager, mais pour les transformer et les transcender. Ils doivent accepter le concept de nationalisme parce que, pour le transcender, ils doivent le posséder et le comprendre. »
C’est à la fin des années 1960 que James concentre à nouveau ses forces sur le panafricanisme. Ses séjours dans les Caraïbes et en Afrique avaient recentré ses conceptions politiques sur le terrain des luttes noires internationales. En 1968, il revient aux États-Unis qui sont alors bien différents de ce qu’il avait connu. Les luttes noires sont alors à leur apogée et les courants panafricains en leur sein ont pris de l’importance, notamment avec la conscience croissante du lien entre les luttes de libération nationale en Afrique et les luttes des Afro-Américains.
Des tentatives de coopération entre mouvements afro-américains et mouvements africains et caribéens émergent, des « comités de soutien à la libération africaine » se multiplient, aboutissant notamment à la puissante manifestation du jour de la libération africaine à Washington en 1972. Lors de ce second séjour, James participe aux activités du Centre pour l’éducation noire, créé en 1969, et qui avait pour objectif « l’indépendance et la souveraineté totales et l’unification des peuples africains sur le continent africain et dans les Caraïbes ». Par ailleurs, le Centre est également tourné vers la communauté noire de la ville, publiant un journal, animant une radio et organisant des sessions d’éducation et de soutien scolaire. James y donne des conférences hebdomadaires, qui débouchent sur des ateliers de lecture où on étudie Garvey, Padmore, Fanon, Du Bois, Wright, Marx, etc.
James considère la période de luttes panafricaines qui court de 1939 à 1969 comme un phénomène politique parmi les plus importants du 20e siècle. Il rapporte aussi les problèmes des indépendances africaines aux continuités coloniales de ces États. Il écrit ainsi dans A History of Pan-African Revolt, une réédition augmentée de son histoire des révoltes noires réalisée à la demande de militants noirs britanniques :
« Les États dont héritèrent les dirigeants nationalistes africains n’étaient en rien africains. Avec la désintégration du pouvoir politique des États impérialistes en Afrique et l’émergence du militantisme des masses africaines, un certain modèle politique prit forme. Les dirigeants politiques nationalistes […] s’assurèrent le soutien des fonctionnaires africains qui avaient administré l’État impérialiste, et l’État fraîchement indépendant était à peu de chose près le même que le vieil État impérialiste, à cette différence qu’il était désormais administré et contrôlé par les nationalistes noirs. »
Il s’agissait là à ses yeux de la conséquence politique d’une habitude profondément ancrée dans la pensée occidentale, celle de « voir les créations, découvertes, conquêtes africaines à l’aune de la norme que serait la civilisation occidentale, de penser que les Africains passent leur temps à imiter, à tenter d’atteindre ou pire de franchir les stades primitifs du monde occidental ».
Attentif aux problèmes rencontrés par le mouvement pour les droits civiques et aux questions soulevées par le Black Power, il entame en 1967 un dialogue avec Stokely Carmichael, le jeune dirigeant du Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC) et théoricien du Black Power :
« Venons-en au Pouvoir noir. C’est à la fois un mot d’ordre politique et pas tout à fait un mot d’ordre politique. C’est bien plutôt un drapeau. Cela apparaît clairement lorsque l’on se remémore les propositions qui, par le passé, sont parvenues à capturer l’imagination politique et orienter l’activité des masses partout dans le monde. »
En 1967-1968, à Londres, James assiste et participe au développement du Black Power britannique. Le cycle de conférences « Dialectics of Liberation », qui rassemble de nombreux acteurs des luttes noires et radicales américaines, impulse le développement d’un mouvement noir britannique, séparé en deux tendances. L’une, séparatiste et « léniniste », était menée par Obi B. Egbuna et l’organisation United Coloured People’s Association. En 1970, un second courant se détache, formé autour du British Black Panther Movement créé en 1968 et de Althea Jones-Lecointe, qui privilégie l’activisme communautaire et rejette l’avant-gardisme d’Egbuna et de ses partisans. James développe des liens avec ces mouvements, notamment au travers de son petit-neveu, Darcus Howe, et participe aux campagnes contre les violences policières dans le quartier de Nothing Hill. Farrukh Dhondy raconte que James, appelé à prendre la parole, déclara :
« “Je vais vous dire ce qu’il faut écrire dans votre journal. N’utilisez pas toute cette rhétorique léniniste, vous n’en avez pas besoin”. Et il montrait du doigt des personnes dans le public et disait “Qu’est-ce que vous faites ?”. On lui répondait “Je suis chauffeur de bus”. “Alors, écrivez sur ce que c’est de conduire un bus, écrivez sur ce qui se passe dans les entrepôts, écrivez sur ce que vous voulez, et sur ce que vous ne voulez pas”. »
À propos de Freedom News, le journal des Panthers britanniques, James affirme que le rôle des petits groupes d’activistes n’est pas de formuler un programme pour les opprimés, mais de soutenir le mouvement en mettant en évidence, par la propagande et l’agitation, le potentiel révolutionnaire de l’activité autonome des opprimés.Linton Kwesi Johnson, dub poet et militant noir, a déclaré que Les jacobins noirs, qu’il étudiât « chapitre par chapitre » avait été « le début de [son] éducation politique », ce qui nous en dit long sur la trace que James a laissée dans le mouvement noir d’outre-Manche, où les Caribéens sont nombreux.
Avant de conclure et d’abandonner les lecteurs et les lectrices parmi les pages de ce recueil, nous nous permettrons un aparté amoureux qui synthétise à la perfection la personnalité de James et les questions qu’il a soulevées tout au long de sa vie.
En 1946, à Constance Webb qui ne savait pas comment lui exprimer les affres dans lesquelles elle se débattait alors qu’ils avaient une liaison et qu’ils s’apprêtaient à se marier, il dit la chose suivante :
« Écoute, ma douce. Crois-tu vraiment que je ne sache pas ce que tu ressens ? Ce n’est pas vraiment une surprise pour moi. Tous les Blancs d’Amérique et d’ailleurs ont des préjugés. Tous ! Tu n’es pas un cas à part. Je savais ce qui te perturbait, mais il fallait que tu le découvres par toi-même. Maintenant, ma précieuse, écoute-moi bien. La seule façon de vaincre de tels sentiments, c’est de les reconnaître comme des préjugés et ainsi, à chaque fois qu’ils se manifestent par le moindre signe, de les combattre. »
C. L. R. James finit sa vie dans son petit appartement de Brixton, le quartier caribéen de Londres où il reçoit les visites de jeunes militants noirs provenant des quatre coins du monde. Il meurt en 1989. Il est inhumé là où il avait entamé son périple, à Trinidad, dans la Caraïbe, le pays de George Padmore, d’Aimé Césaire, de Franz Fanon et de Stokely Carmichael, le pays des descendants d’esclaves qui se sont jetés dans la tourmente de l’histoire au milieu des révolutions et qui ont joué un rôle immense sur la scène mondiale de l’émancipation...
Emmanuel Delgado Hoch, Patrick Le Tréhondat, Richard Poulin, Patrick Silberstein
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Publié par Le Bougnoulosophe à 3/07/2014
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