tag:blogger.com,1999:blog-352482912024-03-06T04:34:58.922+01:00Les Indigènes du RoyaumeUne lecture postcoloniale est-elle pertinente pour rendre compte de la situation des immigrés et de leurs descendants ?Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.comBlogger1086125tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-70053219360774439062018-05-19T17:46:00.001+02:002018-05-21T01:07:33.434+02:00Qu'ils disparaissent !<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
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<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjF8UvmtwEw6H6QcFTBpoBl-mrPO7rtoMIv4dO9UOrp6lwid0su4TUrQuMncKA_t0Z5yrLsqiqRryAahbvog7jWSWK_hYR8MKtkFktAH31AzLYQPMQmNdB8RLCeQGlqnwRQ6qBV/s1600/32389455_2094342193913537_1567483597831536640_n.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" data-original-height="405" data-original-width="405" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjF8UvmtwEw6H6QcFTBpoBl-mrPO7rtoMIv4dO9UOrp6lwid0su4TUrQuMncKA_t0Z5yrLsqiqRryAahbvog7jWSWK_hYR8MKtkFktAH31AzLYQPMQmNdB8RLCeQGlqnwRQ6qBV/s320/32389455_2094342193913537_1567483597831536640_n.jpg" width="320" /></a></div>
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Il est des rêves maléfiques, des fantasmes funestes. Ils donnent une satisfaction imaginaire à des désirs inavouables, mais parfois, ils induisent des conduites bien réelles… ou, malheureusement, des politiques. Comme ce rêve, que pourraient faire les partisans du gouvernement d’extrême droite, allié aux religieux les plus radicaux, que dirige Benyamin Nétanyahou : «Un matin, les Israéliens, n’en croyant pas leurs yeux, découvrent qu’entre la Méditerranée et le Jourdain, à Jérusalem-Est, à Ramallah, Hébron, Naplouse, Bethléem, et même dans la bande de Gaza, il n’y a soudain plus un seul Palestinien !» Envolés, disparus, volatilisés ou exilés ! Une sorte de Nakba fulgurante et silencieuse aurait eu lieu. Dix fois plus radicale que celle de 1948, qui avait chassé 700 000 personnes. Peu importe ce que seraient devenus tous ces «Arabes», l’essentiel étant qu’enfin, ils n’existent plus ! Qu’on n’en parle plus ! Aussitôt, la totalité de la terre sur laquelle ce peuple a vécu si longtemps pourrait être récupérée, exploitée, lotie et habitée. Mais surtout, on serait désormais «entre soi» («On est chez nous !»), et la promesse biblique absurdement considérée comme attestation historique serait désormais tenue. Mais il faut bien se réveiller : les Palestiniens sont toujours là, en nombre bientôt égal à celui des Juifs israéliens (7 millions), sans compter les millions de réfugiés (au Liban, en Jordanie, etc.) s’acharnant à faire valoir leur «droit au retour» (reconnu et géré internationalement par l’UNRWA). Quelle déception !<br />
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Certes, des Palestiniens peuvent aussi faire le même rêve inversé, mais, en ce qui les concerne, sans le moindre espoir de réalisation tant ils sont actuellement défaits et dépourvus de tout recours. Humiliés, condamnés à une sorte d’apartheid dans des «réduits géographiques» de plus en plus étroits, oubliés par la communauté internationale, par les pays arabes, mais aussi tirés parfois comme des lapins, comme à la frontière avec Gaza (60 morts le lundi 14 mai).<br />
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Pourtant, même soutenus de façon presque obscène par Donald Trump, les dirigeants israéliens n’ont pas la victoire magnanime : ils s’acharnent sur ceux qui ont manifestement perdu. Pourquoi cette rage ? Parce qu’ils comprennent confusément que, contrairement à leur rêve, ces perdants seront sans doute toujours là ! En dépit de ce qu’ils subissent, les Palestiniens ne disparaîtront ni ne partiront. Vaincus, écrasés, ayant perdu confiance en leurs propres dirigeants corrompus et impuissants (honteusement antisémites, comme Mahmoud Abbas, ou islamistes autoritaires, qui viole les droits de l’homme comme le Hamas !) ils refuseront de quitter un pays qui reste le leur, même s’il n’est plus question, bien sûr, de dénier aux Israéliens de continuer à vivre dans cette région du monde où d’autres horreurs de l’Histoire les ont amenés à s’installer. Les Juifs aussi sont là, désormais. Cela aussi est un fait, même si les utopies des premiers temps, les idéaux démocratiques, le socialisme heureux des kibboutz, les chances de cohabitation avec les peuples natifs (que la très colonialiste «déclaration Balfour» prévoyait pourtant), comme la perspective de deux Etats, ou celle d’un seul Etat égalitaire, ont été minés jusqu’à voler en éclats.<br />
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Au cours d’un tout récent voyage à Jérusalem et en Cisjordanie, j’ai cependant pu constater que la stratégie d’Israël consistait à «faire comme si» le fantasme d’éradication d’une population (présentée comme absolument dangereuse pour sa sécurité) prenait le pas sur tout réalisme, toute sagesse, toute équité. Ainsi, j’ai vu le mur qui enferme la Cisjordanie et dont la construction bafoue le droit international, les résolutions de l’ONU, et ne respecte même pas le tracé de la Ligne verte (frontière officielle depuis 1967). J’ai vu cette enceinte grise, de huit mètres de haut, séparer arbitrairement la maison d’agriculteurs palestiniens de leurs propres champs d’oliviers afin que ceux-ci restent du côté israélien. J’ai vu d’autres maisons, réduites, en une nuit, à un tas de décombres par les bulldozers de l’armée israélienne sous prétexte que le fameux mur vient d’être érigé à moins de 300 mètres, et que la maison n’a pas de permis de construire (puisqu’à peine 13 % des permis sont octroyés à des Palestiniens, souvent cinq ou sept ans après la demande).<br />
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J’ai vu surtout les «colonies» qui s’implantent partout sur le sol cisjordanien, de façon sauvage mais protégées «officiellement», par les soldats, dès qu’elles surgissent. Des colonies, comme à Wadi Fukin ou en tant d’autres lieux, qui sont en fait des villes, des sortes monstruosités bétonnées de 10 000 à 40 000 habitants qui, telles des mâchoires enserrent des villages palestiniens que leurs habitants apeurés désertent. J’ai vu les rutilantes autoroutes israéliennes reliant ces colonies et les vilaines routes palestiniennes contraintes de passer sous terre afin de ne pas les croiser, et j’ai vu les écoliers dont l’école, toute proche, n’est accessible qu’au prix de trois quarts d’heure de marche, en raison du passage du mur. J’ai vu les quartiers de Jérusalem-Est dont les habitants payent les mêmes impôts locaux que ceux de l’Ouest, mais où les ordures ne sont plus ramassées. Ces natifs palestiniens de Jérusalem ne disposent d’ailleurs que d’un «permis de résidence» qu’on peut leur retirer arbitrairement.<br />
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J’ai vu les Bédouins misérables, près de la vallée du Jourdain, assistant en silence au pompage de l’eau de leur terre par des pompes israéliennes ultramodernes qui permettent aux colons retranchés d’avoir des piscines tandis que ces mêmes Bédouins, avec des citernes rouillées tirées par des tracteurs, vont acheter de l’eau quatre fois son prix aux Israéliens. J’ai vu à Hébron, ville en principe palestinienne, ce quartier devenu fantôme car interdit aux Palestiniens par l’armée israélienne qui intervient partout où elle le souhaite, et j’ai vu le souk en plein air, dominé par ces immeubles surréalistes, d’où les colons, protégés par des gardes dans des miradors, jettent leurs sacs poubelles et leurs eaux sales sur les passants palestiniens.<br />
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J’ai vu les enfants traumatisés du camp de réfugiés de Jenine, des gosses qui m’ont confié avec un vague sourire que ce dont ils rêvaient, eux, c’était de «voir un jour comment c’était la mer !», une mer à moins d’une heure de voiture, mais, comme me le rappelait leur enseignante, «une mer qu’ils ne verront jamais» puisque ni eux-mêmes ni leurs parents ne disposeront des papiers nécessaires pour passer les «check-points». J’ai vu, à un point de contrôle, la très jeune soldate blonde avec son gilet pare-balles et son fusil-mitrailleur, maltraiter de vieux Palestiniens obligés de vider sur le sol tout le contenu de leur voiture. Elle allait jusqu’à couper en deux leurs pastèques (au cas où elles cacheraient des bombes !). J’ai vu l’école plusieurs fois mise à sac et couverte d’inscriptions racistes par des colons ayant brisé les pieds de toutes les petites chaises des enfants de moins de 6 ans, et tous leurs jeux. J’ai vu cette jeune femme, étudiante qui aperçoit les lumières de Jérusalem de la terrasse de sa maison mais qui, à 20 ans, n’y est jamais allée parce que son père a, un jour, avant sa naissance, été arrêté, et qu’elle est donc, en représailles, «prisonnière» du mauvais côté du mur.<br />
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Toute cette répression, ces contrôles, enfermements, implantations ou occupations tendent à faire de la Cisjordanie une étoffe en lambeaux, une peau de chagrin misérable, dont les habitants devraient s’évaporer miraculeusement. A moins qu’on ne les parque définitivement dans des ghettos à ciel ouvert (ce qu’est Gaza).<br />
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Cette réalité, je n’en avais pas idée avant de venir sur place. Et de nombreux Israéliens, de Tel-Aviv ou de Jérusalem-Ouest, ne tiennent pas non plus à savoir ce qui se passe derrière le mur, préférant imaginer tout Palestinien un couteau à la main, partisan du Hamas.<br />
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Mais ce que j’ai aussi découvert chez un nombre considérable de jeunes et de moins jeunes Palestiniens, c’est le désir ardent de «mener un jour une vie normale». Bizarrement, à leur réelle désespérance se mêle une étonnante énergie. Ils s’investissent, avec les moyens du bord, dans des tâches culturelles et humanitaires, réhabilitant ou défendant des «lieux de mémoire», reconstruisant ce qui est régulièrement détruit et résistant avec persévérance aux arrestations arbitraires, aux difficultés économiques. Cet entêtement et cette détermination à «rester là» font que le «rêve de les voir disparaître» n’est bien qu’un rêve et que la raison, l’équité, l’aspiration humaine à une paix juste impliquent de tenir compte de cette présence pérenne d’un peuple qui a lui aussi une culture, une identité, et… des droits. Dans cette actuelle et dramatique impasse, subsistent quelques fragiles espérances, surtout lorsque des Juifs israéliens viennent tout spécialement dire en hébreu aux soldats d’occupation qu’il y eut d’autres camps dont les gardiens prétendaient ne faire qu’obéir à des ordres, et lorsque certains de ces soldats tiennent à témoigner d’exactions auxquelles ils ont assisté ou… participé («Breaking the Silence»). Infime optimisme encore lorsque se rencontrent des mères israéliennes et palestiniennes ayant toutes perdu un enfant dans le conflit, ou lorsque des membres du centre israélien B’Tselem informent leurs concitoyens de violations des droits humains par leur propre pays. Comme si, en cette heure sombre, une lointaine solution dépendait de contacts réalistes et sincères entre les deux peuples et non de rêves porteurs, à terme, de désastre pour tous.<br />
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[<b><a href="http://www.liberation.fr/debats/2018/05/17/israel-palestine-rever-qu-ils-disparaissent_1650830">Pierre Péju</a></b>, écrivain]
Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-63300919043518435082017-11-25T14:33:00.003+01:002017-11-28T10:16:10.636+01:00Esclavage des noirs en Libye, restaurer la dignité<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjlrLq9IqM1GX6Y6Ruer4fuCe_GD7XiQHiJ0ri-k7uU0ALwE2yPjIk_AOQkMLidnSDaPfbgaMDIku_pV6p3WXY7d4KUQDPfR1GDbgxEyUI4fEmpY9tMWfIOq4aRDrO8wdZIkPH6/s1600/6576869-9919585.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" data-original-height="422" data-original-width="629" height="214" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjlrLq9IqM1GX6Y6Ruer4fuCe_GD7XiQHiJ0ri-k7uU0ALwE2yPjIk_AOQkMLidnSDaPfbgaMDIku_pV6p3WXY7d4KUQDPfR1GDbgxEyUI4fEmpY9tMWfIOq4aRDrO8wdZIkPH6/s320/6576869-9919585.jpg" width="320" /></a></div>
Nous le savions, mais refusions pleinement d’ouvrir les yeux et de prendre la mesure de ce qui se jouait. Les échos des traitements indignes infligés aux hommes et femmes noirs en Libye nous parviennent depuis un certain temps, mais étouffés par une accoutumance au chaos, à la violence aveugle, à ses expressions multiples, dans un univers désormais saturé par ses représentations les plus sordides : bombardements, décapitations, villes en guerres dévastées, ces faits nous semblaient lointains. Sans doute ne désirions-nous pas nous confronter à une réalité qui raviverait la plaie, et qui dirait une fois de plus notre vulnérabilité passée et présente, la position peu enviable que nous occupons dans les représentations et les imaginaires de maints groupes humains.<br />
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L’image brutale de ces marchés aux esclaves où des africains sont vendus aux enchères nous réveille et nous renvoie à la face cette réalité nue. Dans le premier quart de ce XXIe siècle, de jeunes africains sont étalés comme du bétail sur des marchés d’esclaves et mis aux enchères en Libye (à 400 dollars US en moyenne), comme jadis lors de la traite transatlantique ou des traites transsahariennes. Les corps de ces jeunes africains noirs sont volables, aliénables, corvéables ; on peut les soumettre aux pires sévices et inhumanités. Le sujet africain de peau noire, le migrant, est devenu en ce XXIe siècle comme l’indiquait Césaire, cet homme-famine, cet homme-insulte, cet homme-torture : on peut à n'importe quel moment le saisir ; le rouer de coups, le tuer parfaitement, le tuer sans avoir de compte à rendre à personne ; sans avoir d'excuses à présenter à personne. C’est à cette réalité effroyable que nous devons faire face. On peut revenir sur les raisons d’une telle situation, même si elles ne suffiront jamais à nous dire comment nous en sommes rendus là. Elles sont multiples et s’imbriquent. Chaos Libyen, dont Nicolas Sarkozy fut le maître d’œuvre, racisme endémique anti-noir dans de larges pans des sociétés arabes, politiques migratoires européennes, ordre géopolitique mondial, position stratégique subalterne de l’Afrique au Sud du Sahara dans l’échiquier global, etc.<br />
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Parmi ces raisons, l’incapacité des Etats subsahariens à fournir à de larges pans de leur jeunesse les conditions d’une vie digne sur le continent est la plus impérieuse. Cette situation a jeté ces jeunes sur les chemins d’un exil trop souvent tragique. A ceci s’ajoute une faillite symbolique de ces Etats subsahariens, dont l’une des conséquences est le blanc-seing et le permis d’humilier octroyé aux trafiquants et racistes de tous bords, par leur incapacité à défendre ne serait-ce que sur le plan des principes, la dignité de leurs ressortissants, quand ils ne sont pas les premiers à lui porter atteinte (insécurité économique, juridique, politique, psychique, physique…).
C’est une pente savonneuse d’indignités consenties et cumulées qui nous a conduit à cette situation. Au début du conflit libyen déjà, des Africains sont pourchassés, mis en cage et pogromés. En Mauritanie, l’esclavage héréditaire des noirs perdure. Au Maroc, des migrants sont enfermés dans des centres de rétention financés par l’Union Européenne, dans des conditions inhumaines et parfois jetés et abandonnés dans le désert. En Algérie, des ratonnades sont organisées et des subsahariens sont expulsés sous les prétextes les plus racistes (ils propageraient le sida). En Tunisie des étudiants sont quotidiennement victimes d’actes racistes, et tout ceci sans aucune réaction audible de la part des Etats d’où sont ressortissants ces personnes.<br />
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Ce silence assourdissant et cette aptitude à la non-réaction s’étendent à toutes les formes de racismes infligées aux jeunes noirs de par le monde ; lynchage en Inde et en Russie, comparaison d’africains à des animaux dans un musée en Chine, meurtres d’Africains-américains aux USA, etc. Il n’est presque point d’endroit sûr pour un Africain noir sur cette terre. Nos chefs d’Etats sont Charlie ; mais quand il s’agit de leurs compatriotes, leur indignation se fait outrageusement silencieuse. Une absence criarde de leur part d’une parole politique restauratrice, qui sonne comme un acquiescement aux traitements indignes qui leur sont infligés par les autres. Ce consentement aux indignités infligées à leurs ressortissants commence déjà par la signature d’accords dits de réadmission, contre quelques subsides et l’apathie devant les traitements dégradants infligés aux Africains expulsés par les polices européennes et nord-africaines. De rares fois, des Etats ouest-africains (Sénégal, Côte d’Ivoire) ont organisé des rapatriements de leurs citoyens en déshérence vers leurs pays d’origine ; migrants dont les transferts de fonds rapportent pourtant au Continent plus que l’aide publique au développement.
Pour en revenir aux migrants, c’est comme si leur départ scellait l’exclusion d’une communauté du souci et d’un devoir de protection. Faire communauté, c’est protéger ses membres de toute forme de vulnérabilité où qu’ils soient. Il est des pays qui déclenchent des opérations armées pour aller chercher un de leurs ressortissants.
Ce défi, nous peinons à le relever depuis quelques siècles. Lors de la traite transatlantique, une partie des élites du Continent faillit au devoir de protéger en collaborant à cette entreprise. Celle-ci, avec le chaos dont elle fut porteuse, déstructura les sociétés africaines durablement et y obéra la confiance. Nos communautés ont depuis perdu la capacité de protéger et de prendre soin de leurs membres.<br />
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Que faire ?
Restaurer la dignité est la première des urgences. Refuser le statut de victime expiatoire que l’on veut nous assigner un peu partout dans le monde, sous prétexte que nous serions pauvres. Pour cela, il est impérieux de passer d’un régime de la plainte à celui de l’imposition au monde du respect de notre intégrité et de notre humanité et ceci, comme principe non négociable que nous plaçons au-dessous de tout, dans toutes les relations que nous articulons avec les autres.
Aussi, faut-il en finir avec toutes les postures victimaires ainsi que l’impérialisme compassionnel qui en est la face inversée, en refusant toutes les formes d’aides, de commisération et de traitements qui nous installent et nous maintiennent dans une position de subalternité.
Nul ne s’est libéré dans l’Histoire par la magnanimité de l’oppresseur. Seule la lutte émancipe et pour cela les vertus qui comptent sont le courage, le refus primal de l’abject que l’on souhaite vous infliger, l’estime de soi et l’intransigeance dans sa préservation. Les exemples des luttes politiques et sociales des hommes et femmes africaines à travers l’Histoire sont légion. Des résistances aux traites négrières et au fait colonial, en passant par les luttes abolitionnistes depuis les Nègres Marrons jusqu’aux civil rights mouvements aux USA et celles pour l’abolition de l’apartheid, témoignent de cette capacité des Africains et de leurs descendants à se libérer des servitudes.<br />
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De la saison de l’oppression, les prisonniers se libèrent souvent seuls. Le génocide des tutsi au Rwanda s’est fait au grand jour, sous le regard de la communauté internationale. C’est le Front Patriotique Rwandais (FPR) qui par la lutte l’a arrêté. Et d’ailleurs, il est significatif que le Rwanda soit le pays africain le plus intransigeant sur le respect de la dignité de ses citoyens et ne tolère aucune atteinte, ne fut-ce que symbolique, à celle-ci.
Nos Etats doivent être intraitables contre toutes les formes de discrimination, de racisme et d’atteinte à l’intégrité psychique et physique des leurs concitoyens. Aussi, doivent-ils en finir avec l’accommodement et le consentement aux indignités en mobilisant dans de pareilles circonstances toutes les ressources politiques, juridiques et symboliques à leur disposition pour signifier leur refus absolu de toute abjection (action en justice, rappel et renvoi d’ambassadeurs, boycott de pays et de sommets internationaux, sanctions économiques, parole politique publique exigeant justice et réparation, usage de la force militaire si nécessaire…).
Ce combat pour la restauration de la dignité, nul ne le mènera à notre place. C’est au fond une lutte pour l’humanité de tous, mais menée à partir d’une situation particulière.<br />
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Une fois l’émoi dissipé, doit demeurer une froide détermination à œuvrer à offrir à ces millions de jeunes Africains sur le continent, que l’absence d’opportunités et la perte de confiance dans le souci que leurs Etats aurait d’eux, jette sur les routes, les conditions d’une vie digne. Travailler à les dé-vulnérabiliser. Ceci requiert la construction de nations fondées sur un contrat social, ayant comme socle l’équité et le bien-être de tous, et mettant l’intégrité psychique et physique de ses concitoyens au cœur de ses productions politiques. Pour cela, il est impérieux d’œuvrer à l’édification de démocraties substantielles dans nos pays, permettant la participation de tous à l’intelligence collective et le contrôle de l’action publique. Il est également nécessaire d’œuvrer à un rééquilibrage de nos rapports internationaux, qui nous sont souvent défavorables et nous privent des ressources nécessaires à cette tâche (économiques, politiques et symboliques).
Redevenir sa puissance propre ne se fera que par un travail de respect de soi et d’exigence de celui-ci. Si la liberté est la capacité de se soustraire de toute forme d’oppression et de prédation, vu l’histoire récente du Continent, celle-ci doit être une passion africaine. Il est temps que les dirigeants des Etats Africains en prennent la mesure et comprennent que l’œuvre de restauration et de préservation de notre dignité est la priorité absolue. Nous exigeons d’eux qu’ils assument courageusement cette charge.<br />
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<a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/11/25/face-a-l-esclavage-des-noirs-restaurer-la-dignite-doit-devenir-une-passion-africaine_5220237_3232.html"><b>Felwine Sarr </b>et<b> Achille Mbembé</b></a><br />
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<b><a href="http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/11/27/africains-il-n-y-a-rien-a-attendre-de-la-france-que-nous-ne-puissions-nous-offrir-a-nous-memes_5221000_3212.html?utm_campaign=Echobox&utm_medium=Social&utm_source=Twitter#link_time=1511790598">Voir aussi</a></b><br />
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<a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/11/25/face-a-l-esclavage-des-noirs-restaurer-la-dignite-doit-devenir-une-passion-africaine_5220237_3232.html"><b><br /></b></a></div>
Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-13421713866211154532017-07-31T14:13:00.000+02:002017-07-31T14:14:13.033+02:00"Les formes chrétiennes de la violence en Occident" <div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgjIpZ2s0pSdST3YFDxRIRaLvndFOyGjIEUcC2FyfPcx4JdgjmdWiKz1_kx2r1Fv0z8i30hak-vJFP5aPes_QVb3mubbSqSaECtmV-Wlj6QLYtevNfrErHz5gD7rhfNsHoSf3cQ/s1600/guerres+saintes.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" data-original-height="1600" data-original-width="972" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgjIpZ2s0pSdST3YFDxRIRaLvndFOyGjIEUcC2FyfPcx4JdgjmdWiKz1_kx2r1Fv0z8i30hak-vJFP5aPes_QVb3mubbSqSaECtmV-Wlj6QLYtevNfrErHz5gD7rhfNsHoSf3cQ/s320/guerres+saintes.jpg" width="194" /></a></div>
Cet essai explore deux millénaires de violence chrétienne
et postchrétienne en Occident. Dans le terme « violence »,
j’inclus la guerre sainte, la terreur, le terrorisme et - paradoxalement, pourrait-il sembler au premier abord - le martyre. Par « Occident », j’entends les aires culturelles situées
dans ce qui était, vers 1500, l’Europe catholique romaine - plus une ramification de la branche protestante, devenue
les États-Unis d’Amérique. Par l’adjectif « postchrétien », il
est désormais convenu que je désigne non pas l’absence
de religion ou de religiosité chrétiennes, mais une sphère
dans laquelle, si les institutions et les croyances religieuses
ne semblent plus structurer la culture, l’héritage de ces institutions et de ces croyances continue en fait à la modeler
en profondeur. Trois mises en garde s’imposent ici.<br />
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Tout d’abord, le but de ce livre n’est certes pas d’offrir un
récit complet des manifestations de la violence chrétienne
et postchrétienne, qui commencerait avec le christianisme
primitif et s’achèverait à nos jours. Une telle entreprise prendrait trop de pages et ne serait jamais exhaustive. Mais ce sont
un certain nombre de moments historiques (par exemple, au
chapitre IV, la première croisade, les prémices de la guerre
de Sécession et les purges staliniennes de 1937‑1938) qui sont
convoqués pour mettre en évidence les points communs et
les continuités qui les relient les uns aux autres.<br />
<br />
Cet essai prétend encore moins expliquer ou comprendre
la violence au travers de toutes les cultures dans leur diversité
et au cours du temps dans sa totalité. Remonter aux débuts
de l’humanité produirait un livre fort différent : en réalité,
un livre aux ambitions si démesurées qu’il en deviendrait
infaisable. Cet essai n’entend pas plus pratiquer les généralisations au sein des diverses cultures historiques, comme le
propose par exemple Mark Juergensmeyer dans son stimulant ouvrage <i>Au nom de Dieu, ils tuent !.</i> Sous l’influence du
modèle discutable mais largement diffusé de René Girard,
Juergensmeyer suggère que la terreur spectaculaire peut
s’expliquer par une essence commune à toutes les religions.
« Le rituel public, écrit-il, a toujours été traditionnellement le
domaine de la religion ; et c’est une des raisons pour lesquelles
la violence mise en scène vient si naturellement aux activistes
à partir d’un arrière-fond religieux. » Juergensmeyer cite alors
l’observation de David C. Rapoport : « Les deux thèmes [religion et terrorisme] vont de pair non seulement parce qu’il y
a une composante de violence à l’intérieur de l’histoire de la
religion, mais aussi parce que les actes terroristes ont un aspect
symbolique et, en ce sens, miment les rites religieux. » Cependant, comme Juergensmeyer serait le premier à le reconnaître,
l’analyse ne peut en rester au niveau des universaux anthropologiques. Il faut aussi prendre poliment ses distances par
rapport à Schmuel Eisenstadt, qui considère que la violence
religieuse radicale est une inclination commune à toutes les
religions prenant leur origine dans la « période axiale » chère
à Karl Jaspers, qui ont toutes une tendance monothéiste ou
hénothéiste. Sans doute n’est-ce pas un hasard si les meilleurs
exemples d’Eisenstadt proviennent des trois religions monothéistes du Livre : judaïsme, christianisme et islam.
Il est donc méthodologiquement plus prudent de se situer
à un moindre niveau de généralité, même si cela n’est pas
sans comporter une part de risque. L’ambition de cet essai
est d’esquisser la manière dont un ensemble de croyances
et d’idées faisant plus ou moins système, le christianisme, a
laissé son empreinte sur la violence : autrement dit, de dessiner les contours de ce qui est spécifique à la violence chrétienne ou postchrétienne ; et ce à l’encontre, par exemple,
de la guerre « du deuil » chez les Indiens d’Amérique du
Nord (animée par le souci de l’honneur et de la reproduction, dont l’antithèse était le commerce) ou de la violence
exercée dans l’ambiance culturelle du Mexique précolombien, modelée par la cosmologie locale (une violence destinée à nourrir les dieux et à maintenir l’ordre du monde par
des sacrifices de sang). Plutôt que de chercher des invariants au travers des religions, cet essai postule que la sémantique
historique du monothéisme chrétien explique des formes
de violence absolument idiosyncratiques. Le christianisme
a fourni une « matrice symbolique » (pour emprunter une
expression de Claude Lefort) à la guerre sainte, au martyre
et à la terreur ; ainsi s’est-il « imprimé » sur les manifestations
ultérieures de violence.<br />
<br />
L’islam a été mentionné. Mon manque de compétence
en la matière m’interdit de me prononcer avec certitude
sur la violence musulmane. Il y a une autre raison à cette
prudence. Depuis le XIXe siècle, en particulier depuis Hegel,
les histoires intellectuelles et les analyses sur les mouvements
européens radicaux et sur l’islam se sont réciproquement
contaminées : l’islam, en effet (y compris sous la forme des
fondamentalismes musulmans contemporains), le bolchevisme et la Révolution française ont été si fréquemment assimilés les uns aux autres, ou si étroitement comparés qu’en
découlait l’idée d’un identité souterraine qui leur serait
commune ou d’une secrète et profonde affinité entre eux.
Il m’arrivera toutefois d’avancer ici ou là de prudentes suggestions sur le mode conditionnel ou hypothétique, au vu de
ce que les deux monothéismes ont en commun (sans doute
la plus évidente parenté est-elle celle du couple chrétien
guerre matérielle / guerre spirituelle avec le couple musulman petit djihad / grand djihad). L’étude laissera aussi de
côté le christianisme orthodoxe, en partie parce que Byzance
n’a pas connu de guerre sainte. Ce n’est qu’en postface à la
présente édition française que je reviendrai sur ces religions,
ainsi que sur le Japon et sur le Mexique précolombien, dans
une optique comparatiste.<br />
<br />
Le niveau de généralisation auquel je me suis donc arrêté - au travers de tout l’Occident chrétien et postchrétien —
est certes plus raisonnable qu’une visée universelle, mais il est
encore assez élevé pour prêter le flanc au genre de critiques
que je viens moi-même de porter contre l’école girardienne
et ses invariants anthropologiques. Il y a, bien entendu, d’indéniables et profondes différences entre l’Angleterre de la
guerre civile, la France de la Révolution, l’Europe catholique, martyre et terreur
des croisades, l’Allemagne d’extrême gauche des années
1970 ou l’Amérique à partir du XVIIe siècle - pour ne citer
que quelques-unes des situations politiques traversées dans
cet ouvrage. Des études récentes tendent à souligner la
« diversité » du christianisme américain (préférant même
parler de « christianismes », au pluriel). En fonction de ce
qu’elle cherche à expliquer, une analyse peut néanmoins
choisir de globaliser plutôt que de détailler. En deçà de ce
qui distingue les divers christianismes, ce qu’ils ont en commun doit bien sûr être pris en compte dans une réflexion
sur la violence occidentale. Les différences entre les Églises
ont engendré des conflits internes au christianisme occidental et ont été de première importance pour les croyants.
Mais ces divergences furent souvent exacerbées par un phénomène de compétition entre confessions ou « dénominations » (j’emploie le terme au sens anglais de groupement
religieux à l’identité reconnue). Ce fut particulièrement le
cas aux États-Unis, mais pas seulement.<br />
<br />
La deuxième mise en garde implique d’aborder rapide‑
ment mais résolument le concept de « sécularisation ». Par
ce terme, je n’entends pas ce qu’entend l’usage commun, en
accord avec tout un courant d’études, excellentes au demeurant : le fait que les institutions religieuses, officielles ou
informelles, ont perdu leur centralité et leur influence dans
la culture, la société et la politique ; le fait que la religion
se trouve de plus en plus reléguée dans la sphère privée, de
concert avec l’émergence de diverses formes de « séparation de l’Église et de l’État ». Je prends le terme de « sécularisation » dans une plus récente acception selon laquelle,
paradoxalement, l’État (comme la Nation) peut bien être en
apparence séparé de l’Église (et de l’<i>ecclesia </i>en tant que communauté humaine), mais il est en vérité son jumeau et son
héritier ; c’est ce qu’affirmait déjà Ernst Kantorowicz dans
les années 1950. Promue par Karl Löwith et Carl Schmitt,
restant cependant implicite dans bien des analyses de phénomènes historiques de longue durée, cette autre acception de
la « sécularisation » suppose que les notions religieuses ont
survécu au sein de la modernité : elles se sont transformées
en idées et en idéologies qui ont été dépouillées du surnaturel et du divin, mais ont conservé les mêmes structures.
C’est en ce sens - nous l’avons vu - que je parle de « postchrétienté » : ainsi le temps linéaire du christianisme, avec
sa promesse d’un monde meilleur et d’un genre humain
bonifié, s’est-il lui-même transmué en notion de progrès.
Un possible corollaire - un de ceux qui ont été mis en
évidence - est que la sécularisation permet un retour au
religieux, puisqu’elle en préserve les structures originelles.
Dans les années 1960, Hans Blumenberg remit en cause
Schmitt et Löwith par une thèse contraire : il n’y a aucune
profonde et secrète continuité entre le Moyen Âge religieux
et les Temps modernes. Comme le Moyen Âge avait soulevé
certaines questions, la modernité a bien été obligée de s’emparer de ces mêmes thèmes. Mais elle l’a fait sur la base de
sa propre épistémologie et de sa propre science, différentes
de celles du Moyen Âge. Ce phénomène, que Blumenberg
appelle « réoccupation » de « positions » préexistantes, produit une illusion de continuité. Où se situer dans ce débat ?
Dans un complexe juste milieu, comme c’est souvent le cas.
Il est raisonnable de penser que Blumenberg doit être dans
le vrai sur certaines notions apparues aux Temps modernes,
qui ne sont en rien des idées prémodernes « sécularisées »,
mais que Schmitt et Löwith doivent être dans le vrai sur
d’autres points.<br />
<br />
Pour transposer ce débat au thème de la violence, quelle est
donc la nature des continuités - s’il y en a - entre le passé
chrétien profond et les cultures plus modernes ? Avons-nous
affaire à un continuum de notions culturelles sur la base desquelles des conceptions religieuses ont donné naissance à une
postérité qui a perdu toute référence à Dieu et aux Églises,
même si cette descendance a conservé un grand nombre
de traits de ses ancêtres théologiques ? Ou les hommes et
les femmes des Temps modernes ont-ils réinventé - plus
ou moins à dessein, plus ou moins consciemment - une
culture de la violence en utilisant les matériaux extraits des
mines à moitié ennoyées du passé prémoderne, notamment de ses livres ? Ou encore, pour reprendre les termes d’une
récente étude sur le moment luthérien, n’avons-nous pas
plutôt affaire - en opposition à une continuité dont la définition implique des rapports de linéarité et de causalité - à
une « sérialisation » (Fortsetzung, qui désigne une suite de
moments discontinus) de discours et de pratiques de remémoration et de récapitulation ?
Quelque hypothèse qui vaille, deux points sont à noter
d’emblée.<br />
<br />
D’abord, la culture prémoderne de la violence religieuse
n’a pas donné naissance à sa descendance moderne sans
intervention humaine. Les hommes et les femmes ne sont
pas des automates : au sein des cultures qu’ils habitent, ils
font des choix.<br />
<br />
Ensuite, les innovations - la création d’idéologies de
violence utilisant des matériaux prémodernes - ont fait
sens seulement parce que, lorsqu’elles se sont produites,
les cultures dont ces éléments de nouveauté ont été extraits
avaient une force propre. Il ne s’agit donc pas de mécanismes qui s’excluent l’un l’autre. La coexistence entre continuité et réinvention délibérée est particulièrement sensible
dans la phase la plus radicale de la Révolution française. En
1792‑1794, malgré une idéologie d’innovation extrême et de
défiance envers le catholicisme, les nouvelles idées s’imposaient et faisaient sens pour les contemporains parce qu’elles
pouvaient se connecter à des conceptions et à un vocabulaire
qui étaient présents dans l’héritage religieux de la France.<br />
<br />
Le débat sur la sécularisation soulève la question, complexe, de la relation entre religion et politique en Occident.
En passant par divers avatars, la distinction conceptuelle entre
religion et politique ressortit à l’histoire occidentale depuis
le christianisme primitif. Mais prenons deux concepts beau‑
coup plus récents : celui de « religion civile » (un concept
qui s’est développé voilà relativement peu de temps pour
analyser la situation des États-Unis, où la religion sert de
colonne vertébrale à l’identité politique nationale, mais qui
remonte à Jean-Jacques Rousseau et, avant lui, à la Rome
antique) et celui de « religion politique » (un concept qui
cherche à rendre compte des dynamiques du fascisme, du
nazisme et du communisme soviétique, où une idéologie
politique était déclinée en un ensemble de croyances et de
liturgies). La coexistence de ces deux concepts suggère la
profonde interpénétration, en pratique, de la religion et de
la politique comme sphères ou comme instances au cœur
de la période contemporaine.<br />
<br />
Dans leurs formes les plus violentes, mais aussi comme institutions humaines prônant la paix comme valeur, les nations
occidentales modernes sont les héritières, par le biais de la
sécularisation, des communautés cultuelles antérieures. En
outre, comme nous le verrons au chapitre VII, les penseurs
prémodernes, quand bien même ils distinguaient différentes
sphères, ont longtemps considéré que c’était le devoir et
le droit de la religion que d’organiser sociétés et régimes
politiques ; ou ils ont attribué aux instances religieuses des
devoirs et des droits que nous définirions maintenant comme
politiques. Quelqu’un pouvait donc dénoncer un comportement « politique » dans des domaines religieux ou alléguer
une transgression des frontières entre politique et religion
au détriment de cette dernière ; mais la même personne
pouvait accorder une valeur religieuse à des questions que
la modernité perçoit désormais comme politiques.<br />
<br />
Troisième mise en garde : on ne saurait attribuer au
seul christianisme l’origine de la violence. Cette étude se
concentre sur la face sombre de l’empreinte du christianisme occidental ; ce qui pourrait conduire certains lecteurs
à conclure que cette religion, spécifiquement, a joué un rôle
néfaste. Il ne s’agit nullement de nier que d’autres cultures
ont perpétré des massacres et se sont livrées à des violences
extrêmes. L’impitoyable guerre menée par les puritains au XVIIe siècle, en Amérique du Nord, allait de pair avec les tactiques de terreur des tribus indiennes, lesquelles incluaient
d’épouvantables mutilations. Les Mongols, au XIIIe siècle, en
envahissant la majeure partie de l’Asie centrale, ont laissé
des piles de crânes minutieusement érigées devant les villes
conquises pour décourager les velléités de résistance.Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-19755582464386240302017-07-27T12:36:00.001+02:002017-07-31T15:40:10.435+02:00De la Méditerranée<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiQwXzqTaPbd-tmWRlRI16g8harK3Bs-BgBfkNCFNHYZfgglh04ND0Ec5tDptJZdSg6oADcyE0eCsOupGpOdtsvVMPVa5aSxggb0qQ51q77C30VkDlbocO7UFQy1QmXdOgAIJn1/s1600/La-Mediterranee-Les-Hommes-Et-L-heritage-Braudel-Duby-Livre-884899690_L.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" data-original-height="500" data-original-width="500" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiQwXzqTaPbd-tmWRlRI16g8harK3Bs-BgBfkNCFNHYZfgglh04ND0Ec5tDptJZdSg6oADcyE0eCsOupGpOdtsvVMPVa5aSxggb0qQ51q77C30VkDlbocO7UFQy1QmXdOgAIJn1/s320/La-Mediterranee-Les-Hommes-Et-L-heritage-Braudel-Duby-Livre-884899690_L.jpg" width="320" /></a></div>
<br />
"Qu'est-ce que la Méditerranée ? Mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d’innombrables paysages, non pas une mer, mais une succession de mers, non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres. Voyager en Méditerranée, c’est trouver le monde romain au Liban, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l’Islam turc en Yougoslavie. C'est plonger au plus profond des siècles, jusqu'aux constructions mégalithiques de Malte ou jusqu'aux pyramides d'Égypte. C'est rencontrer de très vieilles choses, encore vivantes, qui côtoient l'ultra-moderne: à côté de Venise, faussement immobile, la lourde agglomération industrielle de Mestre; à côté de la barque du pêcheur, qui est encore celle d'Ulysse, le chalutier dévastateur des fonds marins ou les énormes pétrolières. C’est tout à la fois, s’immerger dans l’archaïsme des mondes insulaires et s’étonner devant l’extrême jeunesse de très vieilles villes ouvertes à tous les vents de la culture et des profits qui depuis des siècles, surveillent et mangent la mer. Tout cela, parce que la Méditerranée est un très vieux carrefour. Depuis des
millénaires tout a conflué vers elle, brouillant, enrichissant son histoire : homme,
bêtes, voitures, marchandises, navires, idées, religions, arts de vivre. Et même les plantes. Vous les croyez méditerranéennes. Or, à
l’exception de l’olivier, de la vigne et du blé - des autochtones très tôt en place - elles
sont presque toutes nées loin de la mer.<br />
<a name='more'></a><br />
Si Hérodote, le père de l’histoire qui a vécu au Ve siècle avant notre ère, revenait mêlé aux touristes aujourd’hui, il irait de surprise en surprise. Je l’imagine, écrit Lucien Febvre, « refaisant aujourd’hui son périple de la Méditerranée orientale. Que d’étonnements ! Ces fruits d’or, dans ces arbustes vert sombre, orangers, citronniers, mandariniers, mais il n’a pas le souvenir d’en avoir vu de son vivant. Parbleu ! Ce sont des Extrême-Orientaux, véhiculés par les Arabes. Ces plantes bizarres aux silhouettes insolites, piquants, hampes fleuries, noms étrangers, cactus, agaves, aloès, figuiers de Barbarie – mais il n’en vit jamais de son vivant. Parbleu ! Ce sont des Américains. Ces grands arbres au feuillage pâle qui, cependant, portent un nom grec, eucalyptus : oncques n’en a contemplé de pareils. Parbleu ! Ce sont des Australiens. Et les cyprès, jamais non plus, ce sont des Persans. Tout ceci pour le décor. Mais quant au moindre repas, que de surprises encore – qu’il s’agisse de la tomate, cette péruvienne ; de l’aubergine, cette indienne ; du piment, ce guyanais ; du maïs, ce mexicain ; du riz, ce bienfait des Arabes, pour ne pas parler du haricot, de la pomme de terre, du pêcher, montagnard chinois devenu iranien, ni du tabac. » Pourtant, tout cela est devenu le paysage même de la Méditerranée : « Une Riviera sans oranger, une Toscane sans cyprès, des éventaires sans piments… quoi de plus inconcevable, aujourd’hui, pour nous ? » (Lucien Febvre, Annales, XII, 29).<br />
<br />
Et si l'on dressait le catalogue des hommes de Méditerranée, ceux nés sur ses rives ou descendant de ceux qui, au temps lointain, ont navigué sur ses eaux ou cultivé ses terres et ses champs en terrasses, puis tous les nouveaux venus qui tour à tour l'envahirent, n'aurait-on pas la même impression qu'en dressant la liste des ses plantes et de ses fruits.<br />
<br />
Dans son paysage physique comme dans son paysage humain, la Méditerranée
carrefour, la Méditerranée hétéroclite, se présente dans nos souvenirs comme une
image cohérente, comme un système où tout se mélange et se recompose en une
unité originale. Cette unité évidente, cet être profond de la Méditerranée, comment
l'expliquer ? L'explication, ce n'est pas seulement la nature qui, à cet effet, a
beaucoup œuvré ; ce n'est pas seulement l'homme, qui a tout lié ensemble
obstinément ; ce sont à la fois les grâces de la nature ou ses malédictions, les unes et
les autres nombreuses et les efforts multiples des hommes, hier comme aujourd'hui. Soit une somme interminable de hasards, d'accidents, de réussites répétées.<br />
<br />
Plus qu’aucun autre univers des hommes, la Méditerranée ne cesse de se raconter
elle-même, de se revivre elle-même. Par plaisir sans doute, non moins par nécessité.
Avoir été, c'est une condition pour être."<br />
<br />
[Fernand Braudel, "<i>La Méditerranée, l'espace et l'histoire</i>"]Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-74429149259782473452017-01-03T23:59:00.000+01:002018-05-20T16:36:26.541+02:00Le vol de l'histoire (introduction)<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi6LKIznHb4TKtGY2Z9QBDiDfrNoNTQzpjd-OmJ6iyhIpL4FI7rzQ8m-aQJp7b-Wj2YyfE_0SGwpeZe19fju32D3wAFTYeY0irsTgn_lVUM6rzxaTZcS4xVlW4CluvvkOPcRXxy/s1600/41Ng7%252BarfzL._SX334_BO1%252C204%252C203%252C200_+%25281%2529.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi6LKIznHb4TKtGY2Z9QBDiDfrNoNTQzpjd-OmJ6iyhIpL4FI7rzQ8m-aQJp7b-Wj2YyfE_0SGwpeZe19fju32D3wAFTYeY0irsTgn_lVUM6rzxaTZcS4xVlW4CluvvkOPcRXxy/s320/41Ng7%252BarfzL._SX334_BO1%252C204%252C203%252C200_+%25281%2529.jpg" width="215" /></a></div>
Le « vol de l'histoire» dont il est question dans le titre désigne la mainmise de l'Occident sur l'histoire. J'entends par là une manière de conceptualiser et de présenter le passé où l'on part des événements qui se sont produits à l'échelle provinciale de l'Europe - occidentale, le plus souvent - pour les imposer au reste du monde. Le continent européen revendique l'invention d'une série d'institutions extrêmement importantes telles que la « démocratie », le « capitalisme » de marché, la liberté, l'individualisme. Mais ce sont là des institutions que l'on retrouve dans un grand nombre d'autres sociétés humaines. Il en va de même de certains sentiments tels que l'amour - courtois, notamment -, dont on limite souvent l'apparition à l'Europe du XIIe siècle, et qui passe pour un produit de la modernisation de l'Occident (sous la forme qu'elle prend avec la famille urbaine, par exemple).<br />
<br />
Cette conception se dégage clairement de ce qu'écrit l'éminent historien Trevor-Roper dans son livre, <i>The Rise of Christian Europe</i>. Prenant acte de l'extraordinaire accomplissement de l'Europe depuis la Renaissance (contrairement à certains comparatistes, qui repoussent au XIXe siècle le début de la prépondérance européenne), Trevor-Roper considère que cet accomplissement est le seul fait de l'Europe. La prépondérance européenne n'est peut-être que temporaire, mais, selon lui: <br />
<br />
« <i>Les nouveaux dirigeants du monde, quels qu'ils soient, hériteront d'une position qui a été construite par l'Europe, et par l'Europe seule. Ce sont les techniques européennes, les modèles européens, les idées européennes qui ont tiré le monde non européen hors de son passé -l'ont arraché à la barbarie, en Afrique, l'ont arraché à une civilisation bien plus ancienne, lente et majestueuse, en Asie. Et si l'histoire du monde a eu une quelconque influence, au cours des cinq derniers siècles, c'est dans la mesure où elle est européenne. Je ne crois pas que nous ayons à nous excuser d'aborder l'histoire d'un point de vue eurocentrique. </i>»<br />
<a name='more'></a><br />
La tâche de l'historien, ajoute-t-il cependant, est de « <i>mettre [sa philosophie] à l'épreuve en voyageant à l'étranger, même dans les terres hostiles </i>». À mon avis, Trevor-Roper n'a pas dû beaucoup voyager hors de l'Europe, ni en théorie ni en pratique. De plus, tout en faisant remonter à la Renaissance les premières manifestations concrètes de l'hégémonie européenne, il se montre essentialiste en l'imputant au fait que la chrétienté « portait en elle-même les promesses d'une nouvelle et immense vitalité». Sans doute peut-on considérer Trevor-Roper comme un cas extrême, mais je montrerai que nombre de versions plus modérées d'une conception similaire encombrent l'histoire des deux continents, comme celle du monde entier.<br />
<br />
Plusieurs années passées parmi les «tribus» d'Afrique ou dans le royaume simple du Ghana m'ont conduit à mettre en doute bon nombre d'« inventions» auxquelles les Européens prétendent, qu'il s'agisse de formes de gouvernement (la démocratie), de liens de parenté (la famille nucléaire), de modalités d'échange (le marché) ou de formes de justice, alors même que ces « inventions» se retrouvent dans bien d'autres sociétés, du moins à l'état embryonnaire. À ces prétentions, l'histoire donne une forme tant dans le discours savant que dans le discours populaire. Il est certes vrai que les époques récentes ont vu de grandes réalisations européennes, et l'on se doit de leur rendre justice. Mais celles-ci sont fortement redevables à d'autres cultures urbaines, comme la chinoise. En effet, on sait désormais que, économiquement et intellectuellement parlant, seul un écart relativement récent et temporaire sépare l'Occident de l'Orient. Pourtant, sous la plume de bon nombre d'historiens européens, la trajectoire du continent asiatique et de tout ce qui n'est pas l'Europe passe pour avoir été très différente (caractérisée, dans la conception la plus extrême, par le « despotisme asiatique ») ; c'est là une vision qui va à l'encontre de ce que m'ont appris les autres cultures et l'archéologie primitive (d'avant et d'après l'écriture). L'un des buts du présent ouvrage est de confronter ces contradictions apparentes en examinant à nouveaux frais le regard qu'ont porté les historiens européens sur les transformations fondamentales des sociétés depuis l'âge du bronze, soit approximativement depuis l'an 3000 avant J.-C. C'est dans cette perspective que j'ai entrepris de lire ou de relire, entre autres, les œuvres des historiens dont j'admire le travail : Fernand Braudel, Perry Anderson, Peter Laslett et Moses Finley.<br />
<br />
Ma lecture m'a conduit à remettre en question la manière dont ces auteurs - auxquels il faut ajouter Marx et Weber - ont traité certains aspects de l'histoire du monde. J'ai donc cherché à introduire une perspective comparatiste plus large au sein de débats concernant certaines questions telles que les traits communs et individuels de la vie humaine, les activités mercantiles et non mercantiles, la démocratie et la « tyrannie ». Ce sont là des domaines dans lesquels la question de l'histoire culturelle s'est vu assigner, de la part des spécialistes occidentaux, un cadre très étroit. Au reste, c'est une chose, lorsqu'on traite de l'Antiquité et de l'essor de l'Occident, que de négliger les petites sociétés auxquelles s'intéressent les anthropologues, mais passer sous silence les grandes civilisations de l'Asie ou les catégoriser comme « États asiatiques » soulève un problème beaucoup plus grave qui exige que soit reconsidérée, outre l'histoire de l'Asie, celle de toute l'Europe. Trevor-Roper rappelle l'opinion d'Ibn Khaldun, selon laquelle la civilisation orientale était beaucoup plus fermement implantée que l'occidentale. L'Orient possédait une « civilisation aux racines si profondes qu'elle a pu se maintenir au fil des conquêtes successives ». Voilà une idée que ne partagent guère la plupart des historiens européens.<br />
<br />
J'ai donc fondé ma thèse sur ma réaction d'anthropologue (ou de sociologue comparatiste) à l'histoire dite « moderne ». L'un des problèmes principaux que j'ai rencontrés a été suscité par ma lecture de Gordon Childe et d'un certain nombre d'autres préhistoriens, pour lesquels les civilisations de l'Asie et de l'Europe ont connu, à l'âge du bronze, un essor relativement parallèle. Comment se fait-il qu'à partir de l'Antiquité l'essor ait été à ce point différent, d'après les historiens européens, qu'il ait mené à cette « invention » occidentale qu'est le « capitalisme » ? La question de l'écart n'a été envisagée qu'en termes de la différence entre le développement des cultures irriguées, dans certaines parties de l'Orient, et l'usage de l'eau de pluie en Occident. C'est là une thèse qui néglige entièrement les nombreuses similitudes apparues à l'âge du bronze dans des domaines tels que l'utilisation de la charrue, la traction animale, l'artisanat urbain; ou encore dans le développement de l'écriture et les systèmes de savoir qui en découlent, ou les multiples usages de la littératie, dont j'ai analysé le détail dans <i>La logique de l'écriture. Aux origines des sociétés humaines </i>(1985 pour la traduction française).<br />
<br />
Il me paraît erroné d'envisager la situation sous le seul angle de quelques différences relativement limitées dans les modes de production, alors qu'il existe de nombreuses similitudes non seulement dans l'économie, mais aussi dans les modes de communication ou de destruction, comme en témoigne, par exemple, l'usage de la poudre à canon. Tous ces points communs - auxquels s'ajoutent, d'une manière plus générale, des similitudes concernant la structure familiale et la culture - ont été mis de côté au profit de l'hypothèse « orientale », qui assigne à l'Orient et à l'Occident deux trajectoires historiques distinctes.<br />
<br />
Les nombreuses similitudes entre l'Europe et l'Asie eu égard aux modes de production, de communication et de destruction apparaissent plus clairement lorsqu'on prend l'Afrique comme point de comparaison; de même, elles tendent à disparaître lorsqu'on utilise sans discernement la notion de tiers-monde. Certains auteurs, notamment, semblent oublier que l'agriculture africaine a toujours été plus dépendante de la houe que de la charrue ou d'un système complexe d'irrigation. L'Afrique n'a jamais connu la révolution urbaine de l'âge du bronze. Le continent africain n'était cependant pas isolé: les royaumes d'Asante et du Soudan occidental produisaient de l'or, que des esclaves transportaient par-delà le Sahara jusqu'à la Méditerranée. Là, il servait de monnaie d'échange pour l'acquisition de marchandises orientales par les villes d'Andalousie et d'Italie, pour laquelle l'Europe avait un grand besoin de lingots. L'Italie, en retour, expédiait vers l'Afrique des perles vénitiennes, des soies et des cotons d'Inde. Un marché actif permettait donc que les économies rurales fondées sur la houe soient reliées, d'une part, au « capitalisme» mercantile naissant et à l'agriculture à irrigation naturelle de l'Europe méridionale et, d'autre part, aux économies manufacturières urbaines et à l'agriculture à irrigation artificielle de l'Orient.<br />
<br />
Outre ces liens entre l'Europe et l'Asie et les différences entre le modèle eurasien et le modèle africain, j'ai été frappé par certaines similitudes dans les systèmes de parenté et les structures familiales des grandes sociétés de l'Europe et de l'Asie. Contrairement à l'Afrique, qui pratiquait un système de dot (ou, mieux encore, d'« abondance ») matrimoniale par lequel la famille du futur marié offrait richesses ou services à la famille de la promise, l'Asie et l'Europe privilégiaient une allocation parentale faite aux filles, soit sous forme d'héritage à la mort des parents, soit sous forme de dot au moment du mariage. Cette caractéristique commune à l'Europe et à l'Asie s'inscrivant dans le cadre d'un parallélisme plus large entre les institutions et les comportements des deux continents, elle met à mal l'effort des historiens de la famille et de la démographie, qui ont toujours posé la spécificité du mariage « européen » né dans l'Angleterre du XVIe siècle et lié cette spécificité, souvent de façon implicite, à l'essor inédit du « capitalisme » en Occident. C'est là un lien qui me semble contestable, et je qualifierai d'ethnocentrique l'insistance sur la différence entre l'Occident et l'Autre. Mon idée est que si la plupart des historiens cherchent à éviter l'ethnocentrisme (de même que l'attitude téléologique), rares sont ceux qui y parviennent, tant est limitée leur connaissance de l'Autre (et de leurs propres points de départ). Cette étroitesse les conduit souvent à affirmer sans preuve aucune, de manière implicite ou explicite, le caractère unique de l'Occident.<br />
<br />
Plus j'ai examiné d'autres facettes de la culture eurasiatique, plus je me suis familiarisé avec certaines parties de l'Inde, de la Chine et du Japon, et plus m'est apparue la nécessité de comprendre l'histoire et la sociologie des grands États ou grandes « civilisations » eurasiatiques comme autant de variations mutuelles. Et c'est précisément ce que des notions telles que le despotisme asiatique, l'exception asiatique, la différence entre les formes de rationalité ou, plus généralement, de « culture », rendent impossible. Elles font obstacle à l'enquête et à la comparaison « rationnelles »en introduisant des distinctions catégoriques : l'Europe possédait (sous la forme de l'Antiquité, du féodalisme, du capitalisme) quelque chose que les autres (tous les autres) n'avaient pas. Certes, des différences existent. Mais c'est d'une comparaison plus rapprochée dont nous avons besoin, et non d'une opposition tranchée entre l'Orient et l'Occident, qui se fait toujours au profit de l'Occident.<br />
<br />
Je voudrais faire, d'entrée de jeu, quelques remarques analytiques, car la source de notre malaise me semble largement résider dans leur oubli. Premièrement, il existe une tendance naturelle à organiser l'expérience en fonction de la place centrale que l'on assigne à celui qui la fait - qu'il soit individu, groupe ou communauté. L'une des formes que peut prendre cette attitude est l'ethnocentrisme, dont on constate sans surprise qu'il était aussi une pratique des Grecs et des Romains, comme de toute communauté. Toutes les sociétés humaines affichent un certain degré d'ethnocentrisme, qui conditionne en partie l'identité personnelle et sociale de leurs membres. L'ethnocentrisme, dont l'eurocentrisme et l'orientalisme sont deux variétés, n'est pas uniquement une maladie européenne : les Navajos du Sud-Ouest américain, qui se présentent comme « le Peuple», n'en sont pas exempts. De même que les Juifs, les Arabes ou les Chinois. Voilà pourquoi, si j'admets volontiers l'existence de degrés variables d'intensité dans l'ethnocentrisme, je suis plus réticent à accepter la thèse d'un Bernal, par exemple, qui situe dans les années 1840 l'apparition des préjugés concernant la Grèce antique, ou celle d'un Hobson qui impute aux XVIIe et XVIIIe siècles les préjugés concernant l'Europe. C'est là, en effet, raccourcir l'histoire et faire un cas particulier d'un phénomène beaucoup plus général. Les Grecs de l'Antiquité ne portaient guère l'« Asie» dans leur cœur; les Romains pratiquaient la discrimination à l'égard des Juifs. Le raisonnement varie. Les Juifs donnent au leur une assise religieuse; les Romains raisonnent en termes de proximité d'avec la capitale et la civilisation; les Européens d'aujourd'hui fondent leur ethnocentrisme sur les grands accomplissements du XIXe siècle. Il existe donc un risque ethnocentrique caché: celui d'adopter une attitude eurocentrique à l'égard de l'ethnocentrisme, piège dans lequel le postcolonialisme et le post-modernisme ont tendance à tomber. Mais si, comme j'entends le montrer, l'Europe n'a pas inventé l'amour, la démocratie, la liberté ou le capitalisme de marché, elle n'a pas non plus inventé l'ethnocentrisme.<br />
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Le problème de l'eurocentrisme, cependant, se trouve augmenté du fait que la vision du monde prônée par l'Antiquité européenne - une vision renforcée par l'autorité que lui conférait la large diffusion de l'alphabet grec - s'est trouvée absorbée par le discours historiographique européen, qui l'a faite sienne, donnant ainsi un vernis scientifique à ce qui n'est qu'une variante du phénomène général. La première partie du présent ouvrage s'attache à analyser cette appropriation de la périodisation et de la chronologie de l'histoire.<br />
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Deuxièmement, il est important de comprendre ce qui a permis l'émergence de cette idée d'un écart radical entre l'Europe et l'Asie (j'étudierai la question essentiellement pour l'Antiquité), L'eurocentrisme initial fut aggravé par les événements ultérieurs que connut le continent européen, cette hégémonie mondiale qu'il a exercée dans diverses sphères et qu'on a souvent tendance à considérer comme ayant existé de tout temps. À partir du XVIe siècle, l'Europe s'est acquis une position dominante dans le monde, en partie grâce à la Renaissance, grâce aux progrès de l'artillerie et de la marine, qui lui ont permis d'explorer et de coloniser de nouveaux territoires, de développer ses marchés à un moment - où l'invention de l'imprimerie assurait l'expansion du savoir. Vers la fin du XVIIIe siècle, la Révolution industrielle a permis à l'Europe d'étendre sa domination économique à la quasi-totalité du monde. Dès lors qu'il y a domination, et cela partout au monde, l'ethnocentrisme commence à prendre un tour plus agressif. Les « autres peuples » deviennent automatiquement des peuples «inférieurs », et en Europe, certains esprits sophistiqués (adoptant parfois un ton raciste, bien que la plupart du temps la supériorité ait été considérée comme un phénomène plus culturel que naturel) ont forgé nombre de justifications à l'ethnocentrisme. Certains ont affirmé que telle était la volonté de Dieu, du Dieu chrétien. Et nombreux sont ceux qui persistent aujourd'hui encore dans cette idée. Comme l'ont souligné certains auteurs, il importe d'expliquer cette domination. Mais les explications qui rapportent le phénomène à des causes primordiales, telles que les facteurs raciaux ou culturels, ne sont satisfaisantes ni sur le plan théorique, ni d'un point de vue empirique puisque l'écart a été tardif. Et nous devons nous garder d'interpréter l'histoire de manière téléologique, c'est-à-dire d'interpréter le passé à partir du présent, en projetant rétrospectivement la supériorité contemporaine sur les époques antérieures, et cela en des termes souvent plus « spirituels » qu'il n'est légitime.<br />
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La belle linéarité des modèles téléologiques, qui fait abstraction du non-européen sous prétexte qu'il n'a pas connu l'Antiquité et voit l'histoire de l'Europe comme l'enchaînement des diverses phases d'un progrès douteux, doit être remplacée par une historiographie qui envisage la périodisation de façon plus flexible, qui s'abstient de postuler la seule prédominance européenne dans le monde prémoderne, et qui replace l'histoire de l'Europe au sein de la culture commune propre à la Révolution urbaine de l'âge du bronze. Nous devons considérer les développements ultérieurs qui ont marqué l'histoire de l'Eurasie en fonction d'un ensemble -dynamique de traits et de rapports en constante interaction - en lien, notamment, avec une activité mercantile (« capitaliste » ) permettant d'échanger des idées aussi bien que des produits. Cela seul nous permettra d'assigner un cadre plus large au développement des sociétés, de le comprendre comme un phénomène d'interaction et d'évolution au sens social plutôt que comme une succession idéologiquement déterminée d'événements purement européens.<br />
<br />
Troisièmement, l'histoire du monde est dépendante de catégories telles que le « féodalisme» ou le « capitalisme », proposées par des historiens, professionnels ou amateurs, qui avaient en tête le seul exemple européen. J'entends par là qu'on a élaboré une périodisation « progressive» à usage interne en prenant comme modèle la trajectoire particulière de l'Europe, Il devient donc aisé, à partir de là, de montrer que le féodalisme est un phénomène essentiellement européen, même si certains auteurs tels que Coulbourn se sont essayés à une approche comparée, partant d'une base - l'Europe occidentale _ pour y revenir sans cesse. Ce n'est pas ainsi que l'on doit mener une analyse de sociologie comparative. Il faut plutôt, comme je l'ai déjà suggéré, partir de caractéristiques telles que la tenure servile et élaborer une grille décrivant les traits propres aux divers types de tenure.<br />
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Finley a montré qu'on mesurait mieux les différences entre les situations historiques au moyen d'une grille comme celle qu'il utilise pour l'esclavage : il est plus utile, en effet, de définir la nature du rapport qui lie différents statuts de subordination -le servage, la location, l'emploi - plutôt que de recourir à une distinction catégorique comme l'opposition entre esclave et homme libre, toujours susceptible de gradations. Une même difficulté se pose concernant la question de la tenure, à propos de laquelle on fait souvent une distinction grossière entre l'individuel et le collectif. L'idée avancée par Maine de la coexistence d'une « hiérarchie de droits» se répartissant à différents niveaux de la société (soit une forme de grille) nous permet d'éviter le piège de ces oppositions tranchées et de considérer les situations humaines de façon plus subtile et dynamique. L'on peut ainsi analyser les ressemblances et les différences entre, par exemple, l'Europe de l'Ouest et la Turquie, sans recourir prématurément à des affirmations grossières et trompeuses telles que: « L'Europe possédait un système féodal, qui n'existait pas en Turquie. » Comme l'ont montré Mundy et quelques autres, il y avait bien en Turquie quelque chose qui ressemblait au système européen. L'utilisation d'une grille permet de se demander si la différence était suffisante pour entraîner, sur l'évolution ultérieure du monde, les conséquences que beaucoup ont supposées. Il ne s'agit donc plus d'avancer des concepts monolithiques selon une formulation non comparative et non sociologique.<br />
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La situation concernant l'histoire du monde s'est profondément modifiée depuis que j'ai commencé à étudier ces questions. Bon nombre d'auteurs, parmi lesquels le géographe Blaut, ont mis en évidence les distorsions auxquelles ont contribué les historiens eurocentriques. L'économiste Andre Gunder Frank a, quant à lui, radicalement modifié son point de vue sur le «développement» et nous a invités, à travers son ouvrage <i>ReOrient</i>, à une réévaluation de l'Orient. Le sinologue K. Pomeranz a fait le point sur ce qu'il a appelé <i>La grande divergence</i> entre l'Europe et l'Asie - laquelle ne se serait produite, selon lui, qu'au début du XIXe siècle. Récemment, le politologue Hobson a détaillé<i> </i>les<i> Origines orientales de la civilisation occidentale</i>, mettant en évidence la prépondérance des apports orientaux. Il y a aussi tout l'extraordinaire débat d'idées qu'a mené Femandez-Armesto à propos des principaux États d'Eurasie, où l'égalité prévaut depuis plus d'un millénaire. Enfin, un nombre croissant de spécialistes de la Renaissance - dont Deborah Howard et Jerry Brotton, respectivement historiens de l'architecture et de la littérature - ont mis en évidence le rôle stimulateur qu'exerça le Proche-Orient sur l'Europe, tandis que de nombreux historiens des sciences et des techniques révélaient l'immense contribution de l'Orient à ce qui allait être la réussite de l'Occident.<br />
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J'entends montrer, quant à moi, que non seulement l'Europe a négligé ou minimisé l'histoire du reste du monde, ce qui a eu pour effet de la conduire à une interprétation erronée de sa propre histoire, mais qu'elle a en outre imposé des concepts historiques et des découpages temporels qui ont beaucoup faussé notre compréhension de l'Asie et sont aussi lourds de conséquences sur l'avenir que sur le passé. Sans vouloir réécrire l'histoire de l'ensemble eurasiatique, j'aimerais rectifier le regard que nous portons sur son développement depuis l'âge dit classique ; ce faisant, je voudrais rattacher l'Eurasie au reste du monde, afin d'essayer de montrer avec quel profit nous pourrions réorienter notre conception de l'histoire mondiale. J'ai limité mon analyse à l'Ancien Monde et à l'Afrique. D'autres, dont Adams notamment, ont comparé l'Ancien et le Nouveau Monde sous l'angle, par exemple, de l'urbanisation. Cette comparaison soulèverait d'autres problèmes - celui de l'importance, dans ces deux mondes, du commerce et de la communication dans l'essor de la « civilisation» -, mais il est clair qu'il faudrait insister davantage sur l'évolution sociale interne que sur les rapports mercantiles ou les autres modes de diffusion, ce qui entraînerait d'importantes conséquences pour toute théorie du développement.<br />
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Ma visée peut être comparée à celle de Peter Burke dans sa réflexion sur la Renaissance, à cette différence près que mon point de départ est l'Antiquité. Burke déclare vouloir « reconsidérer le Grand Récit de l'essor de la civilisation occidentale» qu'il décrit comme « une célébration triomphante des réalisations accomplies par l'Occident depuis la Grèce antique, dans laquelle la Renaissance constitue un maillon d'une chaîne qui relie ensemble la Réforme, la Révolution scientifique, les Lumières, la Révolution industrielle, etc. ». Examinant les recherches récentes sur la Renaissance, Burke s'attache à « considérer la culture de l'Europe occidentale comme une culture parmi d'autres, qui coexiste et interagit avec ses voisines, en particulier les cultures byzantine et islamique, qui ont eu leur propre "renaissance" de l'Antiquité grecque et romaine ».<br />
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Mon livre se compose de trois parties. La première s'attache au travail de trois grands historiens, tous très influents, qui ont voulu considérer l'Europe en relation avec le reste du monde et ont néanmoins privilégié cette ligne de pensée, posée comme exclusive, quant à son développement : Needham, qui a mis en évidence l'extraordinaire qualité de la science chinoise; le sociologue Norbert Elias, qui a discerné dans la Renaissance européenne l'origine du «processus civilisateur» ; Fernand Braudel enfin, le grand historien de la Méditerranée, qui a étudié les origines du capitalisme. J'entends ainsi montrer que même les historiens les plus distingués, qui répudieraient assurément toute vision téléologique ou eurocentrique de l'histoire, peuvent tomber dans ce genre de piège. La deuxième partie examine la validité d'une conception européenne qui est, en quelque sorte, l'équivalent de Yisnad arabe, soit une généalogie socioculturelle qui prend sa source dans l'Antiquité, donne naissance au système féodal puis au capitalisme et laisse l'Asie pour compte, l'isolant comme « exception », continent « despotique» ou arriéré. La troisième partie, enfin, examine la prétention de bon nombre d'Européens, universitaires ou non, à être les gardiens de certaines institutions très prisées - une version particulière de la ville, de l'université ou de la démocratie elle-même - ainsi que de valeurs comme l'individualisme ou de sentiments comme l'amour « romantique ».<br />
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On reproche parfois à ceux qui critiquent le paradigme eurocentrique de se montrer virulents dans leurs commentaires. J'ai essayé d'éviter ce ton de voix pour privilégier l'analyse des observations auxquelles m'ont conduit mes travaux antérieurs. Mais les voix qui résonnent dans l'autre camp sont souvent si fortes, si péremptoires, qu'on me pardonnera peut-être d'avoir élevé la mienne.<br />
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<b>Jack Goody</b>Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-73067732095491676872016-11-27T02:23:00.003+01:002016-11-27T02:23:42.300+01:00Légende d'une photo mythique<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiK8NLxIwqJ02Rb0jTRJH-X8WzEMe0Es4jUZk-t71wkF4CQjCH0-Yp8Bc1ZWcO0QzlG5GzOY4aLZ6c7GtbwtpWpPqbTbV8SdbJiDL5E9-jJ47wHEOUafwdS0HMdsyxSHIRGPpkA/s1600/malcolm-and-fidel.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="231" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiK8NLxIwqJ02Rb0jTRJH-X8WzEMe0Es4jUZk-t71wkF4CQjCH0-Yp8Bc1ZWcO0QzlG5GzOY4aLZ6c7GtbwtpWpPqbTbV8SdbJiDL5E9-jJ47wHEOUafwdS0HMdsyxSHIRGPpkA/s320/malcolm-and-fidel.jpg" width="320" /></a></div>
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La chance voulut que la possibilité de bousculer les grandes lignes de la politique internationale prenne la forme de la révolution cubaine. En septembre 1960, Fidel Castro, le Premier ministre cubain, doit en effet participer à New York à l'assemblée générale annuelle de l'Organisation des Nations unies. La nouvelle de son voyage imminent provoque une grande excitation parmi les dirigeants de la gauche noire de Harlem qui organise rapidement un comité de bienvenue auquel Malcolm se joint. La délégation cubaine est logée au <i>Shelburne Hotel</i> sur Lexington Avenue à la hauteur de la 37e Rue. De fortes tensions apparaissent rapidement ; les 85 membres de la délégation cubaine se sentent insultés par le Département d'État qui a restreint leur liberté de déplacement à l'île de Manhattan; ensuite, un différend éclate au moment du règlement de la note. Furieux, Castro accuse la direction de l'hôtel de «demandes inacceptables de paiement en liquide» et menace d'installer la délégation dans Central Park: «Nous sommes des montagnards, explique-t-il fièrement, nous avons l'habitude de dormir à la belle étoile.» Le secrétaire général des Nations unies, Dag Harnmarskjöld, se dépêche alors de trouver un hôtel au centre-ville, le Commodore, Mais il est trop tard: Malcolm et le comité d'accueil de Harlem se sont empressés d'inviter les Cubains à s'installer au<i> Teresa Hotel</i> sur la 7e Avenue au niveau de la 25e Rue. Installé sur onze étages, l'hôtel dispose de 300 chambres : la délégation cubaine en occupe 40, ainsi que deux suites dont l'une est réservée à Fidel.<br />
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Un journaliste du <i>Washington Post</i> écrit alors que « Castro, qui a ait des avances aux dirigeants noirs américains pour qu'ils soutiennent sa révolution de gauche, tente de faire avec cette affaire le plus de propagande possible». Le Premier ministre soviétique, Nikita Khrouchtchev, qui participe à la même session de l'ONU, comprend immédiatement qu'il y a là une occasion pour lui dans les heures qui suivent, il se rend dans le nord de la ville et rencontre Castro pour la première fois. Pendant ce temps, des milliers de Harlemites convergent vers l'hôtel pour assister aux allées et venues de la délégation et des dignitaires internationaux. Très rapidement, divers groupes politiques se joignent à la foule sur leurs propres bases: des nationalistes noirs qui défendent la cause de l'ex-premier ministre congolais Patrice Lumumba, des militants pour les droits civiques favorables à la déségrégation, des manifestants castristes et même quelques beatniks venus de Greenwich Village. Sur une pancarte, on pouvait lire: « Les gars comme nous kiffent les mecs comme Fidel. Lui il sait c'qui est dans le coup et c'qui fait chier les bourgeois.»<br />
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L'appartenance de Malcolm au comité d'accueil le place dans une position privilégiée pour transformer la visite des Cubains en occasion politique favorable. Le 19 septembre, tard dans la soirée, Castro accorde un entretien d'un heure à Malcolm et à quelques lieutenants de<tro .1m="" 2x="" accorde="" ait="" am="" autorit="" avait="" avec="" benjamin="" ca-rro="" castro="" cependant="" cetr="" cette="" cher="" compris="" conna="" consid="" contenu="" conversation="" cuba="" cubains="" d="" dans="" de="" difficult="" donna="" dt="" en="" entretien="" est="" et="" fut="" goodman="" grandes="" heure="" iillt:="" il="" invit="" invitant="" iolllh:="" jamais="" l="" la="" le="" les="" leur="" lieutenants="" lignes.="" lui="" maintes="" mais="" malcolm="" manifestc="" n="" nation.="" ne="" nntioi="" officielle="" on="" p="" par="" possible="" pour="" qu="" quc="" que="" quelques="" quoi="" racontera="" rapport="" rcjoindre="" re="" relation="" relauon="" rencontre="" rendre="" reprises="" ricaines.="" rieurement="" s="" se="" serait="" soit="" source="" sugg="" suite="" t="" tant="" tent="" tout="" toute="" u="" ult="" un="" urie="" utile=""> la <i>Nation</i>. On ne connait le contenu de leur conversation que dans les grandes lignes. benjamin 2X Goodman racontera ultérieurement que Malcolm avait tenté de </tro>« pêcher » Castro, en l'invitant à rejoindre la <i>Nation</i>. Il est cependant possible que Malcolm ait compris que toute relation officielle avec les Cubains, tout en étant utile, serait pour lui source de grandes difficultés avec les autorités américaines. Un rapport suggère qu'à la suite de cette rencontre, Malcolm fut invité à maintes reprises à se rendre à Cuba mais qu'il ne donna jamais suite. Quoi qu'il en soit, il est manifeste que Malcolm ait été impressionné par Castro et qu'il considère cette relation comme une ressource diplomatique exploitable pour la <i>Nation</i>. Le 21 septembre, Malcolm demande aux membres du <i>Fruit of Islam </i>de la Mosquée n° 7 de rester en « alerte 24 heures sur 24 » aussi longtemps que Castro résidera à Harlem et ajoute que Castro est «amical» envers les musulmans. Un informateur du FBI rapporte que<br />
les militants du <i>Fruit of Islam </i>«on été mobilisés pour aider Castro en cas de manifestations anticascristes»...<br />
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[<b>Manning Marable</b>,<i> Malcolm X, une vie de réinventions</i>]
Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-59656400288185040912016-11-17T16:08:00.001+01:002016-11-17T16:09:16.980+01:00Rendre l'Amérique blanche à nouveau<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjBZIXF52JAWp_MwfqUXoaqfJCb24KEy4LyXswyOgQl0Vo9d6NsgMIPi-1bojbqG0RHS9VYr7A2yHncBevpV3FyFYy7my-3iYt5-rYyjdCrO2y-ySeTKnZbkfPYcMBeFPVfffWt/s1600/CxeKM1KWEAE0zUb.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjBZIXF52JAWp_MwfqUXoaqfJCb24KEy4LyXswyOgQl0Vo9d6NsgMIPi-1bojbqG0RHS9VYr7A2yHncBevpV3FyFYy7my-3iYt5-rYyjdCrO2y-ySeTKnZbkfPYcMBeFPVfffWt/s320/CxeKM1KWEAE0zUb.jpg" width="239" /></a></div>
C'est un projet sérieux. Tous les immigrants aux États-Unis savent (ou savaient) que s'ils veulent devenir de vrais, d'authentiques Américains, ils doivent réduire leur allégeance à leur pays natal et considérer celui-ci comme secondaire, subordonné, afin de mettre l'accent sur leur blancheur. Contrairement à n'importe quelle nation d'Europe, les États-Unis tiennent la blancheur pour la force unificatrice. Ici, pour de nombreuses personnes, la définition de l“Américanité” est la couleur.<br />
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Sous les lois de l’esclavage, la nécessité du classement des couleurs était évidente, mais dans l'Amérique d'aujourd'hui, dans la législation post-droits civiques, la conviction qu’ont les Blancs de leur supériorité naturelle se perd. Est vite perdu. Il y a des «personnes de couleur» partout, qui menacent d'effacer cette définition longtemps comprise de l'Amérique. Et alors quoi? Un autre président noir? Un Sénat majoritairement noir? Trois juges noirs à la Cour suprême? La menace est effrayante.<br />
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Afin de limiter la possibilité de ce changement insoutenable, et de restaurer la blancheur à son statut antérieur de marqueur de l'identité nationale, un certain nombre d'Américains blancs se sacrifient. Ils se mettent à faire des choses qu'ils n'ont manifestement pas envie de faire et, pour ce, ils abandonnent leur sens de la dignité humaine et risquent l'apparence de la lâcheté. Tout comme ils peuvent détester leurs agissements, et être parfaitement conscients qu'ils sont veules, ils sont prêts à tuer des petits enfants fréquentant l'école du dimanche et à abattre les pratiquants qui invitent un garçon blanc à prier. Embarrassante comme doit l'être l'évidence de la lâcheté, ils sont prêts à mettre le feu aux églises, et à se mettre à tirer à l'intérieur tandis que les membres de celle-ci sont en prière. Et, honteux comme le sont ces démonstrations de faiblesse, ils sont prêts à abattre des enfants noirs dans la rue.<br />
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Afin de maintenir vivante cette perception de la supériorité blanche, ces Blanc-Américains glissent leur tête sous des cagoules en forme de cônes et sous des drapeaux américains et se refusent à la dignité de la confrontation face-à-face; ils braquent leurs armes sur les personnes désarmés, des innocents, les apeurés, sur des sujets qui s'enfuient, exposant leur dos sans menace aux balles. Sans doute le fait de tirer dans le dos d'un homme qui s'enfuit heurte-t-il la présomption de la force blanche?<br />
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La triste situation des hommes blancs, s'abaissant au-dessous de leur (meilleurs) moi, pour massacrer des innocents aux arrêts de la circulation, pour enfoncer le visage des femmes noires dans la poussière, pour menotter les enfants noirs. Seuls des trouillards feraient ça. N'est-ce pas?
Ces sacrifices, faits par des hommes blancs soi-disant durs, qui sont prêts à abandonner leur humanité par peur des hommes et des femmes noirs, suggèrent la véritable horreur du statut perdu.
Il peut être difficile de ressentir de la pitié pour des hommes qui font ces bizarres sacrifices au nom du pouvoir et de la suprématie blanches.<br />
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La dégradation personnelle n'est pas facile pour les Blancs (surtout pour les hommes Blancs), mais afin de conserver la conviction de leur supériorité sur les autres - en particulier sur les Noirs - ils sont prêts à risquer le mépris, et à être vilipendés par le l’homme mature, sophistiqué et brave. Si cela n'était pas si ignorant et pitoyable, on pourrait pleurer cet effondrement de la dignité au service d'une mauvaise cause.<br />
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Le confort d'être «naturellement meilleur que», de ne pas avoir à lutter ou à exiger un traitement civil, est difficile à abandonner. La confiance de ne pas être observé dans un grand magasin, d'être le client préféré dans les restaurants haut de gamme - ces inflexions sociales, appartenant à la blancheur, sont avidement recherchés.
Si effrayantes sont les conséquences d'un effondrement du privilège blanc que de nombreux Américains ont afflué vers une plate-forme politique qui soutient et traduit en force la violence faite contre les sans-défense. Ces gens ne sont pas tant en colère que terrifiés, avec le genre de terreur qui fait trembler les genoux.<br />
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Le jour de l'élection, combien tant d'électeurs blancs - autant les instruits, que les bien éduqués – ont embrassé avec empressement la honte et la peur semées par Donald Trump. Le candidat dont la compagnie a été poursuivie par le Ministère de la Justice pour avoir refuser de louer des appartements aux Noirs. Le candidat qui doutait que Barack Obama soit né aux États-Unis, et qui semblait tolérer le tabassage d'un manifestant du mouvement Black Lives Matter lors d'un rassemblement de campagne. Le candidat qui a refusé que des travailleurs noirs foulent les parquets de ses casinos. Le candidat qui est chéri par David Duke et approuvé par le Ku Klux Klan.<br />
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William Faulkner l'a compris mieux que tout autre écrivain américain. Dans Absalom, Absalom, l'inceste est moins un tabou pour une famille du sud de la classe supérieure que la reconnaissance de la seule goutte de sang noir qui souillerait si clairement la lignée familiale. Plutôt que perdre sa «blancheur» (encore une fois), la famille choisit le meurtre.<br />
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<b><a href="http://www.newyorker.com/magazine/2016/11/21/making-america-white-again"> Toni Morrison</a></b> (traduction <b><a href="https://www.facebook.com/collectifjamesbaldwin?pnref=story">Samuel Légitimus</a></b>)Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-34887009862920321902016-10-27T21:02:00.001+02:002016-10-28T14:44:15.242+02:00L' « extra-européen » de Freud<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgBFIyLZghWSKD42Oab8rS9Oy7073dkPAHWdZz-d3t-_6JVqdl-WpqzHDpCZhYZ6Cen_rsMeZSbHEuI5Xj19jFHNQo_buuK7saif_gvo5jbI5CYQjuPQA0Ky-h8z0wI18bGJIgw/s1600/freud.gif" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgBFIyLZghWSKD42Oab8rS9Oy7073dkPAHWdZz-d3t-_6JVqdl-WpqzHDpCZhYZ6Cen_rsMeZSbHEuI5Xj19jFHNQo_buuK7saif_gvo5jbI5CYQjuPQA0Ky-h8z0wI18bGJIgw/s320/freud.gif" width="242" /></a></div>
Au cours de cette conférence, j'utiliserai le terme « extra-européen » sous deux acceptions. L'une s'applique à l'époque de Freud; l'autre à la période qui suit sa mort en 1939. Les deux sont tout à fait pertinentes dans la perspective d'une relecture de son œuvre aujourd'hui.<br />
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La première, bien sûr, est une façon simple de désigner le monde au-delà du monde propre de Freud - savant, philosophe et intellectuel judéo-viennois qui a vécu et travaillé pendant sa vie entière dans deux pays en tout et pour tout, l'Autriche et l'Angleterre. Tous ceux qui ont lu l' œuvre extraordinaire de Freud, et ont été influencés par elle, n'ont pas manqué d'être impressionnés par l'ampleur de son érudition, notamment dans le domaine de la littérature et de l'histoire de la culture. Mais pareillement, on ne peut qu'être frappé par le fait qu'au-delà des limites de l'Europe, la connaissance qu'avait Freud des autres cultures (avec peut-être une seule exception, celle de l'Égypte) est infléchie, voire façonnée par son éducation dans la tradition judéo-chrétienne, notamment par les postulats humanistes et scientifiques qui donnent à cette connaissance son cachet particulièrement « occidental ». C'est quelque chose qui, sans véritablement limiter l'intérêt de l'œuvre de Freud, l'identifie comme appartenant à un lieu et une époque qui n'étaient pas encore franchement troublés par ce qu'on appellerait aujourd'hui, dans le jargon postmoderne, poststructuraliste et postcolonial, les problèmes de <i>l'Autre</i>.<br />
<a name='more'></a><br />
Bien sûr, Freud était profondément rétif à ce qui se situe en dehors des limites de la raison, des conventions et, naturellement, de la conscience: l'ensemble de son œuvre, à cet égard, a l'Autre pour sujet, mais un Autre qui sera toujours immédiatement reconnaissable par les lecteurs maîtrisant les classiques de l'Antiquité gréco-romaine et hébraïque, et les œuvres qui en ont découlé dans les diverses langues, littératures, sciences, religions et cultures européennes modernes, dont Freud était lui-même très familier.
Comme la plupart de ses contemporains, Freud savait que d'autres cultures dignes d'intérêt existaient et méritaient d'être reconnues. Il songeait à celles de l'Inde et de la Chine, par exemple, mais seulement de manière incidente, et seulement quand, disons, la pratique de l'interprétation des rêves pouvait, en l'occurrence, présenter un intérêt comparatif pour l'investigateur européen du sujet. Beaucoup plus fréquentes sont les références de Freud aux cultures extra-européennes « primitives» - pour la plupart inspirées de James Frazer - sur lesquelles il s'est appuyé pour ses développements sur les premières pratiques religieuses. Ces références fournissent l'essentiel du matériau de<i> Totem et Tabou</i>, mais la curiosité ethnographique de Freud va à peine au-delà d'un simple regard sur certains aspects de ces cultures, et de leur invocation (parfois d'une manière répétitive et laborieuse) à l'appui de sa thèse sur des questions telles que la souillure, les interdits contre l'inceste, et les modèles d'exogamie et d'endogamie. Pour Freud, les cultures océanienne, australienne et africaine, dans lesquelles il a tant puisé, ont largement été laissées à l'écart, ou oubliées, telle la horde primitive, dans la marche de la civilisation; et même si nous savons à quel point l'œuvre de Freud est consacrée à la redécouverte et à la reconnaissance de ce qui a été oublié, ou de ce qui ne sera jamais admis, je ne pense pas qu'en termes culturels les peuples et les cultures primitifs extra-européens le fascinaient autant que les peuples et les mythes de la Grèce, de la Rome et de l'Israël de l'Antiquité. Ces peuples et ces mythes ont constitué les vraies sources d'inspiration de son œuvre pour ce qui touche aux images et aux concepts de la psychanalyse.<br />
<br />
Néanmoins, dans le contexte des théories raciales dominantes de son temps, Freud avait ses propres idées sur les « outsiders » extra- européens, notamment Moïse et <a href="http://seen.li/bim9">Hannibal</a>. Tous deux étaient des sémites, bien sûr, et tous deux (surtout Hannibal) étaient des héros aux yeux de Freud du fait de leur audace, de leur opiniâtreté et de leur courage. En lisant <i>Moise et le Monothéisme</i>, on est frappé par l'affirmation formulée quasi incidemment (à propos, notamment, d'Hannibal) selon laquelle les sémites n'étaient vraisemblablement pas des Européens (en fait, Hannibal passe sa vie à essayer en vain de conquérir Rome, mais il ne parvient même pas à l' atteindre une seule fois). Dans le même temps, toujours selon Freud, les sémites étaient d'une certaine manière assimilables à la culture européenne en leur qualité d'anciens « outsiders ». Cette hypothèse est tout à fait différente des théories sur les sémites avancées par les orientalistes comme Renan et les penseurs racistes tels Gobineau et Wagner, qui soulignaient la position d'étrangers et d'exclus occupée par les Juifs - et par les Arabes, parla même occasion - par rapport à la culture gréco-germano-aryenne.<br />
<br />
Le fait que Freud voie Moïse comme un homme à la fois intérieur et extérieur à cette culture est extraordinairement intéressant et provocant, me semble-t-il, mais j'y reviendrai plus loin. En tout état de cause, j'estime qu'il est pertinent de dire que la conception de la culture de Freud était européocentriste - et comment en serait-il autrement? Son univers n'avait pas encore été touché par la mondialisation, l'intensification des échanges grâce aux nouveaux moyens de transport, ou la décolonisation, qui allaient permettre à l'Europe métropolitaine de découvrir de nombreuses cultures jusque-là inconnues ou opprimées. II n'a pas connu les déplacements de population massifs qui ont conduit Indiens, Africains, Antillais, Turcs et Kurdes au cœur de l'Europe comme travailleurs immigrés, malgré la froideur de l'accueil de leurs pays d'adoption. Et, bien sûr, il est mort au moment même où le monde austro-germanique et romain dépeint de manière si mémorable par ses grands contemporains, tels Thomas Mann et Romain Rolland, s'effondrait, tandis que des millions de ses coreligionnaires juifs étaient promis à une mort certaine dans les camps du Reich nazi. Un monde célébré également dans l'ouvrage d'Erich Auerbach, <i>Mimesis</i>, livre crépusculaire, marqué par l'exil, écrit pendant les années de guerre à Istanbul, dans lequel ce grand érudit et philologue dresse l'acte de décès d'une tradition embrassée pour la dernière fois dans sa totalité et sa cohérence.<br />
<br />
La deuxième signification - beaucoup plus chargée politiquement - du terme « extraeuropéen » sur laquelle j'aimerais attirer l'attention touche à la culture des nations ayant émergé historiquement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale - après la chute des empires coloniaux et l'émergence de nombreux peuples et États en Afrique, en Asie et en Amérique. À l'évidence, je ne puis entrer dans le détail de toutes les nouvelles configurations de pouvoirs, de nations et de systèmes politiques qui en ont résulté, mais j'aimerais insister sur l'une d'elles en particulier, qui à mes yeux ouvre une perspective plutôt fascinante, et met véritablement en lumière la radicalité des travaux de Freud sur l'identité humaine. Je veux parler de la manière dont, dans le monde de l'après-guerre, la constellation de discours et de valeurs qui entourent l'Europe et l'Occident a fait l'objet d'un rejet de plus en plus virulent de la part des observateurs extérieurs à l'Europe et à l'Occident.<br />
<br />
Avec la guerre froide, il y avait dorénavant deux Europe, celle de l'Ouest et celle de l'Est; et puis, dans les régions périphériques du monde plongées dans les affres de la décolonisation, il y avait l'Europe, représentée par les grands empires, désormais en proie à des insurrections, et, bientôt, à des guerres visant à soustraire ces pays au joug européen et occidental. Ayant essayé de décrire ailleurs sous quel nouveau jour l'Europe était dorénavant considérée par les combattants anticolonialistes dont la voix se faisait désormais entendre, je n'y reviendrai pas ici.<br />
<br />
Je me bornerai simplement à citer Frantz Fanon - certainement l'héritier le plus controversé de Freud -, et notamment les dernières pages de son ultime ouvrage, publié à titre posthume, <i>Les Damnés de la terre. </i>Le passage en question figure dans l'un des appendices du livre, intitulé « Guerres coloniales et troubles mentaux », dans lequel - on s'en souvient - Fanon classe et commente une série de cas qu'il avait été amené à traiter, et qui émanaient précisément du champ de bataille colonial.
En premier lieu, Fanon note que pour les Européens, le monde extra-européen ne contenait que des indigènes, et « les femmes en "haïk", les palmeraies et les chameaux forment le panorama, la toile de fond naturelle de la présence humaine française ». Après avoir rappelé comment l'indigène est considéré par les psychiatres cliniques européens comme un meurtrier sauvage tuant sans raison, Fanon cite le professeur A. Porot, dont l'opinion scientifique, qui faisait alors autorité, était que la vie de l'indigène est dominée par des « instances diencéphaliques », dont le résultat indiscutable est un Primitivisme interdisant tout développement. Fanon cite ici un passage à vous donner froid dans le dos, extrait d'une analyse psychiatrique technique et érudite du professeur Porot lui-même:<br />
<br />
<i>«Ce Primitivisme n'est pas seulement une manière résultant d'une éducation spéciale, il a des assises beaucoup plus profondes, et nous pensons même qu'il doit avoir son substratum dans une disposition particulière de l'architectonie, du moins de la hiérarchisation
dynamique des centres nerveux(...) Nous sommes en présence d'un comportement cohérent, d'une vie cohérente scientifiquement explicable. L'Algérien n'a pas de cortex, ou, pour être plus précis, la domination comme chez les vertébrés inférieurs est diencéphalique. Les fonctions corticales, si elles existent, sont très fragiles, pratiquement non intégrées dans la dynamique de l'existence. » </i><br />
<br />
S'il paraît possible de voir dans ces énormités une perversion fondamentaliste du comportement primitif tel que le décrit Freud dans <i>Totem et Tabou</i>, Freud, de son côté, refusait implicitement, en fin de compte, d'ériger une barrière insurmontable entre les primitifs extra-européens et la civilisation européenne; en revanche, la rigueur de la thèse de Freud, telle que je la comprends, tient dans le fait qu'à ses yeux ce qui a été laissé en arrière historiquement resurgit chez nous dans des comportements aussi universels que l'interdit de l'inceste, ou - comme il l'expose dans <i>Moise et le Monothéisme</i> - le retour du refoulé. Bien sûr, Freud pose en principe une différence qualitative entre le primitif et le civilisé, qui semble fonctionner à l'avantage de ce dernier, mais cette différence, comme dans les œuvres de fiction de son contemporain subversif tout aussi doué Joseph Conrad, n'excuse, ou, en aucune manière, n'atténue la rigueur de ses analyses de la civilisation elle-même, sur laquelle il pose un regard véritablement ambigu, voire pessimiste.<br />
<br />
Ce que veut dire Fanon, cependant, est que lorsqu'on passe la pratique du colonialisme au crible non seulement de Freud, mais de toutes les disciplines de la science européenne, l'Europe cesse d'occuper une position normative par rapport à l'indigène. Ce qui permet à Fanon de proclamer:
Ce que veut dire Fanon, cependant, est que lorsqu'on passe la pratique du colonialisme au crible non seulement de Freud, mais de toutes les disciplines de la science européenne, l'Europe cesse d'occuper une position normative par rapport à l'indigène. Ce qui permet à Fanon de proclamer:<br />
<br />
<i> « Quittez cette Europe qui n'en finit pas
de parler de l'homme tout en le massacrant . partout où elle le rencontre, à tous les coins
de ses propres rues, à tous les coins du monde ( ... ). L'Europe a pris la direction du monde avec ardeur, cynisme et violence. Et
voyez combien l'ombre de ses monuments s'étend et se multiplie. Chaque mouvement
de l'Europe a fait craquer les limites de l'espace et celles de la pensée. L'Europe s'est refusée à toute humilité, à toute modestie,
mais aussi à toute sollicitude, à toute ten-
dresse ( ... ). Quand je cherche l'Homme dans
la technique et dans le style de l'Europe, je
vois une succession de négations de l'homme, une avalanche de meurtres. » </i><br />
<br />
Du coup, il n'est pas surprenant - même si ses textes et certains de ses raisonnements en portent la marque - que Fanon rejette entièrement le modèle européen, et exige en contrepartie que tous les êtres humains collaborent ensemble à de « véritables inventions », en vue de créer ce qu'il appelle « l'homme total, que l'Europe a été incapable de faire triompher».<br />
<br />
Fanon lui-même fournit à ses lecteurs très peu de détails sur ce qu'il entend par ces « véritables inventions » qu'il appelle de ses vœux; son principal propos, cependant, est d'accuser l'Europe d'avoir divisé les êtres humains en une hiérarchie de races qui les déprécie et les déshumanise, subordonnant aussi bien au regard scientifique qu'à la volonté d'êtres supérieurs. Ce système a, bien sûr, été mis en pratique dans les empires coloniaux, mais je pense que Fanon a voulu aussi, et surtout, inclure dans sa démonstration l'ensemble de l'édifice de l'humanisme européen lui-même, qui s'est révélé incapable de transcender ce qu'il pouvait y avoir d'odieux dans son dessein.<br />
<br />
Comme Immanuel Wallerstein l'a si bien démontré, les critiques ultérieures de l'Européocentrisme se sont inscrites dans le prolongement des thèses de Fanon en s'en prenant à l'historiographie de l'Europe, à ses prétentions à l'universalisme, sa définition de la civilisation, son orientalisme, et son acceptation sans réserve d'un paradigme du progrès qui a placé ce que Samuel Huntington et d'autres comme lui appellent 1'« Occident » au centre d'un ensemble de civilisations secondaires qui, entendant recouvrer leurs droits, n'ont eu de cesse de remettre en question sa suprématie.
Que l'on adhère totalement ou partiellement aux thèses de Fanon et Wallerstein il ne fait aucun doute que l'idée de différence culturelle elle-même est - surtout aujourd'hui - loin d'être, dans son ensemble, cette chose inerte tenue pour acquise par Freud.<br />
<br />
La notion selon laquelle il existait d'autres cultures, à côté de celle de l'Europe, auxquelles il fallait s'intéresser, n'occupe pas dans l' œuvre de Freud - pas plus que dans celle de ses grands contemporains, Thomas Mann, Romain Rolland, Erich Auerbach - la place centrale qui est la sienne dans les ouvrages de Fanon. Des quatre, Auerbach est le seul qui ait connu les débuts de l'ère postcoloniale, mais il a été dérouté - et peut -être même un peu déprimé - par ce qu'il pouvait entrevoir de ce qui allait suivre. Dans son essai tardif « <i>Philologie der Weltliteratur</i> », il parle sur un ton élégiaque du remplacement du monde romain - le paradigme qui a nourri sa propre carrière de chercheur - par une masse confuse de ce qu'il appelle les « nouvelles» langues et cultures, sans se rendre compte que nombre d'entre elles, en Asie et en Afrique, étaient plus anciennes que celles de l'Europe, et possédaient des canons et des philologies bien établis dont les universitaires européens de sa génération ignoraient tout simplement l'existence. En tous les cas, Auerbach a compris qu'une nouvelle ère historique était née, et il a su dire que ses particularités et ses structures nous seraient peu familières, précisément parce qu'une bonne partie de ses éléments ne seraient ni européens ni eurocentristes.
<br />
<br />
[<b>Edward Saïd</b><i>,</i> <em class="marquage italique" style="color: #1f1f1f; font-family: Alegreya; font-size: 16px;">Freud et le monde extra-européen]</em>Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-13258911367037662212016-10-12T17:04:00.000+02:002017-06-26T00:02:53.481+02:00Ces assassins de l’Orient global<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgPQWJaD96zEO3ij7o1AMG5lXzjWjloEn9oDQOntTCywNvWg9_bYTctyBqTroBmn7BWhyvuPB9Fh2JmJVbn7DuQ9Gj1ocND3_FI4ghTFJaqG-QGAqTndXHcmaYRy7zihjxMcrD2/s1600/flingue.PNG" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" data-original-height="252" data-original-width="315" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgPQWJaD96zEO3ij7o1AMG5lXzjWjloEn9oDQOntTCywNvWg9_bYTctyBqTroBmn7BWhyvuPB9Fh2JmJVbn7DuQ9Gj1ocND3_FI4ghTFJaqG-QGAqTndXHcmaYRy7zihjxMcrD2/s1600/flingue.PNG" /></a></div>
<br />
Chaque jour, chaque semaine, chaque mois depuis maintenant plus d’un an, l’Etat islamique, apparu trois ans après l’invasion militaire de l’Irak par les Etats-Unis, multiplie les exactions. Décapitations, pendaisons, crucifixions, éventrements, viols, mise en esclavage, la gamme entière des atrocités est disponible et soigneusement mise en scène à travers une opulente propagande audiovisuelle. En parallèle, le groupe terroriste poursuit son inlassable progression sur tous les continents, dans tous les esprits, n’épargnant aucune vie, ne démontrant aucune pitié et se targuant même, dans son manifeste, d’«administrer» la sauvagerie comme mode de parachèvement de son califat global.<br />
<br />
Cette déferlante de violence n’aura certainement pas échappé à celui qui, en 1990, s’interrogeait sur les «racines de la rage musulmane» dans un article publié par la revue <i>The Atlantic.</i> Bernard Lewis, islamologue américano-britannique et doyen des études anglo-saxonnes sur le Moyen-Orient, y évoquait ainsi l’immuable ressentiment des peuples musulmans envers l’Occident, concédant un siècle et demi de domination politique, économique et culturelle dans cette partie du monde, tout en attribuant cette «haine» non à une histoire complexe et tortueuse, mais à la nature congénitale de l’islam : violent, irrationnel et barbare selon lui.
Passé le caractère caricaturalement simpliste de cette vision, et plus encore la disculpation systématique et malhonnête des stratégies étrangères appliquées au Moyen-Orient, Lewis omettait cependant d’écrire combien les ignobles Mahométans lui avaient été utiles une décennie plus tôt.<br />
<a name='more'></a><br />
Dès 1977, celui-ci, conseiller auprès de l’administration américaine, théorisait ainsi l’«arc de crise» plus tard vulgarisé par le politologue Zbigniew Brzezinski, jetant les bases de plusieurs décennies d’un engagement dévastateur. L’objectif consistait, à l’époque, à déstabiliser l’URSS depuis ses marges et à «balkaniser» la région arabe par l’entremise du jihadisme, promu sur le sol afghan comme «force libératrice» contre les Soviétiques «infidèles». La suite, sinistre, est connue : émergence d’Al-Qaeda et d’autres groupes fondamentalistes, consolidation de l’autoritarisme et inexorable déliquescence des Etats postcoloniaux, retour de flamme et descente du monde dans l’enfer du chaos «oriental». Daech, acronyme lessivier bien commode pour se référer à un objet en réalité hybride, indéfinissable et inépuisable, comme l’illustre une année de frappes aériennes stériles dans les cieux de cet Orient fantasmé et sans cesse réinventé, éviscère sous l’insigne pratique du Coran, mais affiche souvent un goût plus prononcé pour la «kalach», comme le révèlent les confessions des repentis déjà éprouvés du «McJihad».<br />
<br />
Magnanime, Lewis s’est enorgueilli d’avoir «hissé» les conflits de l’après-guerre froide au niveau du «choc des civilisations» - thèse plus tard reprise par Samuel Huntington et passée à la postérité par sa contagion virale et les guerres désastreuses qu’elle a inspirées. Edward Saïd, intellectuel palestino-américain auteur du célèbre ouvrage <i>l’Orientalisme</i>, paru en 1978, avait bien tenté de récuser cette <i>weltanschauung</i> aussi grossière que délétère, dans une critique peut-être imparfaite mais non moins fondamentale. Mais la tentation orientaliste - ou plutôt l’«orientalisation» massive de la violence - se révéla plus forte en définitive. L’islam, dans ses manifestations par ailleurs plurielles et irréductibles, demeurerait donc, en 2015, l’ennemi viscéral de la «modernité», un «mal» absolu qu’il convient de combattre ou de réformer dans tous ses aspects, même au prix des plus abjectes compromissions et d’interminables «croisades» militaro-messianiques qui ne s’embarrassent guère des cadavres laissés derrière elles.
<br />
<br />
Dans cette fuite en avant effrénée et sans issue, l’«orientalisme 2.0.» dispose certes de partenaires fiables, alibis de cette odyssée impériale illimitée dans l’espace comme dans le temps : des lolitas kurdes qui ont tôt fait, du haut de leur lutte armée sincère, de se barder de rouge à lèvres criards, d’accoutrements martiaux sexy et d’autres poses lascives pour l’enchantement de tous leurs sponsors ; les derniers «progressistes» anéantis par des tyrans imberbes et curieusement revenus en bonne grâce pour «endiguer» l’infamie jihadiste ; les Etats alliés des promoteurs bien connus des libertés et de la démocratie, où égorgements et pendaisons «officiels» se comptent par centaines et sont scrupuleusement passés sous silence.<br />
<br />
Ce qui est toutefois plus problématique et bien embarrassant pour un Lewis aussi âgé que l’ordre de <i><a href="https://www.herodote.net/16_mai_1916-evenement-19160516.php">Sykes-Picot</a></i>, et pour tous les prophètes du «choc» supposément civilisationnel qu’il a inspirés, c’est que le visage de la «barbarie» est loin d’être univoque, celui d’un «indigène» identifiable, tanné et nécessairement patibulaire. Sous le niqab noir des épouses du califat et les cagoules de leurs époux se dessinent en effet fréquemment des traits amènes, familiers de nos contrées, tandis qu’apparaît au grand jour le bleu du regard d’envahisseurs d’un autre temps. Les «docteurs» de l’horreur sont de séduisants surfeurs australiens, play-boys reconvertis dans un maniement subverti du scalpel, mais offrant à leurs patients soins de première nécessité et injections de Botox dernier cri. Quant aux cinéastes de la terreur orientalo-hollywoodienne, ils se révèlent les produits tout aussi brillants que monstrueux des technologies et arsenaux numériques ultramodernes, profondément imprégnés des productions gore et jeux vidéo ayant bercé le «tout-global».<br />
<br />
Au cœur de ce flot incessant d’hémoglobine, ces maîtres geeks et guérilleros d’un jihad aux contours flous - l’envers sanglant de la tradition du «voyage en Orient» en vogue au XIXe siècle -, sont venus concrétiser un vieux rêve totalitaire, celui de la «purification» ultime des différences, résistances et dissidences. Ses tragiques victimes, qui se comptent par milliers aux portes de Rome, en majorité musulmanes, ne sont pas plus tolérées parmi «eux» que parmi «nous».<br />
<br />
Comble de l’ironie nauséeuse et de la duplicité qui entoure ce <i>grand récit </i>où les assassins de l’Etat islamique sont les acteurs tout trouvés de la «fin de l’histoire», beaucoup d’autres barbares amateurs de purges se voient occultés. Étonnant pour ces gangs égorgeurs qui ne s’expriment ni en arabe, ni en anglais, ni même dans la langue de Molière, mais tranchent les corps de leurs captifs en espagnol, dans l’abomination la plus totale.<br />
<br />
Bienvenue en Amérique du Sud, entre Medellin et Tijuana, où les «bons sauvages» et leur férocité mériteraient également d’obséder les prédicateurs acharnés du néo-orientalisme et autres apôtres de la «vérité» au sujet de l’islam. Les cartels de la drogue y égalent en effet largement les jihadistes en termes de dépravation et d’exactions, et ont même surpassé l’Etat islamique en nombre de morts. Démembrements, mutilations, piles informes de corps exhibés à l’air libre ou dans des sacs poubelle sur la place publique comme sur la Toile, enfants-soldats, enlèvements et assassinats de journalistes et d’étudiants, trafics d’organes et prostitution, les instruments et canaux de l’horreur sont semblables, le gospel des narcos déclamé dans des églises et articulé politiquement, mais cette épouvante, étrangère à l’islam, est sans doute trop «banale» pour être convoquée à la table de l’immonde.<br />
<br />
Que les tenants convenus de la «menace rouge», du «péril vert» et du «meilleur des mondes» se rassérènent toutefois, rien ne prédit encore que leurs démoniaques contradicteurs ne soient un jour rattrapés eux-mêmes, de retour d’un Vietnam lointain, entre deux tequilas et couplets de rap Jihadi John, par la furie d’autres épopées barbares en vente dans la vitrine dorée de l’Orient global. Comme celle des massacres exotiques <i>made in Mexico</i> et des découpes humaines approximatives au Texas voisin, où il ne fait pas bon d’arrêter un van au pied de lugubres demeures. Des assassins masqués aiment à y secouer des tronçonneuses et agripper leurs proies à d’étincelants crochets d’abattoirs, débitant et cuisinant à l’ombre de journées somme toute très ordinaires.<br />
<br />
<b><a href="http://www.liberation.fr/planete/2015/08/03/ces-assassins-de-l-orient-global_1358280">Myriam Benraad</a></b>Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-52153288161794938352016-09-17T12:29:00.000+02:002016-09-17T12:29:02.147+02:00Jacques Derrida ou l'anti-Eric Zemmour<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhMACB7BQ6lMkC0dYPGeLDMPJ9LsK2gbJ5TrVP_u-tQSmPATvkCpzGCFiScCfVPjPXh0E1CQB41F6FAg4Ca7Evf3fceet4URHOFL1BU4K6vmIwxazTRFOTS7faYiUkfJYwPaU1P/s1600/Dialecte.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="319" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhMACB7BQ6lMkC0dYPGeLDMPJ9LsK2gbJ5TrVP_u-tQSmPATvkCpzGCFiScCfVPjPXh0E1CQB41F6FAg4Ca7Evf3fceet4URHOFL1BU4K6vmIwxazTRFOTS7faYiUkfJYwPaU1P/s320/Dialecte.jpg" width="320" /></a></div>
Ceci - qui venait de s'ouvrir, tu t'en souviens
-, ce fut donc un colloque international.
En Louisiane, ce qui n'est pas, tu le sais, n'importe
où en France. Généreuse hospitalité. Les
invités ? Des francophones appartenant, comme
on dit étrangement, à plusieurs nations, à plusieurs cultures, à plusieurs États. Et tous ces problèmes
d'identité, comme on dit si bêtement
aujourd'hui. Parmi tous les participants, il en fut
deux, Abdelkebir Khatibi et moi-même, qui,
outre une vieille amitié, c'est-à-dire la chance de
tant d'autres choses de la mémoire et du cœur,
partagent aussi un certain destin. Ils vivent,
quant à la langue et à la culture, dans un certain
« état »: ils ont un certain statut.<br />
<br />
Ce statut, dans ce qui se nomme ainsi et qui
est bien « mon pays », on lui donne le titre de
« franco-maghrébin ».<br />
<br />
Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire, je
te le demande, à toi qui tiens au vouloir-dire ?
Quelle est la nature de ce trait d'union ? Qu'est ce
qu'il veut ? Qu'est-ce qui est franco-maghrébin ? Qui est « franco-maghrébin » ?<br />
<a name='more'></a><br />
<br />
Pour savoir qui est franco-maghrébin, il faut
savoir ce que c'est que franco-maghrébin, ce que
veut dire « franco-maghrébin ». Mais dans l'autre
sens, en inversant la circulation du cercle et pour
déterminer, vice versa, ce que c'est qu'être franco-maghrébin,
il faudrait savoir qui l'est, et surtout
(ô Aristote !) qui est le plus franco-maghrébin.
Autorisons-nous ici d'une logique dont le type
serait, disons-le donc, aristotélicien: on se règle
sur ce qui est « le plus ceci ou cela » ou sur ce
qui est « le mieux ceci ou cela », par exemple sur
l'étant par excellence, pour en venir à penser
l'être de ce qui est en général, procédant ainsi,
pour ce qui est de l'être de l'étant, de la théologie à l'ontologie et non l'inverse (même si en vérité,
diras-tu, les choses sont plus compliquées mais
ce n'est pas le sujet).<br />
<br />
Selon une loi circulaire dont la philosophie est
familière, on affirmera donc que celui qui est le
plus, le plus purement ou le plus rigoureusement,
le plus essentiellement franco-maghrébin, celui là
donnerait à déchiffrer ce que c'est qu'être
franco-maghrébin en général. On déchiffrera
l'essence du franco-maghrébin sur l'exemple
paradigmatique du «plus franco-maghrébin », du
franco-maghrébin par excellence.<br />
<br />
À supposer encore, ce qui est loin d'être sûr,
qu'il y ait quelque unité historique de la France
et du Maghreb, le « et » n'aura jamais été donné,
seulement promis ou allégué. Voilà de quoi nous
devrions parler au fond, de quoi nous ne manquons
pas de parler, même quand nous le faisons
par omission. Le silence de ce trait d'union ne
pacifie ou n'apaise rien, aucun tourment, aucune
torture. Il ne fera jamais taire leur mémoire. Il
pourrait même aggraver la terreur, les lésions et
les blessures. Un trait d'union ne suffit jamais à
couvrir les protestations, les cris de colère ou de
souffrance, le bruit des armes, des avions et des
bombes.<br />
<br />
Formons alors une hypothèse, et laissons-la
travailler. Supposons que, sans vouloir blesser
Abdelkebir Khatibi, un jour de colloque en
Louisiane, loin de chez lui et loin de chez moi,
loin de chez nous aussi, je lui fasse une déclaration,
à travers la fidèle et admirative affection
que je lui porte. Que lui déclarerait cette déclaration
publique ? Ceci, à peu près: « Cher
Abdelkebir, vois-tu, je me considère ici comme
le plus franco-maghrébin de nous deux, et peut-
être même le seul franco-maghrébin. Si je me
trompe, si je m'abuse ou si j'abuse, eh bien, je
suis sûr qu'on me contredira. Je tenterais alors
de m'expliquer ou de me justifier du mieux que
je pourrais. Regardons autour de nous et classons,
divisons, procédons par ensembles.<br />
<br />
A. Il y a, parmi nous, des Français francophones
qui ne sont pas maghrébins: des Français
de Fiance, en un mot, des citoyens français
venus de France.<br />
<br />
B. Il y a aussi, parmi nous, des " francophones
" qui ne sont ni français ni maghrébins:
des Suisses, des Canadiens, des Belges ou des
Africains de divers pays d'Afrique centrale.<br />
<br />
C. Il y a enfin, parmi nous, des maghrébins
francophones qui ne sont pas et n'ont jamais été
Français, entendons citoyens français: toi, par
exemple, et d'autres Marocains, ou des Tunisiens.<br />
<br />
Or, vois-tu, je n'appartiens à aucun de ces
ensembles clairement définis. Mon " identité "
ne relève d'aucune de ces trois catégories. Où me
classerais-je donc ? Et quelle taxinomie inventer ?<br />
<br />
Mon hypothèse, c'est donc que je suis ici,
peut-être, seul, le seul à pouvoir me dire à la fois
maghrébin (ce qui n'est pas une citoyenneté) et
citoyen français. À la fois l'un et l'autre. Et
mieux, à la fois l'un et l'autre de naissance. La
naissance, la nationalité par la naissance, la
culture natale, n'est-ce pas ici notre sujet ? (Un
jour il faudra consacrer un autre colloque à la
langue, à la nationalité, à l'appartenance culturelle
par la mort, cette fois, par la sépulture, et
commencer par le secret d'Œdipe à Colonne:
tout le pouvoir que cet " étranger " détient sur
les " étrangers " au plus secret du secret de son
dernier lieu, un secret qu'il garde, ou confie à la
garde de Thésée en échange du salut de la ville
et des générations à venir, un secret qu'il refuse
néanmoins à ses filles, en les privant de leurs
larmes même et d'un juste " travail du deuil ". ) Ne sommes-nous pas convenus de parler ici
de la langue dite maternelle, et de la naissance
quant au sol, de la naissance quant au sang et,
ce qui veut dire tout autre chose, de la naissance
quant à la langue ? Et des rapports entre la naissance,
la langue, la culture, la nationalité et la
citoyenneté ?<br />
<br />
Que mon " cas " ne relève d'aucun des trois
ensembles alors représentés, telle fut du moins
mon hypothèse. N'était-ce pas aussi la seule justification
de ma présence, s'il en fut une, à ce
colloque ? »<br />
<br />
Voilà à peu près ce que j'aurais commencé par
déclarer à Abdelkebir Khatibi.<br />
<br />
Ce que tu veux bien écouter en ce moment,
c'est au moins l'histoire que je me raconte, celle
que je voudrais me raconter ou que peut-être au
titre du signe, de l'écriture et de l'anamnèse, en
réponse aussi au titre de cette rencontre, au titre
des Renvois d'ailleurs ou des <i>Echoes from elsewhere</i>,
je réduis sans doute à une petite fable.<br />
<br />
Si j'ai bien confié le sentiment d'être ici, ou
là, le seul franco-maghrébin, cela ne m'autorisait
à parler au nom de personne, surtout pas de
quelque entité franco-maghrébine dont justement
l'identité demeure en question. Nous allons y
venir car tout cela, dans mon cas, est loin d'être
si clair.<br />
<br />
Notre question, c'est toujours l'identité.
Qu'est-ce que l'identité, ce concept dont la
transparente identité à elle-même est toujours dogmatiquement présupposée par tant de débats
sur le monoculturalisme ou sur le multiculturalisme,
sur la nationalité, la citoyenneté, l'appartenance
en général ? Et avant l'identité du sujet,
qu'est-ce que l'ipséité ? Celle-ci ne se réduit pas
à une capacité abstraite de dire « je », qu'elle aura
toujours précédée. Elle signifie peut-être en premier
lieu le pouvoir d'un « je peux », plus originaire
que le « je », dans une chaîne où le « pse »
de ipse ne se laisse plus dissocier du pouvoir, de
la maîtrise ou de la souveraineté de l'<i>hospes</i> (je
me réfère ici à la chaîne sémantique qui travaille
au corps l'hospitalité autant que l'hostilité —<i> hostis,
hospes, hosti-pet, posts, despotes, potere, potis
sum, possum, pote est, potest, pot sedere, possidere,
compos</i>, etc. ).<br />
<br />
Etre franco-maghrébin, l'être « comme moi »,
ce n'est pas, pas surtout, surtout pas, un surcroît
ou une richesse d'identités, d'attributs ou de
noms. Cela trahirait plutôt, d'abord, un trouble
de l'identité.
Reconnais à cette expression, « trouble de
l'identité », toute sa gravité, sans en exclure les
connotations psycho-pathologiques ou socio-pathologiques. Pour me présenter comme
franco-maghrébin, j'ai fait allusion à la citoyenneté.
La citoyenneté, on le sait, ne définit pas une
participation culturelle, linguistique ou historique
en général. Elle ne recouvre pas toutes ces
appartenances. Mais ce n'est pourtant pas un
prédicat superficiel ou superstructurel flottant à
la surface de l'expérience.<br />
<br />
Surtout quand cette citoyenneté est de part en
part précaire, récente, menacée, plus artificielle que
jamais. C'est « mon cas », c'est la situation, à la
fois typique et singulière, dont je voudrais parler.
Et surtout, quand on l'a obtenue, cette citoyenneté,
au cours de sa vie, ce qui est peut-être
arrivé à plusieurs Américains présents à ce colloque,
mais quand on l'a aussi, et d'abord, perdue,
au cours de sa vie, ce qui n'est certainement
arrivé à presque aucun Américain. Et si un jour
tel ou tel individu s'est vu retirer la citoyenneté
elle-même (ce qui est plus qu'un passeport, une
« carte verte », une éligibilité ou un droit d'électeur),
cela est-il jamais arrivé à un groupe en tant
que tel ? Je ne fais pas allusion, bien entendu, à
tel ou tel groupe ethnique faisant sécession, se
libérant un jour d'un autre État-nation, ou quittant
une citoyenneté pour s'en donner une autre,
dans un État nouvellement institué. Il y a trop
d'exemples de cette mutation.<br />
<br />
Non, je parle d'un ensemble « communautaire
» (une « masse » groupant des dizaines ou
des centaines de milliers de personnes), d'un groupe supposé « ethnique » ou « religieux » qui,
en tant que tel, se voit un jour privé de sa
citoyenneté par un État qui, dans la brutalité
d'une décision unilatérale, la lui retire sans lui
demander son avis et sans que ledit groupe
recouvre aucune autre citoyenneté. Aucune autre.<br />
<br />
Or j'ai connu cela. Avec d'autres, j'ai perdu
puis recouvré la citoyenneté française. Je l'ai perdue
pendant des années sans en avoir d'autre.
Pas la moindre, vois-tu. Je n'avais rien demandé.
Je l'ai à peine su sur le moment, qu'on me l'avait
enlevée, en tout cas dans la forme légale et objective
du savoir où je l'expose ici (car je l'ai su bien
autrement, hélas). Et puis, un jour, un « beau
jour », sans que j'aie une fois de plus rien
demandé, et trop jeune encore pour le savoir
d'un savoir proprement politique, j'ai retrouvé
ladite citoyenneté. L'État, à qui je n'ai jamais
parlé, me l'avait rendue. L'État, qui n'était plus
1'« État français » de Pétain, me reconnaissait de
nouveau. C'était en 1943, je crois, je n'étais
encore jamais allé « en France », je ne m'y étais
jamais rendu.<br />
<br />
Une citoyenneté, par essence, ça pousse pas
comme ça. C'est pas naturel. Mais son artifice et
sa précarité apparaissent mieux, comme dans
l'éclair d'une révélation privilégiée, lorsque la
citoyenneté s'inscrit dans la mémoire d'une
acquisition récente: par exemple la citoyenneté
française accordée aux Juifs d'Algérie par le
décret Crémieux en 1870. Ou encore dans la mémoire traumatique d'une « dégradation »,
d'une perte de la citoyenneté: par exemple la
perte de la citoyenneté française, pour les mêmes
Juifs d'Algérie, moins d'un siècle plus tard.
Tel fut en effet le cas « sous l'Occupation »,
comme on dit.
Oui, « comme on dit », car en vérité, c'est une
légende.<br />
<br />
L'Algérie n'a jamais été occupée. Je veux
dire que si elle a jamais été occupée, ce ne fut
certainement pas par l'Occupant allemand. Le
retrait de la citoyenneté française aux Juifs
d'Algérie, avec tout ce qui s'ensuivit, ce fut le
fait des seuls Français. Ils ont décidé ça tout
seuls, dans leur tête, ils devaient en rêver depuis
toujours, ils l'ont mis en œuvre tout seuls.
J'étais très jeune à ce moment-là, je ne
comprenais sans doute pas très bien — déjà je ne
comprenais pas très bien — ce que veut dire la
citoyenneté et la perte de la citoyenneté. Mais je
ne doute pas que l'exclusion - par exemple hors
de l'école assurée aux jeunes Français — puisse
avoir un rapport à ce trouble de l'identité dont
je te parlais il y a un instant. Je ne doute pas
non plus que de telles « exclusions » viennent
laisser leur marque sur cette appartenance ou
non-appartenance de la langue, sur cette affiliation
à la langue, sur cette assignation à ce qu'on
appelle tranquillement une langue.
Mais qui la possède, au juste ? Et qui possède-t-elle
? Est-elle jamais en possession, la langue,
une possession possédante ou possédée ? Possédée ou possédant en propre, comme un bien
propre ? Quoi de cet être-chez-soi dans la langue
vers lequel nous ne cesserons de faire retour ?<br />
<br />
Je viens de le souligner, l'ablation de la
citoyenneté dura deux ans mais elle n'eut pas
lieu, stricto sensu, « sous l'Occupation ». Ce fut
une opération franco-française, on devrait même
dire un acte de l'Algérie française en l'absence de
toute occupation allemande. On n'a jamais vu
un uniforme allemand en Algérie. Aucun alibi,
aucune dénégation, aucune illusion possible: il
était impossible de transférer sur un occupant
étranger la responsabilité de cette exclusion.
Nous fûmes otages des Français, à demeure, il
m'en reste quelque chose, j'ai beau voyager beaucoup.<br />
<br />
Et je le répète, je ne sais pas s'il y en a d'autres
exemples, dans l'histoire des États-nations
modernes, des exemples d'un telle privation de
citoyenneté décrétée pour des dizaines et des
dizaines de milliers de personnes à la fois. Dès
octobre 1940, abolissant le décret Crémieux du
24 octobre 1870, la France elle-même, l'État
français en Algérie, 1'« État français » légalement
constitué (par la Chambre du Front populaire !)
à la suite de l'acte parlementaire que l'on sait,
cet État refusait l'identité française, la reprenant
plutôt à ceux dont la mémoire collective continuait
à se rappeler ou venait à peine d'oublier
qu'elle leur avait été prêtée la veille et n'avait pas
manqué de donner lieu, moins d'un demi-siècle plus tôt (1898), à de meurtrières persécutions et
à des commencements de pogroms. Sans empêcher toutefois une « assimilation » sans précédent: profonde, rapide, zélée, spectaculaire. En
deux générations.<br />
<br />
Ce « trouble de l'identité », est-ce qu'il favorise
ou est-ce qu'il inhibe l'anamnèse ? Est-ce
qu'il aiguise le désir de mémoire ou désespère le
phantasme généalogique ? Est-ce qu'il réprime,
refoule ou libère ? Tout à la fois sans doute et
ce serait là une autre version, l'autre versant de
la contradiction qui nous mit en mouvement. Et
nous fait courir à perdre haleine ou à perdre la
tête.<br />
<br />
<br />
<span style="color: #333333; font-family: Lucida Grande, Segoe UI, Tahoma, Ubuntu, Arial, Verdana, sans-serif;"><span style="background-color: white; font-size: 13.6136px; line-height: 19.059px;">[<b>Jacques Derrida</b>, <i>Le monolinguisme de l’autre</i>]</span></span><br />
<br />
<br />Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-3634498292647365142016-05-04T01:38:00.000+02:002016-05-04T01:40:38.204+02:00Pour une histoire politique des immigrations postcoloniales<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjZRTrpuVL-yF6JBY6kfozOhkjlSNWyiZiIttZ6AsOcw7Jf0T5mYCidthgop9AKZs2iMIVwTxMAxWAan9rvDY9ehraXJ1g3CL_wUQf1GttCMzBeFqXkHcEbCvovF9qbTOa7vv1l/s1600/editions-amsterdam-histoire-politique-des-immigrations-postcoloniales-ahmed-boubeker-abdellali-hajjat-394x618.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjZRTrpuVL-yF6JBY6kfozOhkjlSNWyiZiIttZ6AsOcw7Jf0T5mYCidthgop9AKZs2iMIVwTxMAxWAan9rvDY9ehraXJ1g3CL_wUQf1GttCMzBeFqXkHcEbCvovF9qbTOa7vv1l/s320/editions-amsterdam-histoire-politique-des-immigrations-postcoloniales-ahmed-boubeker-abdellali-hajjat-394x618.jpg" width="204" /></a></div>
La mission est clairement énoncée: contribuer à la reconnaissance des parcours d'intégration pour servir la cohésion sociale et républicaine de la France. Le projet apparaît tout aussi transparent: faire de l'histoire des populations immigrées une partie intégrante de l'histoire de France. Et par la grâce d'une seule formule enfin - « leur histoire est notre histoire» - la Cité Nationale de l'Histoire de l'Immigration semble rendre justice aux cohortes de bras ramasseurs de poubelles, chair à canon, damnés de la terre ou de l'usine et autres métèques oubliés du grand roman national. Qui viendrait s'en plaindre sans encourir le soupçon de cultiver la nostalgie de quelque généalogie blanche aux relents xénophobes ? Et pourtant, malgré des ambitions louables, une pierre d'achoppement guette la muséification de l'histoire de l'immigration: le patrimoine de luttes sociales et politiques qui fait l'objet de cet ouvrage. Cet héritage des oubliés de l'histoire, au cœur même des contradictions de notre sacro-saint modèle d'intégration, comment lui accorder place sans remettre en cause la gloire sans éclipse du creuset républicain, l'universalité d'un paradigme de la citoyenneté fondée sur la seule nationalité ?<br />
<br />
<b>Une histoire des vaincus </b><br />
<br />
À l'ère des commémorations' évoquée par Pierre Nora, la reconnaissance publique des multiples mémoires du peuple de France souligne plus largement l' avènement d'une conscience de type patrimonial sur les ruines de la conscience nationale unitaire. En effet, que sont devenus nos grands récits dans une modernité tardive où chaque individu réclame sa part de gâteau patrimonial entre un passé mythique et les illusions perdues d'un avenir radieux? Car il s'agit avant tout d'affirmer sa singularité dans un monde désenchanté, déboussolé, une société sans normes homogènes. Question d'identité à défaut de convictions partagées dans une communauté de citoyens devenue incertaine. Question de racines pour fonder la mise en scène de son mélodrame privé. Chacun son filon, sa concession dans cette ruée vers la mémoire. Chacun prétend dresser le cadastre de sa communauté imaginaire. Ainsi revient le temps des tribus, nouvelles corporations de la mémoire porte-drapeau, amicales des héritiers, clubs d'investissement du patrimoine. La mémoire envahit l'espace public et engendre ce que des historiens dénoncent non seulement comme une nouvelle religion civile mais aussi comme une manipulation ou une réification du passé. Les abus de la mémoire menacent de coloniser l'histoire, en donnant lieu à une histoire patrimoniale taillée à la mesure d'une mémoire collective sans ombres. Discours dépouillé de toute part d'ambiguïté qui pourrait remettre en cause une institution des certitudes identitaires, cette histoire-là relève au mieux de la légende, au pire de l'idéologie. Ainsi, la mémoire collective revisitée vient-elle à la rescousse de l'actualité d'un déclin de l'État-nation, lorsque des généalogies immigrées sont réintégrées à une jurisprudence ininterrompue du modèle d'intégration nationale. L'exil, la souffrance et la persécution de générations de miséreux proscrits de l'histoire nationale contribuent désormais au prestige de l'État. Mais c'est pour la bonne cause, paraît-il, car il s'agit de défendre un héritage politique et intellectuel menacé par la fragmentation mémorielle et la montée du populisme sur fond de mondialisation. La mémoire comme dernier rempart d'une nostalgie de grandeur. Qu'importe l'expérience de l'histoire des acteurs immigrés! Au nom de la bonne conscience ou du consensus républicain, la société française s'invente pour son propre usage une image pacifiée de sa dimension multiculturelle.<br />
<a name='more'></a><br />
Mais c'est une autre histoire que nous conte en sourdine la cohorte des oubliés de cette légende dorée, sacrifiés sur l'autel de l'universalisme abstrait. Figures du tragique de l'action poursuivies par la mémoire et l'oubli, ces agents troubles s'infiltrent entre les lignes du roman national. Le chercheur qui se penche sur les luttes des immigrations coloniales et postcoloniales est confronté à un patchwork dont il ne saurait reconstituer le sens dans la seule perspective d'une émancipation progressive. Les récits sont souvent portés par des paroles tenues à ras le drame, paroles d'écorchés vifs racontant des vies qui ont souvent échoué sur les rives bétonnées de notre terre d'asile; des vies bringuebalées, jetées au rebut par l'écume de l'histoire ou de l'actualité; des voix cassées, brisées, graves ou vociférantes, comme une rumeur si loin, si proche, en contre-chant de la ritournelle du grand récit national. Comment renouer le fil des récits dispersés de ces héros anonymes de la survie? Comment même parler d'histoire alors que c'est l'expérience de l'échec et des fins de non-recevoir qui domine?<br />
<br />
On ne saurait pourtant en rester à une vision hégélienne du jugement de l'histoire passant par pertes et profits la geste des vaincus. Parce que ce sont les hommes qui jugent l'histoire et non l'inverse, Walter Benjamin rend leur grandeur aux dominés en soulignant la valeur messianique de ce qui paraît avoir échoué. L'histoire des opprimés est une histoire discontinue précisément parce qu'elle s'inscrit dans des sursauts, des moments de révolte, des lignes de rupture. Une dimension autre de la conscience historique se loge dans ces déchirures de la trame de fond de l'histoire officielle, mais c'est à la lumière du présent qu'il s'agit d'appréhender ce passé comme un gisement d'affirmations inachevées, en soulignant des proximités ou des liens de parenté entre des générations de luttes. Dans cette perspective, c'est la muséification qui sonne l'heure du danger pour le sens d'un héritage détourné en folklore d'une nostalgie des origines, au nom des rentiers du consensus mémoriel. Retrouver dans l'actualité la trace vivante d'un passé oublié, c'est en revanche tout le combat du véritable héritier qui se reconnaît dans ce qui fût jadis, non pas pour le commémorer la larme à l' œil ou en tirer gloriole, mais par fidélité à l'étincelle d'espérance de la mémoire des vaincus, pour redonner une chance à ce qui semblait perdu sans espoir de retour. Cette actualisation du passé qui le charge d'une signification nouvelle prend une dimension politique. Elle assume ce choix d'une construction de l'histoire dédiée à la mémoire des « sans nom» pour sauver leur héritage. Et elle incombe à l'historien comme à l'acteur de l'histoire.<br />
<br />
Cette éthique de la responsabilité tournée vers le passé - pour reprendre une autre formule de Benjamin - chaque texte de cet ouvrage, article de chercheur ou témoignage d'acteur, la fait sienne. Car, dès lors qu'elle est capable de se déprendre d'une fausse objectivité où les hommes sont oubliés derrière les grands monuments du sens, l'histoire n'est-elle pas portée par une volonté de rencontre autant que par une volonté d'explication?<br />
<br />
<b>Une histoire des frontières postcoloniales </b><br />
<br />
L'actualité de l'immigration interpelle d'autant plus l'historien que sa discipline a longtemps été érigée gardienne de la conscience nationale. Une conscience également fondée sur l'oubli de la violence de ses propres fondements. C'est ainsi qu'au-delà des barrières douanières, la nation, cette « communauté imaginée», a toujours protégé ses frontières symboliques contre les « peuples sans histoire ». L'ethnocentrisme républicain fonctionne en effet selon un mode binaire de représentation, une ligne de naturalisation de la différence entre nous et les autres. Nous, les citoyens reconnus, enfants de la patrie ou assimilés à une généalogie blanche, contre les autres, les étrangers, ces éternels vagabonds des limbes de la mémoire collective. Des étrangers devenus travailleurs indigènes, coloniaux puis immigrés qui troublent peu à peu l'unicité de la nation et son programme historiographique. C'est sur les frontières nationales de la<i> violence épistémique</i> que se situe la ligne de front d'une guerre de positions. C'est là que les oubliés de l'histoire manifestent contre le consensus silencieux relatif à leur condition de parias. Là qu'ils sapent l'universel abstrait de la cité républicaine en contestant une écriture de l'histoire d'un seul point de vue. En dénonçant les silences entre les lignes de cette histoire en surplomb. En soulignant que le sacrifice de leur expérience relève de pratiques politiques, au nom d'une conception de l'espace public à l'abri du délit de faciès. Mais c'est plus précisément aux frontières concrètes des espaces de représentation, sur la ligne de démarcation des pratiques de la discrimination et de la ségrégation que se sont construits les terrains de lutte de l'immigration. Des terrains qui, loin d'un théâtre d'affrontement qui resterait le même, témoignent d'une diversité des positionnements politiques. Luttes pour le droit d'avoir des droits, pour le droit à l'expression, le droit au logement, les droits civiques, les textes rassemblés ici soulignent ainsi un déplacement des frontières de la différence qu'on ne saurait limiter au modèle binaire hérité du temps des colonies.<br />
<br />
En terre anglo-saxonne, les <i>postcolonial studies </i>ont révélé à quel point les citadelles de l'identité occidentale sont des forteresses vides. Mais hier déjà, au temps des travailleurs coloniaux, la ligne de démarcation entre nous et les autres a de fait fonctionné comme une ligne Maginot, contournée par des mouvements transnationaux et transculturels opérant à l'insu de la grandiloquence nationale. On pourrait ainsi, à la suite de Stuart Hall, militer pour un usage épistémique de la notion de « postcolonial» au-delà de son usage chronologique, en soulignant que même aux grandes heures de la colonisation, la modernité occidentale et son modèle national étaient déjà subvertis de l'intérieur par la rencontre avec l'immigration. L'immigration, soit dit en passant, dont les premières vagues ont été européennes. Mais si ces dernières ont pu disparaître dans le creuset français, il n'en est pas de même pour les héritiers de la colonisation, dont les luttes ont déplacé les frontières de la différence sans jamais en triompher. Ce qu'il importe néanmoins de comprendre à travers l'expérience spécifique de cette immigration postcoloniale, c'est comment elle a participé aux transformations d'une exception française qui ne parvient plus aujourd'hui à planquer ses cadavres dans les placards de l'histoire. Pour cela, il s'agit d'inscrire ces luttes dans des relations de sens au carrefour de la question postcoloniale et des cadres nationaux traditionnels. Car, trop souvent, les critiques radicales contre la domination de l'histoire nationale renouent avec les métarécits qu'ils dénoncent en se référant à des phénomènes tenus pour généraux comme le colonialisme.<br />
<br />
On ne saurait remplacer une causalité fondamentale par une autre et, dans la perspective ouverte par cet ouvrage, c'est la question des rencontres entre l'immigration et la société française qui permet d'échapper à ce travers: la rencontre vue comme un patchwork, une imbrication conflictuelle du dedans et du dehors, une histoire de fragments dont il est essentiel de restituer les mouvements en insistant sur le lien et la comparaison. Il s'agit de se placer dans le mouvement même de l'expérience migratoire, sous les fourches caudines des lieux officiels de l'intégration nationale, pour comprendre comment s'opèrent recompositions de contextes, des alliances conjoncturelles, des brassages des croisements de mémoires à travers des lignes de tension où l'État lui-même renégocie le modèle républicain à mots couverts. C'est une expérience diasporique - l'immigration n'est-elle pas la pionnière d'une histoire globale? - relevant d'une diversité d'héritages qui permet de penser la portée postcoloniale des luttes de l'immigration de l'intérieur même du modèle national, plutôt que rester à l'intérieur des oppositions faciles. Mais en retour, on ne saurait prétendre à un cadre unitaire des luttes de l'immigration postcoloniale sans partir de l'épreuve de la rencontre avec l'État-nation. Comment échapper sinon à une pléthore de différences ethniques, culturelles ou économiques, ainsi qu'à une multitude de parcours individuels ou collectifs, d'une immigration à l'autre? Plus largement, pour éviter toute réduction au stéréotype d'une conscience immigrée comme on a pu parler jadis de celle de la classe ouvrière, les auteurs insistent tous sur la variété des expériences et des identités ethniques, ou générationnelles. Le terme immigré apparaît ainsi comme une catégorie politique construite par des acteurs divers, à travers la diversité même leurs luttes pour la reconnaissance.<br />
<br />
<b>Une histoire des bords du politique </b><br />
<br />
La France est fière de son modèle social. C'est grâce à lui que les identités sont conçues comme des positions dans une société de classes structurée par le travail, La représentation et les intérêts des groupes ont ainsi été garantis par l'Etat social. Groupes institués, précisons-le, car les immigrés, ces vagabonds du lumpenprolétariat, n'ont jamais été que des surnuméraires de la question sociale. Durant plus d'un siècle, la France ne s'est pas vécue comme un pays d'immigration, et nul n'augurait un destin de citoyen à ces invités de la société salariale s'attardant quelque peu sur notre sol. Même au sein de la grande famille ouvrière, ils n'étaient que des parents pauvres, sinon des moutons noirs. Leur exclusion originelle de la mémoire collective semblait les condamner à l'invisibilité <i>ad vitam eternam</i>, dans une situation de non-droit, entre asile et expulsion, hors du jeu politique, Et pourtant ...<br />
<br />
Pourtant, l'actualité nous dit le contraire. Depuis déjà un quart de siècle, l'immigration occupe le centre du débat public. Bien sûr, les croisades du Front National y sont pour quelque chose, mais loin d'en être la cause, elles ne sont que la conséquence d'une crise de la société politique: la société française est paralysée par la mise en doute de ses catégories nationales d'entendement politique. Certes, ce malaise français, il s'agit de l'inscrire dans le cadre plus large du déclin des États-nations sous les coups de boutoir de la mondialisation. Mais si l'on en croit l'un des pionniers de la <i>World history</i>, Christopher A. Bayly, pour faire de l'histoire globale, il ne suffit pas d'appréhender un phénomène à l'échelle de la planète; il faut au contraire articuler les échelles et accorder une importance centrale à « l'étude des fragments de société ou des exclus du pouvoirs ». Précurseurs de la mondialisation, les immigrés ont aussi une expérience de l'histoire qui nous dit sur quel non-sens le sens officiel de l'histoire nationale a été prélevé. La France a connu cette tension continue d'une société politique qui ne respecte pas ses propres principes. Et toute l'histoire du XXe siècle souligne ces contradictions aux frontières de l'État de droit, sous un régime qui proclame à la fois l'égalité et son rejet le plus marqué. Mais il ne s'agit pas de se contenter de tendre à la France le miroir de ses mensonges d'État; si l'immigration postcoloniale incarne l'exception d'universalité de la cité républicaine, l'enjeu sociohistorique est de comprendre comment son expérience de l'histoire a exploré cette face sombre du modèle français, comment elle s'est heurtée aux apories concrètes de l'application des valeurs politiques universelles. Et surtout, comment elle est parvenue à déplacer les frontières de ce paradoxe entre les grands principes et l'injustice, le rejet hors des grands desseins nationaux. C'est toute l'ambition de cet ouvrage. Chacun de ses auteurs témoigne du fait que jamais les surnuméraires de la République ne se fondèrent au moule de la domination au point de se résigner à la position victimaire; les manières dont ils s'approprièrent les valeurs inscrites au fronton des monuments publics pour les adapter à leur propre situation, c'est précisément ce qui fixa des limites aux épreuves de leur domination.<br />
<br />
À contrechamp d'une vision héroïque de l'histoire du politique ancrée dan la nostalgie de l'idéal des pères fondateurs, les immigrations en lutte découvrent une autre perspective. Celle-ci traduit d'abord les travers du politique, ses passions négatives. Mais aussi ses tensions, ses incertitudes, cette fragilité de la démocratie à propos de laquelle Hannah Arendt et Paul Ricœur n'ont cessé de nous alerter. La cité est périssable, elle est sans cesse confrontée a contradictions et il revient à chaque citoyen de la sauver au nom d'un caractère toujours ouvert de l'expérience démocratique. Or, cette catastrophe, elle n'est pas à venir; l'immigration en témoigne, c'est une expérience quotidienne qui ronge les esprits et les institutions de l'intérieur à défaut d'être reconnue et combattue. Ainsi, dans un contexte d'actualité marqué par un retour racisme comme forme de la haine pré-politique, au moment même où libéralisme vainqueur rêve tout haut de « fin de l'histoire », Jacques Rancière propose de déplacer la question des origines et des fins de la politique vers la question générale de ses bords. Pour le philosophe, il est essentiel de ne pas confondre deux dimensions du politique; d'une part « la police» -le processus de redistribution des places et des fonctions permettant d'organiser une communauté - d'autre part « la politique» - le processus de l'émancipation et d'exigence toujours réitérée de l'égalité. La politique, en ce sens témoigne toujours d'un « mécompte originaire », et s'incarne dans tel ou tel auquel on dénie le principe de cette égalité. À la lumière des écrits de Rancière, l'immigration est politique. Immigrés, c'est le nom de ceux qui ne comptent pas, les surnuméraires, les supplétifs, les sans, hors compte dans la vie de la cité. Ils n'entrent pas dans l'ordre de la distribution des places. Ils sont identifiés ainsi, tels le prolétaire de jadis, entre plusieurs noms ou identités - on ne sais jamais comment les nommer -, entre sous-citoyenneté et clandestinité. Les luttes de l'immigration témoignent alors d'une subjectivation politique qui est la mise en acte de l'égalité ou le traitement d'un tort par des acteurs toujours identifiés. Des acteurs regroupés ensemble pour autant qu'ils s'identifient eux-mêmes à ce nom, immigré, « au nom de ce qui est hors compte, qui lie un à un non-être ou à un être à venir».<br />
<br />
Plus largement? c'est la question des mutations de l'espace public que désirerait poser cet ouvrage. À la différence d'une conception traditionnelle les participants laisseraient leurs attaches au vestiaire, c'est à travers le d'une représentation désincarnée qui les a toujours laissés pour compte, se risquant à dire les choses avec leurs propres mots, en exposant leurs ou leurs délits de sales gueules, que les oubliés du consensus silencieux prétendent construire leur place dans l'espace public. Et c'est leur lutte pour la reconnaissance qui fait valoir des nouvelles formes de solidarités ou de subjectivité, de nouvelles formes d'énonciation du politique. L'appel à la justice prend alors la dimension d'une actualisation des valeurs à travers laquelle revendication de dignité et de citoyenneté, qui ne se confond plus avec la nationalité, apparaît comme un nouveau vecteur de la démocratie. C'est le problème du vivre ensemble - le droit d'être là, de faire partie de la société sans condition - qui s'affirme ainsi, non comme débat de spécialistes de philosophie politique, mais comme dimension constituante du politique, au regard de situations d'urgence rendues publiques. Car il s'agit au final de faire société. De vivre ensemble, égaux et différents. Et quand bien même y aurait-il l'irréconciliable dans nos différends, la question politique n'est jamais celle la construction du consensus, bien au contraire. Hannah Arendt l'écrivait : la politique c'est la pluralité humaine. L expérience historique de l'immigration en témoigne, qui a toujours su articuler la « fracture sociale» ou ethnique comme une relation.<br />
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À travers les textes qui suivent, cette histoire politique de l'immigration apparaît comme une série d'émergences discontinues dont chacune exige une rencontre chaque fois nouvelle. Avec des enchaînements, des ruptures, des développements. Avec différentes configurations dont nous proposons une esquisse, des damnés de la terre à l'actualité des nouvelles figures de lutte dans l'immigration.<br />
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[<b>Ahmed Boubeker, Abdellali Hajjat, </b><i>Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-200</i>8]<br />
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<br />Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-66782742916827343072016-04-26T18:54:00.001+02:002016-05-10T21:43:31.122+02:00Le péril rifain : les attentats de Bruxelles et les stéréotypes de Pierre Vermeren<div style="text-align: center;">
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<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhkTIq-S9M7DcQ3Zl2JzR1J9hL98MWjJBY-xPTSaaJu3AuNMR-4RIKMUNXT1Zf_ySJ_VMRskgmWUERPAktO7n72fJJ1znNHUOFrVbxc1j3dWTKlmBDqsN6uMDaStm7srcaKErC7/s1600/20150827230423%2521Matisse_Riffian.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhkTIq-S9M7DcQ3Zl2JzR1J9hL98MWjJBY-xPTSaaJu3AuNMR-4RIKMUNXT1Zf_ySJ_VMRskgmWUERPAktO7n72fJJ1znNHUOFrVbxc1j3dWTKlmBDqsN6uMDaStm7srcaKErC7/s320/20150827230423%2521Matisse_Riffian.jpg" width="251" /></a></div>
<b>Dans son analyse des profils des terroristes venus de Belgique, l’historien Pierre Vermeren fait le lien entre djihadime et leur origine Rifaine, du nord du Maroc. Une vision essentialisante selon Khalid Mouna, anthropologue à l’université de Meknès, qui renvoie plutôt les terroristes à leur nationalité Belge.</b><br />
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Pourquoi le jihadisme a-t-il frappé Bruxelles ? C’est une question posée aujourd’hui par les médias, les chercheurs, les observateurs, mais aussi les simples citoyens. Lors de deux entretiens publiés dans le journal<i> <a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/03/23/la-belgique-est-devenue-un-trou-noir-securitaire_4888420_3232.html?xtmc=vermeren&xtcr=1">Le Monde</a></i> du 23 mars 2016 et au <i><a href="http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/attentats-terroristes-bruxelles/20160331.OBS7463/attentats-daech-s-appuie-sur-les-reseaux-criminels-du-rif-marocain.html">Nouvel Observateur</a></i> du 1er avril 2016, l’historien Pierre Vermeren, professeur d’histoire du Maghreb contemporain à l’Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, a livré son analyse pour expliquer le lien entre le Rif, les Rifains belges et les attentats du 22 mars 2016.<br />
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Partant tout d’abord de la question de la migration rifaine vers la Belgique, il avance que cette migration est liée essentiellement à deux périodes : les années 1960 (après les événements du Rif de 1958), et les années 1980. Ainsi, la première vague comme la deuxième de migration sont le résultat de la chasse aux Rifains menée par « Hassan II, après les émeutes d’Al-Hoceima en 1984 » (<i>Le Monde</i>, le 23 avril). Vermeren oublie que la migration rifaine a d’abord commencé en Algérie française dès le 19ème siècle, et vers la Belgique dès les années 1920. La migration marocaine, y compris rifaine, se retrouvait dans la commune de Châtelineau, à partir des années 1920. Avec les Algériens, cette migration représentait 33, 4 % de la population. La migration rifaine des années 1960 a plusieurs origines : économiques, politiques et démographiques. Mais Vermeren ne voit que « la chasse aux sorcières » qu’Hassan II a faite aux Rifains.<br />
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Cette analyse se base essentiellement sur les données coloniales du Rif qui ont toujours perçu cette partie du Maroc comme étant le <i><a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Siba_(Maroc)">bled du siba</a></i>, territoire de dissidence. Pour Vermeren, « l’histoire des Rifains au XXe siècle est une succession de tragédies. Méconnue, elle doit nous aider à comprendre la violence et l’indifférence à la mort d’une partie de sa jeunesse. Partons du Maroc chérifien, qui n’a jamais pu contrôler cette région tribale de contrebandiers et de bergers ». Regardons de plus près ce que la littérature coloniale des explorateurs du 19ème siècle nous dit. Les écrits coloniaux, ceux de Mouliéras en l’occurrence, ont donné une vision "féroce" des Rifains : « Les Rifains, écrit-il, égorgeaient froidement, neuf fois sur dix, l’infortuné Européen qui leur tombait entre les mains » [1] . Reynaud reprend cette vision en affirmant que « le Rif habité par une race fière, féroce et sauvage est resté jusqu’à présent inéluctablement fermé aux idées du monde civilisé, les Rifains se cantonnant dans leur montagne comme dans une demeure bien close, se réservaient la possibilité d’aller chercher au dehors les produits et les denrées qui leur étaient nécessaires ; mais, n’usant pas de réciprocité, ils interdisaient sous peine de mort à tous les étrangers l’accès de leur territoire » [2].<br />
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<b>Fantasmes autour du Rif</b><br />
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Dans cette littérature coloniale, le Rif est présenté comme une région qui a toujours vécu en dehors de l’autorité du pouvoir central, condamnée depuis des siècles à la marginalité et l’anarchie. La plupart de ces voyageurs ont considéré le Rif comme une région séparée du Maroc. Plus d’un siècle après, Vermeren nous ramène vers les mêmes analyses culturalistes et stéréotypées.<br />
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On découvre avec lui les raisons essentielles pour lesquelles les Belges n’ont pas vu venir la violence des Rifains, qui sont habitués selon lui à la mort. D’une part, « les Belges n’ont aucune expérience coloniale dans le monde arabe, ne connaissent au départ rien à l’islam », on peut déduire aussi, que les Belges ne connaissent pas suffisamment la mentalité des « indigènes » de l’Afrique du Nord, ni la composante psychologique d’une population traumatisée dans son histoire. D’autre part, l’historien présente comme découverte historique l’articulation entre cette partie de l’histoire du Rif et la construction familiale de la migration rifaine en Belgique. Selon lui, les Rifains sont « radicalisés, ruminant leur malheur, hostiles au makhzen et aux anciens États coloniaux, cultivant <a href="http://bougnoulosophe.blogspot.be/2012/07/blog-post.html">la mémoire d’Anoual et d’Abdelkrim</a>, les Rifains s’enferment dans leur langue propre, dans leur famille et dans leur clan, dans leurs réseaux marchands et mafieux. Quand Mohammed VI se tourne vers eux au début de son règne, il est bien tard ». Cette découverte avance que la cellule familiale rifaine, restée très résistante aux changements, se reproduit en Belgique de la même manière, avec des normes endogènes, fondées essentiellement sur une transmission du traumatisme que les ancêtres ont vécu dans leur rapport avec le pouvoir marocain et colonial. Curieusement, c’est l’État belge actuel qui paye le prix d’une violence subie par les Rifains il y a plus d’un demi-siècle. Ni la géographie ni l’histoire n’ont pu sauver la Belgique de ses féroces Rifains et de leur destin : les Rifains sont restés des Rifains, et la théorie de Lombroso est de nouveau validée avec Vermeren !<br />
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Ainsi, selon lui, ce sont les Rifains qui ont commis les attentats de Madrid : « On trouve déjà des Rifains dans les attentats de Madrid en 2004, ou même au sein du gang de Roubaix dans les années 1990. Dans le cas des attentats de novembre à Paris, ou de ceux de Bruxelles, nous parlons de réseaux de dizaines d’individus, majoritairement des Marocains du Rif. Les Abaaoud, les Abdeslam sont d’origine rifaine, pour ne citer que deux cas connus et récents » (<i>Nouvel Obs</i>). En fin de compte, tout le Maroc est devenu rifain, y compris Abaaoud le Belge d’origine Soussi du sud du Maroc. De plus, parmi les terroristes de Madrid, contrairement à ce que Vermeren avance, ceux originaires du Nord sont natifs du quartier Sidi Talha et Jbel Darssa de la ville de Tétouan, des quartiers connues pour une forte migration rurale des années 1970, venant essentiellement des pays Jbla, notamment de la tribu de Khmass.<br />
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Selon l’historien, grâce à leur attraction innée pour la déviance, les Rifains ont privilégié la culture du kif et les deux options qui leur restent seraient « émigrer et trafiquer » (le Monde). Si les féroces Rifains n’ont peur de rien selon les explorateurs de la période coloniale, les trafiquants rifains n’ont pas peur non plus selon Vermeren : « Ce sont des trafiquants qui n’ont peur de rien, habitués à passer les frontières, à avoir des armes. C’est dans ces réseaux criminels, du fait de leur histoire, de leur marginalité au Maroc et de leur hostilité à l’égard du pouvoir, qu’un islamisme radical s’est développé, notamment en Belgique ». (<i>Nouvel Obs</i>). On apprend aussi qu’Abd el-Krim, lors de son « exil au Caire après 1947, est devenu un frère musulman » (<i>Nouvel Obs</i>). C’est un lien direct que Vermeren établit entre le trafic du cannabis dans le Rif, la migration et le terrorisme. En travaillant sur cette thématique depuis 2004 et grâce à des terrains réguliers ainsi que des rencontres avec des anciens trafiquants, des cultivateurs et des intermédiaires, j’ai appris que, dans ce milieu, il est difficile de parler d’un réseau au sens propre du terme. Les réseaux du cannabis sont fragmentés, parfois avec des connexions limitées ; ces réseaux se divisent entre producteurs, intermédiaires, transporteurs et acheteurs : le lien n’est jamais permanent. Tous dans ce milieu, au Maroc en tout cas et même en France, font du « beznass », trafiquent, et en même temps, sont des informateurs de la police, de la gendarmerie. Je reprends ici une citation d’un ancien détenu pour trafic international de cannabis qui m’a révélé que : « dans ce métier tu ne fais confiance à personne, car on est tous des informateurs, je te vends la marchandise, et j’appelle mes contacts chez le makhzen, il n’y a que de cette manière que tu peux rester le plus longtemps possible. Tu choisis, soit c’est toi la victime, soit ce sont les autres ». Mais Vermeren, n’ayant jamais fait de terrain et vraisemblablement n’ayant jamais mis les pieds dans le Rif, compare le Rif à un État narcotrafiquant, qui vit dans l’indépendance, dans lequel les trafiquants gèrent ce territoire en parfaite autonomie. Il s’agit plus d’une analyse de science-fiction que d’histoire.<br />
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L’économie du cannabis est une économie très fragile. Les acteurs qui l’investissent connaissent très bien cette règle. Toute association avec le monde du terrorisme peut être fatale pour la survie du « beznass ». Si lien il y a, il n’est ni direct, ni calculé de la part de ceux qui sont dans la production, l’intermédiation, le transport, etc. Vermeren confond passé individuel des terroristes (consommation, vente de drogue) et origine ethnique.<br />
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<b>Belges avant d’être Rifains</b><br />
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Enfin, Vermeren ne voit pas des Belges d’origine rifaine, il voit des exilés « les Rifains en exil se sont autonomisés progressivement, ont parfois connu une déshérence idéologique ou religieuse, et ont cherché de nouvelles affiliations. L’une d’elles est le salafisme, mais on trouve aussi le chiisme révolutionnaire ou l’islam des Frères musulmans ». J’avoue que c’est la première fois que j’apprends que les Rifains sont en exil en Belgique ! Cette lecture historique sans histoire est fondée sur une ignorance frappante de la part d’un « spécialiste » du Maroc. Essayer de trouver l’explication de la violence « aveugle » qui tue des centaines de personnes à partir d’une démarche ethnique, est une insulte au progrès que la science a fait depuis des siècles, mais aussi aux Rifains. Je ne pense pas que Hassan II soit responsable, ni du point de vue historique de la violence de certains Belges, car ils sont d’abord des Belges avant d’être d’origine marocaine. De la même manière, je ne pense pas que la famille rifaine et sa composition endogène soient responsables. Le danger de cette analyse nous mène vers une extériorisation des raisons de la radicalisation : ce ne sont plus les Etats et leurs politiques envers les minorités qui sont responsables, mais toujours l’origine sociale et ethnique de « l’exilé » suivant notre historien.<br />
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Ce n’est pas l’origine rifaine qui est à l’origine de « l’anomie », ce n’est pas « l’exil » qui est à l’origine de la perte des valeurs de ces jeunes rifains, cela n’existe que dans une lecture partielle de l’histoire. Ce sont des jeunes qui ont vécu dans un bricolage identitaire, avec des formes d’appartenance prises dans des tensions entre valeurs de la famille et valeurs d’autrui, identité rêvée et construite, tout d’abord dans la délinquance, puis dans le radicalisme « express ». Cependant, ce radicalisme s’appuie sur le retournement de stigmate et permet de dépasser la figure Arabe-Français ou Arabe-Belge, pour n’avoir enfin qu’une seule identité, celle de « musulman ». Ce n’est pas une lecture holistique et déterministe de la fonction de l’origine qui va élucider cette question. À partir d’une approche culturaliste et déterministe, Vermeren explique ces actes de violence à partir des supposées origines ethniques/rifaines des terroristes. Le rôle de l’historien n’est pas de prendre la catégorie analytique la plus médiatisée, celle fondée sur l’origine, pour expliquer le terrorisme et son histoire.<br />
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<b><a href="http://contre-attaques.org/magazine/article/les-attentats">Khalid Mouna</a></b><br />
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[1] Mouliéras A., 1899,<i> Le Maroc inconnu. Exploration du Rif</i>, t I. Paris, p. 132.<br />
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[2] Reynaud C., 1910, <i>Une famille, un village, un marché dans le Rif</i>. Le musée social n°10 : mémoire et documents. Paris, p. 317.<br />
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<b><a href="https://www.academia.edu/3623511/L_%C3%A9migration_dans_le_Rif_marocain_XIX-XX_e_si%C3%A8cles_._Une_approche_historique">Voir aussi</a></b>Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-64578894864551917752016-03-18T12:03:00.003+01:002018-03-07T00:01:56.175+01:00La politique de la signification <div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgo6JAtG7wJ9FJUTU9XjQJOubI-TqGlcyfOK9P1xpePSeXhxY6LkQnpHQc1Nkrp4EmQLll1irGv6pPx_K76dS5m4_ZmZ7T5zGTUgrEW5GPgOpzkDSJKkanftpLiUcxyArP5pha4/s1600/robert-mitchum-night-of-the-hunter-620.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgo6JAtG7wJ9FJUTU9XjQJOubI-TqGlcyfOK9P1xpePSeXhxY6LkQnpHQc1Nkrp4EmQLll1irGv6pPx_K76dS5m4_ZmZ7T5zGTUgrEW5GPgOpzkDSJKkanftpLiUcxyArP5pha4/s320/robert-mitchum-night-of-the-hunter-620.jpg" width="309" /></a></div>
Comme nous l'avons suggéré, plus on admet que la manière dont agissent les gens dépend en partie de celle dont sont définies les situations dans lesquelles ils agissent, et moins l'on peut supposer qu’ il y a une signification universelle pour chaque chose ou qu'il existe un consensus universel sur ce que les choses signifient; de ce fait, le processus par lequel certains événements reçoivent une signification récurrente particulière prend une importance accrue, à la fois socialement et politiquement. Le pouvoir dont il s'agit ici est un pouvoir idéologique: celui le donner un certain sens aux événements.<br />
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Je vais en donner un exemple évident: supposons que l'on puisse donner à chaque conflit industriel la signification d'une menace pour la vie économique du pays, et donc pour « l'intérêt national ». Une telle signification construirait ou définirait les problèmes relatifs au conflit économique et industriel dans des termes qui seraient systématiquement favorables aux stratégies économiques, Soutenant ainsi tout ce qui permet la continuité de la production, stigmatisant tout ce qui risque de l'interrompre et donnant une légitimité à toutes les politiques mises en place par le gouvernement pour limiter le droit de grève ou affaiblir la capacité de négociation et le pouvoir des syndicats. (Il convient d'observer ici, pour la pertinence du raisonnement, que de telles significations sont liées au fait de tenir pour acquis la notion d'intérêt national. Elles se fondent sur l'hypothèse que nous vivons tous dans une société où les liens qui relient le travail et le capital sont plus forts, et plus légitimes, que les griefs qui nous divisent dans l'opposition entre travail et capital. Cela veut dire que l'une des fonctions d'une signification de ce type est de construire un sujet auquel s'appliquera le discours, par exemple en changeant un discours dont le sujet est « les travailleurs contre les employeurs » en discours dont le sujet, collectif, devient : « nous, le peuple ».) Que, dans l'ensemble, les conflits industriels soient réellement signifiés dans ce sens est une conclusion qu'ont fortement confirmée les analyses détaillées fournies, par exemple, par les recherches du Glasgow Media Group publiées dans <i>Bad News & More Bad News</i>.<br />
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Bien entendu, il est vrai qu'un conflit industriel n'a pas de signification unique et donnée. Il peut signifier un trait nécessaire de toute économie capitaliste, un élément du droit inaliénable des travailleurs à garder pour eux leur travail, ou la défense nécessaire des standards de vie de la classe ouvrière, ce qui correspond au rôle même des syndicats, pour lequel il leur fallut mener un longue et difficile bataille historique. Alors comment se fait-il que le premier sens soit préféré de façon récurrente dans la manière de construite les conflits industriels dans notre société ? Comment les autres définitions se trouvent-elles exclues ? Comment les médias, supposés impartiaux, produisent-ils des définitions du conflit industriel qui favorisent systématiquement l'un des acteurs de celui-ci, en dépit de leurs prétentions à rapporter les événements de manière équilibrée et impartiale? Ce qui apparaît avec force ici, c'est que le pouvoir de signifier n'est pas une force neutre dans la société. Les significations jouent le rôle d'une force sociale réelle et positive dans les questions controversées et conflictuelles de société, et elles affectent leurs résultats. La signification des événements fait partie de ce pour quoi il faut se battre, car c'est le moyen par lequel sont créés les accords sociaux collectifs, et donc le moyen par lequel le consentement à tel ou tel résultat peut être mobilisé. L’idéologie, dans cette perspective, n'est pas seulement une « force matérielle » réelle, pour utiliser une expression ancienne - réelle parce que « réelle » dans ses effets. Elle est aussi un lieu de lutte (entre des définitions concurrentes) et un enjeu - un prix à gagner - dans la conduite de luttes particulières. Cela signifie que l'idéologie ne peut plus être considérée comme une variable dépendante, comme le simple reflet d'une réalité préétablie dans l'esprit. Ses résultats ne sont pas non plus prévisibles par dérivation à partir d'une simple logique déterministe. Ils dépendent de l'équilibre des forces dans une conjoncture historique donnée: la «<i> politique de signification</i> ».<br />
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La question du cadre et de la classification occupe une position centrale dans la manière dont se forme un ensemble particulier de significations privilégiées. Lévi-Strauss, s'inspirant de modèles linguistiques transformationnels, suggérait que le sens dépend non pas de la signification intrinsèque de termes isolés particuliers, mais de l'ensemble organisé d'éléments reliés entre eux à l'intérieur d'un discours. Dans le spectre lumineux, par exemple, la série de couleurs serait ainsi divisée de façon différente dans chaque culture. Les Inuits ont différents mots pour désigner ce que nous appelons la « neige». Le latin dispose d'un seul mot, <i>mus,</i> pour l'animal que l'anglais désigne par deux mots, le « rat» et la « souris ». L'italien distingue <i>legno</i> et <i>bosco</i> quand l'anglais parle seulement du « bois ». Là où l'italien utilise à la fois <i>bosco </i>et <i>foresta</i>, l'allemand, lui, n'a que le mot <i>Wald</i>. (Ces exemples sont empruntés à l'article d'Umberto Eco, « <i>Social life as a sign system</i> »). Ce sont des distinctions non de nature mais de culture. Ce qui importe, du point de vue de la signification, ce n'est pas le sens intégral de chaque terme servant à désigner la couleur - par exemple le « mauve » - mais le système de différences entre toutes les couleurs dans un système de classification particulier, et l'endroit où, dans un langage particulier, le point de différence entre deux couleurs est positionné. C'est par ce jeu de différence qu'un système de langage assure une équivalence entre son système interne (les signifiants) et les systèmes de référence (les signifiés) qu'il utilise. Le langage constitue la signification en ponctuant le continuum de la Nature d'un système culturel; de telles équivalences ou correspondances sont par conséquent diversement marquées. Il n'y a ainsi aucune coïncidence naturelle entre un mot et son référent; tout dépend des conventions en usage dans la langue et de la manière dont le langage intervient dans la nature pour lui donner un sens. Il faut observer qu'au moins deux positions épistémologiques assez différentes découlent de ce raisonnement. Une position kantienne ou néo-kantienne dirait que rien n'existe sauf ce 'qui existe dans et pour le langage ou le discours. Une autre position serait de dire que, bien que le monde n'existe pas en dehors du langage, nous ne pouvons lui donner un sens qu'à travers son appropriation dans le discours. D'un point de vue épistémologique, ces deux positions se sont beaucoup opposées ces dernières années.<br />
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Ce qui signifie, c'est donc la position de certains termes particuliers au sein d'un ensemble. Chaque positionnement marque une différence pertinente à l'intérieur du schème de classification impliqué. Lévi-Strauss ajoutait à cela un élément plus structuraliste: à savoir que ce n'est pas l'expression particulière des locuteurs qui fournit l'objet d'analyse, mais le système de classification sous-tendant ces expressions et à partir duquel celles-ci sont produites, comme une série de transformations variantes. Ainsi, en passant de la narration de surface de mythes particuliers au système ou à la structure générative à partir du ou de laquelle ceux-ci sont produits, on peut montrer comment des mythes apparemment différents (au niveau de la surface) appartiennent en fait à une même famille ou constellation de mythes (au niveau de la structure profonde). Si l'ensemble sous-jacent est un ensemble limité d'éléments qui peuvent être diversement combinés, alors les variables de surface peuvent, dans leur sens particulier, être infiniment diverses et produites de manière spontanée. Cette théorie correspond étroitement à certains aspects de la théorie du langage de Chomsky, qui essayait de montrer comment le langage peut être libre et spontané, et en même temps régulier et « grammatical ». Les changements de signification dépendent ainsi des systèmes de classification impliqués et de la manière dont les différents éléments sont sélectionnés et combinés pour produire différentes significations. Les variations de la signification, de surface d'une affirmation ne peuvent cependant pas résoudre en elles-mêmes la question de savoir si il s'agit ou non d'une transformation du même ensemble classificatoire.<br />
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Ce passage du contenu à la structure, ou du sens manifeste au niveau du code est absolument caractéristique de l'approche critique. Il implique une redéfinition de ce qu'est l'idéologie - ou, du moins, de la manière dont celle-ci fonctionne. Ce point est clairement analysé par Veron :<br />
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<i>Si les idéologies sont des structures [ ... ] alors elles ne sont ni des « images» ni des « concepts» (nous pouvons dire qu'elles ne sont pas des contenus), mais des ensembles de règles qui déterminent une organisation et le fonctionnement des images et des concepts [ ... ]. L'idéologie est un système de codification de la réalité et non un ensemble déterminé de messages codés, [ ... ] en ce sens, l'idéologie devient autonome par rapport à la conscience ou à l'intention de ses agents; ceux-ci peuvent être conscients de leur point de vue sur les formes sociales, mais pas des conditions sémantiques (les règles et les catégories ou la codification) rendant ce point de vue possible [ ... ] Dans cette perspective, une « idéologie » peut alors être définie comme un système de règles sémantiques servant a produire des messages [ ... ], c'est l'un des nombreux niveaux d'organisation des messages, du point de vue de leurs propriétés sémantiques. </i><br />
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Les critiques ont affirmé que cette approche renonçait à étudier le contenu des messages particuliers pour ne s'intéresser qu'à leur structure sous-jacente, et qu'elle négligeait toute considération sur la façon dont les locuteurs eux-mêmes interprètent le monde - même si cela a toujours eu lieu dans le cadre de ces ensembles partagés de signification qui servent de médiateurs entre les individus acteurs/locuteurs et les formations discursives a l'intérieur desquelles ils parlent. Néanmoins, si l'on ne pousse pas trop loin la thèse dans une perspective structuraliste, elle s'avère très utile pour reconceptualiser l'idéologie. Lévi-Strauss considérait les schémas de classification dune culture comme un ensemble d'éléments « purs », formels (même si, dans ses premiers travaux, il s'intéressait davantage aux contradictions sociales qui s'articulent en mythes, à travers les opérations combinées de leurs ensembles génératifs). Plus tard, d autres théoriciens ont avancé l’idée, que les discours idéologiques d'une société particulière fonctionnent dune manière analogue. Les schémas de classification d une société, dans cette perspective, consistent ainsi en éléments ou principe idéologiques. Les formulations discursives particulières sont donc idéologiques non en raison du biais manifeste ou des distorsions de leurs contenus de surface, mais parce qu'elles sont produites à partir de, ou sont des transformations fondées sur, une matrice ou un ensemble idéologique limité. De même que le raconteur de mythe peut ne pas avoir conscience des éléments élémentaires à partir desquels sa version particulière d'un mythe est construite, de même les présentateurs de télévision peuvent ne pas avoir conscience des cadres et classifications à partir desquels ils travaillent et reproduisent les répertoires idéologiques de la société.<br />
<br />
Dans leur langue maternelle, les locuteurs peuvent normalement produire des phrases grammaticales, mais ils sont rarement capables de décrire les règles de syntaxe qui permettent à ces phrases d'être intelligibles et correctes d'un point de vue syntaxique. De la même manière, les discours peuvent inconsciemment s'inscrire dans les cadres idéologiques et les schémas de classification d'une société et les reproduire - de sorte qu'ils semblent idéologiquement « grammaticaux » - sans que ceux qui les produisent ne le sachent. C'est en ce sens que les structuralistes soulignaient que, si la parole et les actes de paroles des individus peuvent être un problème individuel, le système de langage (les éléments, les règles de combinaison, les ensembles classificatoires) est un système social; et donc que les locuteurs sont autant « parlés » par leur langage qu'ils le parlent. Les règles du discours fonctionnent de telle sorte qu'elles positionnent le locuteur comme si il était l'auteur intentionnel de ce qui est parlé. Mais le système dont dépend cette « auteurité » [<i>authorship</i>] reste profondément inconscient. Les théoriciens ultérieurs firent remarquer que, bien que ceci décentrât le « je » auteurial, le plaçant sous la dépendance des systèmes de langage parlant à travers le sujet, cela laissait un vide là où, selon la conception cartésienne, ce « je » englobant existait au préalable. Dans les théories influencées par la psychanalyse freudienne et lacanienne (et qui s'inspiraient elles aussi de Lévi-Strauss), cette question de la manière dont le locuteur, le sujet de l'énonciation, se positionne dans le langage est non pas simplement l'un des mécanismes par lesquels s'articule l'idéologie, mais encore le principal mécanisme de l'idéologie elle-même. Plus généralement, on voit sans peine de quelle façon la proposition de Lévi Strauss - « les locuteurs produisent le sens, mais seulement sur la base de conditions qui ne sont pas l'œuvre du locuteur, et qui passent à travers lui dans le langage, inconsciemment» - peut être assimilée à la proposition marxiste plus classique selon laquelle « les gens font l'histoire, mais seulement dans des conditions déterminées qui ne sont pas leur œuvre, et qui leur passent au-dessus de la tête ». Plus tard, ces homologies théoriques ont été exploitées, développées et contestées avec vigueur.<br />
<br />
Il y a bien entendu, outre ces homologies avec l'approche de Lévi-Strauss, d'autres différences significatives. Ainsi les répertoires à partir desquels les significations particulières sont produites ne sont pas simplement des schémas formels d'éléments et de règles, ce répertoire peut-être interprété comme des ensembles d'éléments idéologiques. Dans ce cas, ce sont les conceptions même de la matrice idéologique qui doivent être radicalement historicisées.<br />
<br />
La « structure profonde » d'un discours doit être comprise comme un réseau d'éléments, de principes et d'hypothèses issus des discours élaborés historiquement et dans la durée, qui se sont accumulés au fil des années, dans lesquels toute l'histoire de la formation sociale s'est sédimentée et qui constituent désormais un réservoir de thèmes et de prémisses où, par exemple, les présentateurs de télévision peuvent puiser pour donner un sens à des événements nouveaux et dérangeants. Gramsci, qui se référait, moins formellement, au répertoire des idées traditionnelles, aux formes de la pensée épisodique fournissant les éléments, considérés comme allant de soi, de notre savoir pratique, appelait ce répertoire « <i>sens commun </i>».<br />
<br />
<i>Il faut donc expliquer comment il se fait qu'en tout temps coexistent de nombreux systèmes et courants de philosophie comment ils naissent, comment ils se répandent, pourquoi ils suivent dans leur diffusion certaines lignes de fractures et certaines directions, etc. [ ... ] Mais cette élaboration doit être faite et ne peut l'être que dans le cadre de l'histoire de la philosophie qui montre quelle élaboration la pensée a subie au cours des siècles et quel effort collectif a coûté notre façon actuelle de penser, qui résume et rassemble toute cette histoire passée, même dans ses erreurs et délires.</i><br />
<br />
Gramsci affirmait dans un autre contexte :<br />
<br />
<i>Chaque couche sociale a son propre « sens commun » et son propre « bon sens », qui sont au fond la conception de la vie et de l'homme la plus répandue. Chaque courant philosophique laisse une sédimentation de « sens commun » : cette sédimentation est la preuve de l'efficacité historique de la philosophie. Le sens commun n'est pas quelque chose de rigide et d'immobile; il se transforme continuellement en s'enrichissant de notions scientifiques et d'opinions politiques entrées dans les mœurs. [ ... ] Le sens commun créé le futur folklore, c'est-à-dire une phase relativement solidifiée des connaissances populaires d'un temps et d'un lieu déterminés. </i><br />
<br />
La conception formaliste du « répertoire culturel » retenue par le structuralisme n'offrait pas de support théorique permettant d'élaborer une conception adéquate de l'idéologie jusqu'à ce qu'elle fût, de cette façon, profondément historicisée. C'est seulement ainsi que l'intérêt pour les « grammaires » universelles de la culture, qui fut d'abord celui de Lévi-Strauss, a commencé à jeter un éclairage nouveau sur les grammaires historiques qui divisaient et classifiaient le savoir des sociétés en répertoires idéologiques particuliers.<br />
<br />
L’étude structurale du mythe suggérait qu'outre les manières dont le savoir sur le monde social était classifié et structuré, la manière dont les éléments d'un inventaire produisent certaines histoires ou certains discours sur le monde obéit à une logique particulière. Pour Lévi-Strauss, c'est la « logique de l'arrangement », et non les contenus particuliers d'un mythe, qui « signifie ». C'est à ce niveau que les récurrences et régularités pertinentes peuvent être le mieux observées. Par « logique », Lévi-Strauss n'entendait pas la logique au sens philosophique du rationalisme occidental. Son propos était en effet de montrer que celui-ci n'est qu'un type parmi d'autres d'arrangement discursif, qui n'est pas intrinsèquement différent, en termes de fonctionnement, de la logique de la pensée dite pré-scientifique ou mythique. Le mot « logique » signifie ici, simplement, une chaîne apparemment nécessaire d'implications de discours et d'hypothèses. Dans la logique occidentale, les propositions sont dites logiques quand elles obéissent à certaines règles d'inférence et de déduction. Ce que le théoricien de la culture entend par logique, c'est seulement que toutes les propositions idéologiques sur le monde social se fondent sur les mêmes principes, prédicats ou inférences. Elles forment un cadre de propositions liées entre elles, mêmes si elles ne remplissent pas les conditions de la déduction logique. Les prémisses doivent être supposées vraies pour que les propositions qui dépendent d'elles puissent elles aussi être considérées comme vraies. Cette notion d'« implication des propositions » [<i>entailment</i>] ou, comme le disent les sémanticiens, d'enracinement ou d'implantation [<i>embeddedness</i>] des discours, s'est avérée d'une importance cruciale dans le développement de l'analyse idéologique. Pour illustrer ce point à l'extrême, on peut dire qu'une phrase comme « la grève des ouvriers de Leyland affaiblit encore davantage la situation économique de la Grande-Bretagne » repose sur tout un ensemble d'affirmations, considérées comme allant de soi, sur la manière dont fonctionne l'économie et ce qu'est l'intérêt national. Pour que cette phrase soit crédible, toute la logique de la production capitaliste doit être supposée vraie. La même chose peut être dite de toute affirmation rapportée dans un bulletin d'informations conventionnel, à savoir que, sans toute une série de prémisses ou d'éléments implicites de savoir sur le monde, considérés comme allant de soi, toute affirmation descriptive devient littéralement inintelligible. Cette « structure profonde » de présuppositions, qui rend une affirmation idéologiquement « grammaticale », est rarement explicitée et reste largement inconsciente, à la fois pour ceux qui l'utilisent pour donner un sens au monde et pour ceux à qui l'on demande de lui donner un sens.<br />
<br />
En effet, la forme descriptive et déclarative de cette affirmation rend invisible la logique sous-jacente dans laquelle elle est enracinée ou implantée [<i>embedded]</i>. Elle donne à affirmation une évidence incontestée, une valeur de vérité évidente. Ce qui n'est en réalité qu'une proposition sur ce que sont les choses disparaît dans - et devient - une affirmation substantive de discours purement descriptifs: « les faits objectifs de l'affaire ». La logique de son implication [<i>entailment</i>] ayant été occultée, chaque proposition semble fonctionner, pour ainsi dire, d'elle-même, Elle passe pour une proposition libre, pour une affirmation naturelle et spontanée sur la « réalité ».<br />
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[<b>Stuart Hall</b>, extrait de<span style="color: #545454; font-family: "arial" , sans-serif; font-size: x-small;"><span style="background-color: white; line-height: 18.2px;"> </span></span>« La redécouverte de l'“idéologie” : retour du refoulé dans les Media Studies » in<i> Identités et cultures - Politiques des Cultural Studies</i>]</div>
Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-21686684629566184842016-03-05T10:23:00.000+01:002016-03-07T00:39:05.729+01:00L’intellectuel colonisé et post-colonisé<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj5AExOf9aEj4oBMkvp8p70WhlGL1GwPuasR_2c03W9os9OWNpL2zpX8Il8RpJpcIRjqSqbh3Si5x0BZxCfrLCleWzH4EjgDCuEHWlSboEECiHyaM8-eDow3J7T2cuLioljPCqy/s1600/Dessin+Canard.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="208" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj5AExOf9aEj4oBMkvp8p70WhlGL1GwPuasR_2c03W9os9OWNpL2zpX8Il8RpJpcIRjqSqbh3Si5x0BZxCfrLCleWzH4EjgDCuEHWlSboEECiHyaM8-eDow3J7T2cuLioljPCqy/s320/Dessin+Canard.jpg" width="320" /></a></div>
“ <i>Où t'es-tu perdu, marcheur solitaire? il te faut revenir sur tes pas ; dans ce désert on ne trouve que mort et désespoir</i>.” (Ali Shariati)<br />
<br />
“<i>La grande nuit dans la quelles nous fumes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisé et résolus. Il nous faut quitter nos rêves et nos amitiés d’avant la vie. Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à touts les coins de ses propres rues, à tous les coins du mond</i>e.” (Frantz Fanon)<br />
<br />
L'intellectuel, selon la définition la plus couramment admise, est une personne dont la profession comporte essentiellement une activité de l'esprit ou qui a un goût affirmé pour les activités de l'esprit. Cette définition doit cependant être relativisée.<br />
<br />
Dans une perspective <i>gramciste</i>, les intellectuels doivent être considérés en fonction de l'ensemble du système des rapports sociaux dans lesquels les activités intellectuelles et les groupes qui les personnifient sont situés. Les intellectuels doivent être étudiés en fonction des rapports de domination fondamentaux et des forces productives. Dans la société coloniale et post-coloniale un des rapports de domination axiale, pour ne pas dire <i>le</i> rapport de domination axiale, est celui qui permet la domination du colonisateur sur le colonisé et du post-colonisateur sur le post-colonisé; et au-delà la domination de la civilisation occidentale sur les autres civilisations.<br />
<br />
Selon Antonio Gramsci, les intellectuels sont les fonctionnaires des superstructures politiques, culturelles et sociales. Par leur action ils permettraient à la société politique d'assurer "légalement" et "loyalement" la discipline des <a href="http://bougnoulosophe.blogspot.be/2012/03/les-groupes-sociaux-subalternes.html">groupes subalternes</a> ; dans notre cas les colonisés ou les post-colonisés. Dans cette perspective, ils aident à l'organisation de la société civile, par la production du "consensus" de la majorité aux formes de vie, aux modes de comportement, de pensée et aux pratiques institutionnelles imposées par le groupe dominant, pour nous les colonisateurs, comme autant de forme de direction. L'intellectuel à donc une fonction éminemment politique et idéologico-culturelle.<br />
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L'intellectuel peut aussi avoir un rôle "subversif" en décidant de devenir un intellectuel organique d'une fraction dominée de la société. Il devient dès lors un grain de sable dans l'hégémonie construite par le <i><a href="http://revueperiode.net/gramsci-et-la-strategie-de-la-gauche-contemporaine-le-bloc-historique-comme-concept-strategique/">bloc historique</a> </i>dominant<i>.</i> Dans cette perspective, les intellectuels participeront à la production d'un nouveau bloc historique par la mise en crise, sur le plan politique et idéologico-culturel, du rapport de domination entre dominant et dominé ; entre colonisateur et colonisé. La production de ce nouveau bloc historique passe par le refus des colonisés puis des post-colonisés, et notamment des "intellectuels" parmi ceux-ci, de l'acceptation passive de leur de<i> subalternité.</i><br />
<br />
Ce refus de la subalternité est capital dans la lutte contre le colonialisme puisque sa structure repose entièrement sur une idéologie instituant une hiérarchie entre les différents groupes humains. Dans la société coloniale ou post-coloniale, le colonisé ou le post-colonisé représente physiquement le groupe dominé politiquement, institutionnellement, idéologiquement et culturellement. De fait l'"intellectuel" peut avoir un rôle capital dans le refus de cette domination.<br />
<br />
Parmi les intellectuels du Sud qui refusèrent cette domination idéologico-culturelle Frantz Fanon, Ali Shariati et Edward Saïd eurent un rôle d'avant-garde intellectuel. Leur pensée s'est avant tout caractérisée par un refus de voir les cultures non occidentales enfermées dans un statut de subalternité. Tout trois se voulurent des penseurs critiques et autonomes face au discours dominant produit en Occident.<br />
<br />
Frantz Fanon est né à Fort-de-France en Martinique en 1925. Engagé dans l'armée française durant la seconde guerre mondiale, il est blessé au combat et décoré de la croix de guerre. En 1947, bénéficiant d'une bourse d'état, Frantz Fanon s'installe dans l'hexagone afin d'étudier le médecine à la faculté de Lyon. Il décide de se spécialiser en psychiatrie. En 1952, il publie son premier ouvrage, <i>Peau noire masques blancs</i>, dans lequel il aborde les rapports inégalitaires entre Noir et Blanc. L'année suivante, il est nommé à l'hôpital psychiatrique de Blida en Algérie. De là, il observe la réalité des rapports de dominations coloniaux, c'est-à-dire d'un monde dominé par les colonisateurs européens. Quelques mois après le déclanchement de la révolution algérienne, Fanon rentre en contact avec le Front de Libération National. En 1956, Frantz Fanon démissionne de son poste de médecin psychiatre et rallie le FLN. Il devient collaborateur de la presse nationaliste algérienne et publie en 1959 un essai fracassant, <i>L'an V de la révolution algérienne</i>. Peu après il apprend qu'il est atteint d'un leucémie. Franz Fanon meurt en décembre 1961 alors que son ouvrage majeur, <i>Les damnés de la terre,</i> sort des imprimeries des éditons Maspero. Ouvrage culte, des sa sortie Les damnés de la terre exerça une influence considérable sur une grande partie des intellectuels et des militants des pays du tiers-monde, et notamment sur Ali Shariati et Edward Saïd.<br />
<br />
Ali Shariati est né en 1933 à Mazinan dans le Nord-est de l'Iran. En 1952, à la fin de son 1er cycle des études secondaires, il devient enseignant des lycées. L'année suivante il adhère au Mouvement de Résistance Nationale qui défend les idées de Mossadegh. En 1955, il rentre à la faculté des Lettres de Machad. Il obtient une bourse qui lui permet de se rendre en France en 1959. Là, il entre en contact avec le FLN et découvre l'oeuvre de Fanon qu'il traduit partiellement en persan. Outre ses activités militantes il suit les cours de Louis Massignon, Jacques Berque et Georges Gurvitch. En 1963, il obtient un doctorat ès lettres à la Sorbonne. Il retourne en Iran 1964 et devient professeur à l'université de Machhad jusqu'en 1972. Il donne de nombreuses conférences à travers tout le pays mais il est finalement interdit de publication et de toute intervention publique par la SAVAK, la police secrète du Shah d'Iran. Entre 1973 et 1975 il est détenu durant dix-huit mois par cette même police secrète. Le 17 mai 1977, Ali Shariati quitta l'Iran pour l'Angleterre. Deux mois plus tard, le 19 juin, il fut retrouvé mort à Southampton sans que les causes de cette mort mystérieuse ne soient vraiment élucidées. Ali Shariati exerça une influence considérable sur toute une génération d'iranien et plus généralement dans l'ensemble du monde musulman. Car Ali Shariati, à la différence de Frantz Fanon ou d'Edward Saïd, était un homme de foi et il étudia les problèmes sociopolitiques "en intellectuel et en croyant" pour reprendre ses propres termes. A ce titre il peut être considéré comme l'un des précurseurs de ce que Hassan Hanafi appellera plus tard la "gauche islamique" ou d'une "théologie islamique de la libération". <br />
<br />
Enfin, Edward W. Saïd est né en 1935 à Jérusalem. Il passa son adolescence en Egypte puis parti poursuivre ses études aux Etats-Unis. Edward W. Saïd fut professeur de littérature anglaise et de littérature comparée à la Columbia University de New York. Dans son ouvrage majeur, <i>L'Orientalisme</i>, publié en 1978, il analysa le système de représentation par lequel l'Occident a créé puis enfermé l'Orient. Puis, dans la dernière partie de sa vie, Edward Saïd s'est battu contre la diabolisation de l'Islam et pour la dignité du peuple palestinien. Homme engagé, il fut membre du Conseil national palestinien à partir de la fin des années 1970. Il du démissionner du fait de son opposition aux accords d'Oslo et à la politique de Yasser Arafat, qui fit interdire ses livres dans les territoires "autonomes" palestiniens. Pour lui, "l'autonomie n'est rien d'autre que la poursuite de l'occupation par d'autres moyens ". Edward Saïd était opposé au partage de la Palestine et se déclara pour la constitution d'un état bi-national. Il défendit une conception exigeante du rôle de l'intellectuel engagé. Il analysa les réalités du brassage des cultures et affirma que les oppositions entre les civilisations sont des constructions humaines. Edward Saïd fut largement influencé par Frantz Fanon comme en témoigne son ouvrage intitulé <i>Culture et impérialisme</i>. Dans ce livre il qualifie <i>Les damnés de la terre</i> d'ouvrage "<a href="http://bougnoulosophe.blogspot.be/2011/07/de-l-intellectuel-indigene-hommage.html">visionnaire et novateur</a>". Atteint d'une leucémie, Edward Saïd est décédé en septembre 2003.<br />
<br />
Le principal problème développé dans les études par nos trois auteurs est sûrement celui de l'<i>aliénation</i>, recouvrant par là même des problèmes plus spécifiques à l'homme colonisé et post-colonisé que sont l'<i>acculturation</i>, la <i>dépersonnalisation</i> ou encore la <i>fausse conscience</i>, des intellectuels du Sud dans leur rapport à la culture occidentale. Ces phénomènes que Léopold Sédar Senghor appela, dans une belle formule, "l’arrachement de soi à soi" c’est-à-dire "à la langue de ma mère, au crâne de mon ancêtre, au tam-tam de mon âme". Dans sa relation à la culture occidentale le colonisé incorpore le regard dévalorisant que l’Occident porte sur sa culture, son peuple où sa civilisation et devient, par la force de ce discours hégémonique, un aliéné.<br />
<br />
L'aliénation peut être définie comme un état dans lequel un individu, par suite de conditionnements extérieurs, économiques, politiques ou/et culturels, cesse de devenir maître de lui-même et se transforme en esclave, simple objet entre les mains d’autres hommes. <i>Réifié</i> par le colonisateur, le colonisé est soumis à un statu social et à des conditions de vie qu’il ne peut modifier sans bouleverser l’ensemble de l’ordre social.<br />
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Pour nos trois auteurs, l’intellectuel colonisé auquel on a enseigné la supériorité de la culture occidentale par rapport à sa propre culture est objectivement aliéné. Pendant des années il a tout fait pour faire sienne une culture qui lui enjoignait de se départir de sa culture d’origine, considérée comme inférieure et archaïque. Cette culture inculquée le condamnait à haïr son être profond et à adorer la culture de son oppresseur. Le stigmate visible de cette aliénation peut se voir dans le mépris dans lequel l'intellectuel colonisé ou post-colonisé tient sa propre culture ou son propre peuple. Bien des fois ils se sentent étranger à ceux qu’ils considèrent trop souvent comme des arriérés, aux coutumes "barbares".<br />
<br />
Aliéné, dépersonnalisé, l'intellectuel colonisé a tout fait pour assimiler et s'assimiler à la culture occidentale, c'est-à-dire à la culture dominante. Il a participé, souvent de manière inconsciente et sous la pression du monde culturel dominant, à sa propre aliénation. Selon Frantz Fanon, "<i>l'intellectuel colonisé s'est jeté avec avidité dans la culture occidentale. Semblable aux enfants adoptifs, qui ne cessent leurs investigations du nouveau cadre familial que le moment où se cristallise dans leur psychisme un noyau sécurisant minimum, l'intellectuel colonisé va tenter de faire sienne la culture européenne. Il ne se contentera pas de connaître Rabelais ou Diderot, Shakespeare ou Edgard Poe, il bandera son cerveau jusqu'à le plus extrême complicité avec ces hommes.</i>"<br />
<br />
D'après Ali Shariati le stigmate même de l'aliénation se trouve dans les goûts culturels que les jeunes intellectuels colonisés ont développé ou plus exactement que l’on a développé chez eux. Loin de se passionner pour les écrits de philosophes, d'historiens ou de divers écrivains qui partagent objectivement les mêmes conditions sociales et les mêmes conditions idéologico-culturelles qu'eux, leurs regards se tournent exclusivement vers cet Occident dominateur qui les aliènes. Par l'absence d'un regard critique sur la production culturelle de l'Occident et par l’ignorance de la production intellectuelle des autres pays du Sud, l'intellectuel colonisé et post-colonisé entretien et renforce les chaînes qui l’attachent à la culture dominante. "<i>Un de mes regrets, nous confie Ali Shariati, est que nous ne connaissons pas les penseurs qui souffrent des mêmes maux que nous, qui ont des besoins, un milieu, une histoire, une conjoncture semblable aux nôtres, qui proposent pour leur société des solutions pouvant nous être instructives. Nous connaissons les penseurs qui, en principe, ont des idées - même si elle sont justes -, une doctrine - même si celle-ci ne manque pas de profondeur -, des solutions - même si elles sont appropriées - ne répondant pas à nos problème. Au lieu de connaître les grands penseurs africains ou asiatiques de ce siècle qui ont pu arriver - à travers leur prise de conscience nationale, orientale et mondiale - à de nouvelles solutions - on n'a même pas entendu leurs noms -, on se lance à corps perdu dans la connaissance de gens tels que Brecht, Becket, Xénakis qui ne nous concernent nullement même s'ils sont, comme Brecht, progressistes, lucides, éclairés, éclairants.</i>"<br />
<br />
Edward Saïd fait globalement le même constat que Frantz Fanon et Ali Shariati quant à la domination idéologico-culturelle qu'exerce l'Occident sur les autres cultures. Selon lui le capitalisme est directement responsable de la domination idéologico-culturelle de l'Occident et, de fait, de l'aliénation des intellectuels du Sud. “<i>L’économie de marché occidentale, tournée vers la consommation, a produit (et continue à produire à une vitesse accélérée) une classe instruite dont la fonction intellectuelle est dirigé de façon à satisfaire les besoins du marché. L’accent est mis, très évidemment, sur les études d’ingénieur, de commerce et d’économie ; mais l’intelligentsia se fait elle-même l’auxiliaire de ce qu’elle considère comme les principales tendances qui ressortent en Occident. Le rôle qui lui a été prescrit est celui de “moderniser”, ce qui veut dire qu’elle accorde légitimité et autorité à des idées concernant la modernisation, le progrès et la culture qu’elle reçoit en majeur partie des Etats-Unis”. </i>Edward Saïd de conclure que<i> “s’il y a un acquiescement intellectuel aux images et aux doctrines de l’orientalisme, celui-ci est aussi puissamment renforcé par les échanges économiques, politiques et culturels ; bref, l’Orient moderne participe à sa propre orientalisation.</i>”<br />
<br />
Ces intellectuels qui participent à l'orientalisation de l'Orient moderne, sont incapables de produire les réponses idéologico-culturelles dont le monde arabo-islamique contemporain à besoin pour se défendre contre l'impérialisme occidental en général et l’impérialisme américain en particulier. Pire, ils participent objectivement au renforcement de cet impérialisme en agissant comme ses représentant locaux. Selon Edward Saïd, "<i>on peut très bien compter cette adaptation de la classe intellectuelle au nouvel impérialisme comme un triomphe de l’orientalisme. Le monde arabe est aujourd’hui un satellite des Etats-Unis du point de vue intellectuel, politique et culturel"</i>. Saïd poursuit en évoquant la formation de ces jeunes intellectuels dans les universités occidentales et le caractère aliénant de ce type de formation. Les formations ressues seront, selon lui, un outil majeur de reproduction des rapports de domination culturelle dans les pays d'origines de ces étudiants et de renforcement de l'orientalisme en Occident même. Selon l'intellectuel palestinien, "<i>les étudiants (et les professeurs orientaux) souhaitent toujours s'asseoir aux pieds des orientalistes américains, avant de répéter devant un public local les clichés que j’ai décrits comme des dogmes de l’orientalisme. Avec un système de reproduction comme celui-ci, il est inévitable que le savant oriental se serve de sa formation américaine pour se sentir supérieur à ses compatriotes, du fait qu’il est capable de maîtriser le système orientaliste ; dans ses relations avec ses supérieurs, les orientalistes européens ou américains, il ne sera qu’un “informateur indigène”. Et c’est bien en cela que consiste son rôle en Occident, s’il a la chance d’y rester une fois ses études terminées."</i><br />
<br />
Finalement pour Edward Saïd la décolonisation et les différentes luttes anti-impérialistes qui ont eu lieu depuis un siècle dans le monde arabo-islamique et dans l'ensemble des pays du Sud n'ont pas bouleversé les structures fondamentales de la domination occidentale. Selon lui, "<i>Deux facteurs rendent le triomphe de l’orientalisme encore plus évident. Dans la mesure où l’on peut généraliser, les tendances de la culture contemporaine du Proche-Orient suivent des modèles européens et américains. Quand Taha Hussein disait, en 1936 de la culture arabe moderne qu’elle était européenne, et non pas orientale, il ne faisait qu’enregistrer l’identité de l’élite naturelle égyptienne, dont il était un membre distingué. Il en est de même de l’élite arabe d’aujourd’hui, bien que le puissant courant des idées anti-impérialistes du tiers monde qui ont saisi la région, depuis les années 1950, ait émoussé le tranchant occidental de la culture dominante." </i>Ce suivisme de la culture du Proche-Orient contemporain, et au-delà de l’ensemble des pays du Sud, vis à vis de l'Occident est le stigmate même de l'aliénation contre laquelle l’intellectuel avide d'émancipation face à la culture dominante devra se défaire dans la lutte idéologico-culturelle.<br />
<br />
Comme nous venons de le voir, ces trois intellectuels, dont nous allons étudier les positions, ont joué un rôle particulièrement important dans la lutte idéologico-culturelle menée par les peuples et les cultures dominés dans le monde colonial et post-colonial. Tous trois peuvent être considérés comme des références de la lutte idéologico-culturelle en pays colonisés.<br />
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<b>Youcef Girard</b><br />
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Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-47604279345840805402016-02-13T14:27:00.001+01:002016-02-13T14:28:30.171+01:00Cet obscur désir de protéger la nation<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgXRFlZFxgYyIBtJZnCn40ZAiZvGmRrTXE9R2VYcBES627ooVxOOcs-iypyzaKs8eXPDR03e1tvu7lXl7LACvbyBoCsBFAAwvRQeDa4yGjBBKSWLvh-xc2v2WuCQ9CfDeTlI8pk/s1600/premier-tour-des-presidentielles-de-gaulle-contre-mitterrandsuffrage-universel_pics_500-.png" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="252" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgXRFlZFxgYyIBtJZnCn40ZAiZvGmRrTXE9R2VYcBES627ooVxOOcs-iypyzaKs8eXPDR03e1tvu7lXl7LACvbyBoCsBFAAwvRQeDa4yGjBBKSWLvh-xc2v2WuCQ9CfDeTlI8pk/s320/premier-tour-des-presidentielles-de-gaulle-contre-mitterrandsuffrage-universel_pics_500-.png" width="320" /></a></div>
Se prévalant d’un état d’urgence en voie de constitutionnalisation, un gouvernement socialiste qui n’en est plus à un reniement près, vient d’infliger un nouveau camouflet aux citoyens de seconde zone qui ont pourtant contribué à son élection. Alors qu’ils demandaient depuis 30 ans le droit de vote des étrangers, pour affirmer la dignité de leurs parents, il leur est répondu par la gifle cinglante de la déchéance de nationalité. Ce que le congrès ne pouvait pas pour la première réforme – faute parait-il de majorité constitutionnelle - il le pourrait pour l’autre, car la protection de la nation l’exigerait. Et la cible en est toute trouvée : les nouveaux français. Disposant de l’avantage indu d’une double nationalité mêlant une France exigeant une loyauté sans faille, à des États avec lesquels elle s’acoquine pourtant sans entrave, voilà qu’il leur faut supporter le fardeau d’une nouvelle infamie née de la suspicion entretenue à leur encontre en raison de leurs noms imprononçables et de leur identité trouble, et ce quels que soient les actes dont ils se seront rendu responsables.<br />
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Désormais, Hollande et Valls cèdent sans restriction aux désirs les plus fous de certains droitiers haineux et d’une extrême droite qui n’a même plus besoin d’être élue pour faire appliquer son programme : on frémit. Que ces deux futurs candidats socialistes à la présidentielle obtempèrent devant des injonctions qu’ils dénonçaient naguère n’est que la suite logique de la dédiabolisation d’une pensée fascisante qu’ils alimentent de fait, tout en s’en défendant la main sur le cœur : on s’inquiète. Que cela trahisse les manières brouillonnes d’un gouvernement contraint à une improvisation hasardeuse, qu’il a fallu faire tenir d’aplomb une fois le coup parti, quand il ne cède pas à l’opportunisme, ne doit plus divertir de l’essentiel : répliquer au dernier camouflet infligé par un pouvoir à la dérive aux citoyens dont les allégeances multiples ou les convictions radicales en font des ennemis de l’intérieur.<br />
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Cette punition collective prend la forme d’un vertigineux empilement entre état d’urgence, assignations à résidences, dont certaines viennent d’être cassées par le Conseil d’état, déchéance de nationalité pour crimes et délits liés à des actes de terrorisme, et extension du permis de tuer grâce à l’état de nécessité qui supplante la légitime défense. Cet emballement sécuritaire constitue la dernière diversion hasardeuse de gouvernants égarés dans un champ politique miné par leurs soins. Recours exhumés des régimes d’exception de Vichy et de la guerre d’Algérie, ils sont triturés par des apprentis sorciers pour ficeler sur un coin de table une mesure qui certes frappe les imaginations et met la sphère médiatique en émoi mais n’en dénote pas moins une parfaite irresponsabilité. À pratiquer la surenchère, entre refus du bout des lèvres de l’amalgame et vieux réflexe de désignation des coupables, l’appareil d’état aggrave la désorientation qui l’entrave depuis des décennies. Or, prétendre protéger la nation en désignant lesdits bi-nationaux à la suspicion, parce qu’ils seraient le puit sans fond du terroriste de demain, c’est professer ce que l’on se défend de faire. Et, plus insidieux encore, c’est occuper l’esprit et la vie de ces citoyens, bouc émissaires commodes en les contraignant à constamment se défendre du soupçon qui pèse sur eux plutôt que de continuer à être ce qu’ils et elles sont déjà : les citoyens ordinaires d’un pays qui peinent à les accepter pour tels et leur jette constamment à la figure racisme et discrimination. À ce degré d’acharnement, la pathologie n’est plus du côté que l’on croit.<br />
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Or qu’on ne s’y trompe pas, l’indignité de la mesure de déchéance ne réside pas dans le fait qu’elle ne sera pas dissuasive maintenant ni édifiante lorsqu’elle sera peut-être mise en œuvre au terme de longues peines. Elle procède de l’effet d’amalgame immédiat et redoutable qui est dénoncé à l’envi et pratiqué sans entrave. Lesdits bi-nationaux sont dès à présent dans le viseur des censeurs et inquisiteurs de tous poils. La déchéance vient entériner un état de fait qui deviendra donc un état de droit au nom de la protection d’une nation contre une partie de ses citoyens jugés a priori indignes en raison de ce qu’ils sont. Leur déchéance est déjà à l’œuvre collectivement parce qu’il est prouvé depuis longtemps et sans que cela inquiète quiconque que leur vie ne vaut rien et qu’elle est donc suspendue à l’arbitraire d’abus de pouvoir au point de la supprimer en toute impunité. L’obscénité d’un ordre politique injuste et inégalitaire réside dans ces pratiques qui ont lieu sous nos yeux.<br />
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La déchéance des bi-nationaux est anticipée par les délits de faciès, les dénis de droit, les vexations, humiliations et intimidations qui font le lit des discriminations routinisées de l’administration et des institutions, devenues une mauvaise habitude presque inextirpable. Le racisme systémique trouve à s’exprimer sans que quiconque ne cille devant l’outrage fait à la dignité des personnes et au droit commun. C’est ainsi que la victime est tenue pour coupable de ce qui lui arrive, fusse la mort. Aux assises de Bobigny le 15 janvier 2016, le verdict acquittant le policier ayant tué d’une balle dans le dos Amine Bentounsi vient d’en faire la démonstration implacable. Ainsi le racisme s’est mué en une vertu patriotique que l’on s’arrache sur le marché d’une morale ethniquement pure et est prônée au plus haut niveau de l’état lorsque la justice disculpe des policiers déviants et incompétents. Avec le verdict attendu dix ans du procès des policiers mis en cause dans la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, la preuve est faite que la déchéance d’humanité de certains membres de la société française est déjà à l’œuvre, ouvrant la voie à la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité, ravalée à une simple formalité. Si cet inutile excès de zèle de l’exécutif ne vise pas les nouveaux français d’ascendance migrante et coloniale, qui donc vise-t-il ? Car, ils et elles n’ont aucun mal à se reconnaître les destinataires de cet ultime camouflet.<br />
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En renforçant la légitimité de pratiques d’exception faites pour des temps exceptionnels, qu’ils réactivent face à une menace terroriste opportunément agitée par ses meilleurs porte-voix, Hollande et Valls se trompent d’époque et se fourvoient sur la méthode. Il n’y a plus de légitimité à maintenir un quelconque empire, fut-il économique et énergétique : le silence imposé lors de la cop 21, en recourant à l’assignation à résidence le rappelle éloquemment. Il feint d’ignorer le fait que ses décisions, relayées par un Valls apparemment aux ordres, entrave le mouvement de larges segments de la société française, pas seulement à gauche, vers une société plus juste et plus égalitaire, plus soucieuse de rapports responsables aux peuples pris sous le feu de guerres impériales qui sèment un chaos persistant. Sans imagination, ni clairvoyance, en policier bureaucrate élu qu’il accepte de devenir, il entend administrer la répression contre le confortable ennemi de l’intérieur dont la France s’est dotée tout en promouvant sans relâche à l’extérieur une civilisation supposée irréprochable. En cela, il s’inscrit fidèlement dans une généalogie visant à défigurer toujours plus, s’il en était besoin, une constitution à bout de souffle et s’acharne sur celles et ceux qui en incarnent la part refoulée. Ainsi ce serait contre la présence définitive d’un refoulé colonial rappelé par ces bi-nationaux que s’exprimerait par la voie constitutionnelle cet autre refoulé fascisant.<br />
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Depuis longtemps déjà, l’assignation à résidence des arabes, noirs et musulman-e-s n’exige pas l’état d’urgence réactivé par les attaques du 13 novembre, car les contrôles en tout genre vont bon train. Pourtant, instauré en 1955, sévissant durant toute la guerre d’Algérie, exhumé pour mater d’autres « événements » en Nouvelle-Calédonie en 1985, puis brandi en 2005 comme une punition de 3 semaines face aux gesticulations d’une jeunesse populaire mal élevée, l’état d’urgence est en passe d’être perfectionné dans sa mécanique répressive par l’adjonction à l’assignation à résidence d’une déchéance de nationalité à large spectre. Déchoir un peu plus ceux qui sont déjà pris dans l’étau de la suspicion, prisonniers de leur corps, étranger quoi qu’ils fassent, c’est le sort qu’entend leur réserver un état devenu policier. Car si cette loi n’est censée s’appliquer qu’à des cas extrêmes, nous dit-on, il est aisé de mesurer l’ampleur de l’opprobre que son adoption jettera encore plus sur de vastes groupes de français selon leur faciès, leur nom et leur origine, religion, réelles ou supposées. Et d’anticiper le déchainement de haine ainsi autorisée à s’exprimer toujours plus.<br />
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Pour comprendre, sans excuser, les ressorts qui motivent ses instigateurs, remontons jusqu’aux sources de la mécanique totalitaire à laquelle Hollande et Valls cèdent sans discernement. Ils gisent dans le passé qui a forgé leur vocation politique et semblent se retourner contre eux pour leur sauter à la gorge.<br />
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En cédant à de basses manœuvres politiciennes sans en apercevoir les conséquences massives, Hollande est hanté - à son insu ? - par le spectre de personnages qui ont fait en leur temps des concessions à un état autoritaire aux relents putschistes, dont les vestiges sont consignés dans la constitution de la 5ème république, à laquelle il entend apporter sa marque. Voulue et pensée par et pour un seul homme, le général de Gaulle, cette constitution a fourni le cadre d’accomplissement de son dessein : liquider l’empire français sous la forme d’un état colonial pour mieux le reconfigurer dans les contours actuels, notamment de la françafrique, et mettre fin à ce qu’il a bien compris être une guerre d’indépendance en Algérie. Avant son retour, un certain Mitterrand avait tout autorisé et avalisé, y compris la torture, pour venir à bout des rebelles et mater l’insurrection algérienne. Les héritiers de cette lutte émancipatrice, qui un jour coexisteront avec « la génération Mitterrand », savaient tout de ses compromissions et convictions inflexibles qu’il n’a jamais reniées. Ce sont ces deux spectres emblématiques du passé amnistié de la France impériale et coloniale qui hantent un Hollande à la peine, s’efforçant, comme son prédécesseur préconisant la déchéance de nationalité à Grenoble dans un discours romophobe en diable, d’enfiler le costume trop grand pour lui du chef de guerre, du corps du roi, n’en révélant que mieux la pauvre défroque.<br />
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Hanté par d’autres fantômes, Valls a livré son interprétation du monde exposé à la terreur lorsqu’au lendemain du congrès de Versailles du 16 novembre 2015, il s’est appuyé sur l’exemple du Royaume-Uni thatchérien réprimant l’IRA et de l’Espagne franquiste criminalisant l’ETA pour justifier qu’il ne serait pas possible de déjouer tous les attentats et d’assurer une complète sécurité à tous les français, sauf si... Passée inaperçue dans le torrent de déclarations et de commentaires, cette référence à des états qui n’avaient rien de démocratique et tout de policier dont l’un fut le théâtre de sa jeunesse ne laisse pas d’étonner, même s’il a tenté récemment de l’édulcorer. Un éclairage oblique de cet argument équivoque nous est offert par <i>Cet obscur objet du désir</i> de Luis Buñuel, dont l’intrigue sexuelle nouée par la perversité de personnages bifaces était rythmée, comme en contrepoint, par l’explosion de bombes à la lisière de ce monde convaincu de son bon droit et saturé par une insatiable quête de jouissance. <i>Hunger</i> de Steve McQueen complète le tableau en nous rappelant le prix élevé que toute répression prélève sur le corps de celui qui est désigné comme l’ennemi sans que cela ne fasse ciller quiconque. Comme l’indique des sondages favorables au tour d’écrou qui vient, l’indifférence s’installe imperceptiblement face à l’extension des multiples formes de la violence d’état croyant répondre à l’extrémisme violent.<br />
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Ainsi Hollande comme Valls manifestent les signes d’une dépendance à l’égard d’un passé trouble qui les habite et semble parler par leur voix, comme s’ils ne pouvaient en réprimer les secousses les plus profondes. Pour des motifs propres à la biographie de chacun et à leurs mobiles secrets, le spectre du totalitarisme fraie insidieusement sa voie dans les esprits confus du tandem socialiste qui nous gouverne. La reprise en main autoritaire restée tapie en leur for intérieur, trouvant sans mal à s’y lover, attendant le moment de frapper, vient de vaincre leur réticence d’honnête homme de gauche, tels qu’ils se plaisent à se voir. L’état d’urgence, la déchéance de nationalité et l’arsenal législatif annoncé tout comme leurs probables dommages collatéraux le démontrent. Tout cela parce qu’ils seraient animés par un obscur désir de protéger la nation.<br />
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Les masques sont tombés et révèlent le sinistre visage d’un nationalisme militarisé et grimaçant dont le rictus raciste rappelle des périodes sombres qu’on pensait remisées dans le passé, définitivement. Reste à les y renvoyer.<br />
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En marchant sur Versailles ?<br />
<a href="http://www.politis.fr/articles/2016/02/cet-obscur-desir-de-proteger-la-nation-34088/"><br /></a>
<b><a href="http://www.politis.fr/articles/2016/02/cet-obscur-desir-de-proteger-la-nation-34088/">Nacira Guénif</a></b>Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-91641182419510332222015-12-19T13:42:00.005+01:002016-11-16T13:06:15.051+01:00Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg-RhDUBI9JcBIqrym4gjW9ssekomvfdNC_28mq5SadX5jL3w_R7lJtS9nnvbSBv0TyEoMolye-VUusFhN37-3n96s8er7B67Dqmr82FER2R2WQOzDTPS8avCzcb5slTZGnaCcf/s1600/2003-fn.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="215" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg-RhDUBI9JcBIqrym4gjW9ssekomvfdNC_28mq5SadX5jL3w_R7lJtS9nnvbSBv0TyEoMolye-VUusFhN37-3n96s8er7B67Dqmr82FER2R2WQOzDTPS8avCzcb5slTZGnaCcf/s320/2003-fn.jpg" width="320" /></a></div>
La diffusion des idées racistes en France semble être aujourd'hui une priorité nationale Les racistes s'y emploient, ce qui est la moindre des choses. Mais l'effort des propagandistes d'une idée a des limites, en un temps où l'on se méfie des idées, et il a souvent besoin pour les dépasser, du concours de ses adversaires. Là est l'aspect remarquable de la situation française : hommes politiques, journalistes et experts en tout genre ont su trouver ces dernières années des manières assez efficaces de faire servir leur antiracisme à une propagation plus intense des idées racistes. Aussi bien toutes les règles énoncées ici sont-elles déjà employées. Mais elles le sont souvent d'une manière empirique et anarchique, sans claire conscience de leur portée. Il a donc paru souhaitable, afin d'assurer leur efficacité maximale, de les présenter à leurs utilisateurs potentiels sous une forme explicite et systématique.<br />
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Règle 1. - Relevez quotidiennement les propos racistes et donnez-leur le maximum de publicité. Commentez-les abondamment, interrogez incessamment à leur propos grands de ce monde et hommes de la rue. Supposons par exemple qu'un leader raciste, s'adressant à ses troupes, laisse échapper qu'il y a chez nous beaucoup de chanteurs qui ont le teint basané et beaucoup de noms à consonance étrangère dans l'équipe de France de football. Vous pourriez considérer que cette information n'est vraiment pas un scoop et qu'il est banal, au surplus, qu'un raciste, parlant à des racistes, leur tienne des propos racistes. Cette attitude aurait une double conséquence fâcheuse : premièrement vous omettriez ainsi de manifester votre vigilance de tous les instants face à la diffusion des idées racistes ; deuxièmement, ces idées elles-mêmes se diffuseraient moins. Or l'important est qu'on en parle toujours, qu'elles fixent le cadre permanent de ce qu'on voit et de ce qu'on entend. Une idéologie, ce n'est pas d'abord des thèses, mais des évidences sensibles. Il n'est pas nécessaire que nous approuvions les idées des racistes.<br />
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Il suffit que nous voyions sans cesse ce qu'ils nous font voir, que nous parlions sans cesse de ce dont ils nous parlent, qu'en refusant leurs « idées » nous acceptions le donné qu'elles nous imposent.<br />
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Règle 2. - N'omettez jamais d'accompagner chacune de ces divulgations de votre indignation la plus vive. Cette règle est très importante à bien comprendre. Il s'agit d'assurer un triple effet : premièrement, les idées racistes doivent être banalisées par leur diffusion incessante ; deuxièmement, elles doivent être constamment dénoncées pour conserver en même temps leur pouvoir de scandale et d'attraction ; troisièmement , cette dénonciation doit elle-même apparaître comme une diabolisation, qui reproche aux racistes de dire ce qui est pourtant une banale évidence. Reprenons notre exemple : vous pourriez considérer comme anodin le besoin où est M. Le Pen de faire remarquer ce que tout le monde voit à l’œil nu, que le gardien de l'équipe de France a la peau bien noire. Vous manqueriez ainsi l'effet essentiel : prouver qu'on fait aux racistes un crime de dire une chose que tout le monde voit à l’œil nu.<br />
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Règle 3. - Répétez en toutes circonstances : il y a un problème des immigrés qu'il faut régler si on veut enrayer le racisme. Les racistes ne vous en demandent pas plus : reconnaître que leur problème est bien un problème et « le » problème. Des problèmes avec des gens qui ont en commun d'avoir la peau colorée et de venir des anciennes colonies françaises, il y en a en effet beaucoup. Mais tout cela ne fait pas un problème immigrés, pour la simple raison qu' « immigré » est une notion floue qui recouvre des catégories hétérogènes, dont beaucoup de Français, nés en France de parents français. Demander qu'on règle par des mesures juridiques et politiques le « problème des immigrés » est demander une chose parfaitement impossible. Mais, en le faisant, premièrement, on donne consistance à la figure indéfinissable de l'indésirable, deuxièmement, on démontre qu'on est incapable de rien faire contre cet indésirable et que les racistes seuls proposent des solutions.<br />
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Règle 4. - Insistez bien sur l'idée que le racisme a lui-même une base objective, qu'il est l'effet de la crise et du chômage et qu'on ne peut le supprimer qu'en les supprimant. Vous lui donnez ainsi une légitimité scientifique. Et comme le chômage est maintenant une exigence structurelle de la bonne marche de nos économies, la conclusion s'en tire tout naturellement : si on ne peut supprimer la cause « profonde » du racisme, la seule chose à faire est de lui supprimer sa cause occasionnelle en renvoyant les immigrés chez eux par des lois racistes sereines et objectives. Si un esprit superficiel vous objecte que divers pays ayant des taux de chômage voisins n'ont pas de débordements racistes comme chez nous, invitez-le à chercher ce qui peut bien différencier ces pays du nôtre. La réponse va de soi : c'est qu'ils n'ont pas comme nous trop d'immigrés.<br />
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Règle 5. - Ajoutez que le racisme est le fait des couches sociales fragilisées par la modernisation économique, des attardés du progrès, des « petits Blancs », etc. Cette règle complète la précédente. Elle a l'avantage supplémentaire de montrer que les antiracistes ont, pour stigmatiser les « arriérés » du racisme, les mêmes réflexes que ceux-ci à l'égard des « races inférieures » et de conforter ainsi ces « arriérés » dans leur double mépris pour les races inférieures et pour les antiracistes des beaux quartiers qui prétendent leur faire la leçon.<br />
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Règle 6. - Appelez au consensus de tous les hommes politiques responsables contre les propos racistes. Invitez sans trêve les hommes du pouvoir à s'en démarquer absolument. Il importe en effet que ces politiciens reçoivent le brevet d'antiracisme qui leur permettra d'appliquer avec fermeté et d'améliorer, si besoin est, les lois racistes destinées, bien sûr, à enrayer le racisme. Il importe aussi que l'extrême droite raciste apparaisse comme la seule force conséquente et qui ose dire tout haut ce que les autres pensent tout bas ou proposer franchement ce qu'ils font honteusement. Il importe enfin qu'elle apparaisse être, pour cela seul, victime de la conjuration de tous les gens en place.<br />
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Règle 7. - Demandez des nouvelles lois antiracistes qui permettent de sanctionner l'intention même d'exciter au racisme, un mode de scrutin qui empêche l'extrême droite d'avoir des sièges au Parlement et toutes mesures du même ordre. D'abord, des lois répressives peuvent toujours resservir. Ensuite, vous prouverez que votre légalité républicaine se plie à toutes les commodités des circonstances. Enfin, vous consacrerez les racistes dans leur rôle de martyrs de la vérité, réprimés pour délit d'opinion par des gens qui font les lois à leur convenance.<br />
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Il s'agit, en bref, d'aider la diffusion du racisme de trois manières : en divulguant au maximum sa vision du monde, en lui donnant la palme du martyre, en montrant que seul le racisme propre peut nous préserver du racisme sale. On s'emploie déjà, avec des succès appréciables, à cette triple tâche. Mais, avec de la méthode, on peut toujours faire mieux.<br />
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<b>Jacques Rancière </b><br />
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<iframe allowfullscreen="true" frameborder="0" height="362" hspace="0" marginheight="0" marginwidth="0" mozallowfullscreen="true" scrolling="no" src="https://www.ultimedia.com/deliver/generic/iframe/mdtk/01435628/src/5pxxfv/zone/1/showtitle/1/" vspace="0" webkitallowfullscreen="true" width="645"></iframe>Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-1306310803334491802015-11-22T19:30:00.002+01:002015-11-23T16:31:35.247+01:00L’unification du monde par le sang<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj3R0wRg5Un8oalLjoETFh7uSYFDu2s9hHalaJOeOAxn_bZddCIR7geEEv9bUEECzGZGCSvsLIp1jqRK_oPI4JCkiozoCdXPPASONITHYe2_huz9m0xkmRjDGqdec5YUroZipOu/s1600/ron_blood_002.png" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj3R0wRg5Un8oalLjoETFh7uSYFDu2s9hHalaJOeOAxn_bZddCIR7geEEv9bUEECzGZGCSvsLIp1jqRK_oPI4JCkiozoCdXPPASONITHYe2_huz9m0xkmRjDGqdec5YUroZipOu/s320/ron_blood_002.png" width="232" /></a></div>
Abou Bakr al-Baghdadi a réussi à unifier le monde. Par le sang. De Beyrouth à Paris, les « kamikazes » de l’« État islamique » ont accompli un effroyable chaos insurpassable de tueries et de haine et les héritiers d’Al-Qaïda ont montré que le sanglant processus initié par les attentats du 11 septembre 2001 était en réalité un projet gigantesque capable de s’adapter aux circonstances tout en conservant sa constante fondamentale, à savoir la mission, pour reprendre l’expression du prédicateur Abou Bakr Al-Nâjî (l’un des grands théoriciens de « Dâ‘esh »), consistant à « <a href="http://kurultay.fr/blog/?p=187">administrer la sauvagerie </a>».<br />
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L’ « administration de la sauvagerie » : ça n’est pas un chef d’accusation. Non : c’est le titre qu’ont peaufiné les théoriciens de Dâ‘esh pour présenter la vision qu’ils ont du monde. L’idée de « sauvagerie » fait partie de la « loi du sang » qui est la loi en vigueur dans cette armée islamiste qui rassemble des hommes et des femmes provenant de toutes sortes de nations et dont le but est de remettre à l’ordre du jour le califat islamique dans le style d’un Ibn Taymiyya ou d’un Muhammad Ibn Abdal-Wahhâb (fondateur du wahhabisme, ndt) et d’instituer un État du sang, de la sauvagerie et de la tyrannie.<br />
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Le monde entier est pour lui un champ de bataille et tout est permis dans ses règles d’engagement des combats sans aucune sorte de restriction. Les prisonniers sont exécutés, leurs épouses et leurs enfants sont réduits en esclavage. La caméra devient une arme permettant de diffuser des scènes de sauvagerie surclassant et de très loin l’imagination du post-modernisme en matière visuelle, l’on y voit des gens sous les couteaux de coupeurs de têtes qui ne font aucune distinction entre civils et militaires. Tous les lieux conviennent pour verser le sang : les rues, les marchés, les théâtres, les mosquées, etc.<br />
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Dâ‘esh a unifié le monde avec le sang de ses victimes. Mais le monde est impuissant et il ne désire pas unifier sa confrontation avec la sauvagerie daeshienne. La confrontation imbécile qu’ont inventée les États-Unis , lorsqu’une inspiration colonialiste perverse avait amené Bush à envahir l’Irak, était une confrontation entre deux sauvageries, c’est la raison pour laquelle il était naturel que la plus jeune de ces deux sauvageries, qui de plus se bat sur son propre terrain, soit (aujourd’hui) quasi victorieuse.<br />
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Mais, allez-vous sans doute me demander : pourquoi le monde ne se serre-t-il pas les coudes ? Pourquoi ne s’unifie-t-il pas ?<br />
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C’est une histoire qui a quelque chose à voir avec la sauvagerie du capitalisme, la convoitise colonialiste et la compétition autour de la partition du monde arabe.<br />
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Cette question n’est pas adressée au monde, c’est-à-dire à l’Occident et à la Russie, mais bien au monde arabe qui perd son sang et qui est accablé par l’oppression et la tyrannie.<br />
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C’est notre question à nous, et c’est nous qui devons y répondre les premiers, avant de demander une solidarité internationale qui est impossible dans les circonstances politiques internationales actuelles.<br />
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L’attentat sauvage perpétré à Burj Al-Barajné le jeudi 12 novembre a été « complété » par une opération barbare à Paris au soir du lendemain. Deux actes barbares qu’il convient de condamner sans aucune hésitation et sans la moindre réserve. Mais en dépit de la douleur, de la colère et de la stupéfaction, en France, il faut que nous appelions un chat « un chat » : cet attentat n’était pas dirigé seulement contre Paris, mais bien en tout premier lieu contre les Arabes et contre les musulmans. Non pas seulement parce qu’il porte atteinte à leur image dans le monde, mais aussi parce qu’il expose la communauté arabe de France à de une épreuve considérable et parce qu’il contribue à faire monter le discours de droite fascisant en Europe. Le premier objectif des fous de mort de Dâ‘esh, c’est de nous tuer, nous (les Arabes et les musulmans), de nous contraindre à l’isolement et d’écraser la vie qui est en nous.<br />
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La question est donc arabe et nous devons rechercher une réponse rationnelle qui nous habilite à mener le combat contre ce danger absolu qui veut éradiquer nos sociétés.<br />
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Les réponses qui sont apportées aujourd’hui sont insuffisantes et impuissantes. Pire : elles servent, au final, les intérêts du terrorisme.<br />
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La réponse communautariste n’est pas une réponse. En effet, le terreau sur lequel s’est développé Dâ‘esh en Irak était celui de la réponse stupidement communautariste apportée par le gouvernement de sinistre mémoire dirigé par Al-Maliki. Le fondamentalisme sunnite ne saurait être combattu en lui opposant un fondamentalisme chiite. La collision entre ces deux fondamentalismes a conduit nos sociétés à la folie, faisant de nous les otages de forces régionales et internationales. Lever contre Dâ‘esh des armes communautaires, c’est tomber dans un daeshisme à l’envers et cela ne fait que conforter et justifier la pensée fondamentaliste.<br />
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Quant à la réponse par la tyrannie, c’est une recette assurée de la daeshisation de toute chose. Le choix n’est pas entre Assad et Dâ‘esh : l’un et l’autre sont des monstres et les deux sont des machines de destruction. Sans la tyrannie et sa prise d’appui sur les structures communautaires tant en Irak qu’en Syrie du temps du parti Baath, Dâ‘esh n’aurait pas pu s’étendre et devenir capable d’édifier une organisation suscitant la terreur et à la discipline de fer. Toute proposition de coalition à laquelle la tyrannie participerait et toute tentative de présenter la soldatesque sous les jours d’une « alternative » à Dâ‘esh ne feraient qu’accentuer la daeshisation de nos sociétés et à faire de guerres civiles de véritables modes de vie.<br />
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Notre silence sur les collusions avec les monarchies du pétrole et du gaz qui exercent leur hégémonie sur les médias arabes et tentent de s’emparer de la culture arabe par leurs valeurs réactionnaires et leur diffusion de l’obscurantisme religieux est la traduction du fait que nous sommes restés incapables d’affronter cette obscurité. L’obscurantisme fondamentaliste ne saurait être notre allié dans cette bataille, puisqu’il est même, au contraire, la couveuse de la folie noire et l’une des sources de sa force et de son financement. Oussama Ben Laden est issu du sein de ce fondamentalisme, il est le porte-parole authentique de son projet qui est devenu la proie de la corruption après s’être transformé en appareil d’état. De la même manière, le fondamentalisme adverse qui gouverne l’Iran n’est guère en meilleur état. La tentative de renouer avec les sources de la religion (islamique) au moyen d’exégèses réactionnaires contemporaines constitue l’essence du problème.<br />
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Les réponses (au terrorisme) majoritairement apportées en Egypte, en Syrie, en Irak et au Liban n’en sont pas et elles ne permettront pas à ceux qui les formulent de vaincre Dâ‘esh. En effet la guerre qui nous est imposée requiert des conditions qui diffèrent radicalement de cette réalité qui se décompose avec nous et qui contamine tout.
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Le premier problème c’est le fait que cette folie nous a fait perdre notre mémoire et qu’elle nous a fait oublier le combat féroce qui s’était déroulé dans les années 1960 entre le Congrès islamique dirigé par l’Arabie saoudite et le mouvement nationaliste arabe dirigé par l’Égypte nassérienne.<br />
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La mémoire, ça n’est pas la nostalgie ni l’aspiration à l’époque de Nasser avec ses erreurs et ses péchés de tyrannie. Mais nous devons ne pas oublier que Nasser n’a pas été défait par les fondamentalistes, mais par Israël et ses alliés étatsuniens, et que cette folie a commencé par une alliance avec les États-Unis dans la dernière phase de la guerre froide.
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Cette analyse ne débouche pas sur le désespoir, mais sur l’après-désespoir. En effet, il est clair que les forces démocratiques et laïques ont été chassées de l’équation et qu’elles sont aujourd’hui dans un état de complète déréliction, et que donc compter sur un réveil soudain s’est terminé de manière mélodramatique avec le coup d’état militaire en Égypte, qui a surfé sur le refus populaire du pouvoir des « Frères » pour en finir avec la Révolution de janvier.<br />
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Ce qui viendra, après le désespoir, c’est notre volonté de recommencer, modestement et en tenant compte des leçons de nos erreurs et en ayant la sagesse de ne pas réitérer les mêmes erreurs.<br />
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Le début sera difficile, mais pas impossible. Et nous en avons vu des prémices au Liban au travers du mouvement populaire et jeune face à la crise des ordures. Nous assistons aujourd’hui à une ouverture de l’horizon avec le soulèvement en Palestine. Certes, les ordures encombrent encore les rues et la sauvagerie de l’occupation israélienne et son projet millénariste n’ont pas été dissuadés, et ce à quoi nous assistons aujourd’hui tant au Liban qu’en Palestine est une protestation qui ne s’est pas encore mutée en opposition, mais qui comporte la possibilité de cette mutation.<br />
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Cette possibilité est un projet pour un nouveau départ qui ne commencera que lorsque nous disposerons d’une pensée nouvelle et d’une vision claire de la relation entre la liberté et la justice sociale.<br />
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Grande est notre responsabilité. Nous n’avons pas le droit d’accepter de mourir en nous taisant.<br />
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<a href="http://souriahouria.com/lunification-du-monde-par-le-sang-par-elias-khouri-traduit-de-larabe-par-marcel-charbonnier/"><b>Elias Khouri</b> </a>(traduit de l’arabe par <b>Marcel Charbonnier</b>)Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-4406276433366825502015-11-19T18:37:00.002+01:002015-11-20T01:21:14.098+01:00Pourquoi l'islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgq8J7iFkpDKD3lzOGWweVPKB0c56xGW4GZYJiB568sIxHfNWlD6D2WsWlIp3Wpo1QLu4ExSb1Iz6cCaJhDNeABZqf2LnMTRMSdL5OPCUAZGKNR5UxGNnpuixPHG12aX_T_7djn/s1600/10186157-daesh-prone-le-viol-pour-convertir-les-femmes-a-l-islam.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="213" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgq8J7iFkpDKD3lzOGWweVPKB0c56xGW4GZYJiB568sIxHfNWlD6D2WsWlIp3Wpo1QLu4ExSb1Iz6cCaJhDNeABZqf2LnMTRMSdL5OPCUAZGKNR5UxGNnpuixPHG12aX_T_7djn/s320/10186157-daesh-prone-le-viol-pour-convertir-les-femmes-a-l-islam.jpg" width="320" /></a></div>
Comme toujours après un acte de terreur islamiste, le débat public a également tourné, après le massacre dans la rédaction de Charlie Hebdo et dans le supermarché juif à Paris, autour de la question de savoir ce que « l’islam » a en effet à voir avec cela. Toutefois, au niveau politique officiel et dans les mass media, cette question fut, cette fois, posée avec beaucoup moins d’agressivité que lors d’événements antérieurs. Le son de cloche dominant fut que la société ne devait pas se laisser diviser, et qu’aucun point de vue religieux ne saurait justifier la violence terroriste. Mais cela ressemblait plus à une manière de se rassurer. Car il est malheureusement assez clair que les actes monstrueux de Paris apportent de l’eau au moulin du fondamentalisme raciste et nationaliste qui se répand à travers toute l’Europe et qui affirme toujours plus bruyamment que l’islam serait, selon son essence, incompatible avec les valeurs de la « civilisation occidentale », et que donc les musulmans n’auraient plus rien à faire ici.<br />
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Face à cette conception ancrée jusque dans le prétendu cœur de la société, les appels à l’harmonie de la politique officielle semblent bien impuissants. Et cela ne tient pas seulement au fait que des attitudes racistes sont de toute façon largement sourdes aux arguments rationnels, mais également au cadre de référence du discours lui-même. Quand la politique gouvernementale et une grande partie des médias répondent au « choc des civilisations », propagé tout à fait ouvertement par Le Pen, Pegida et UKIP, par la revendication d’un « dialogue entre les cultures », ils reprennent tacitement à leur compte la définition du conflit de leurs adversaires. Tout comme les combattants pour la culture (<i>Kulturkämpfer</i>), ils partent de l’idée que cela résulterait du rapport entre différentes communautés religieuses et les « cultures » sur lesquelles elles se fondent. Les uns prétendent que l’islamisme en général et la terreur islamiste en particulier seraient inhérents à l’islam, pendant que les autres soutiennent qu’il s’agit là de la fausse interprétation d’une religion qui serait dans son « cœur profond » incompatible avec la violence et l’intolérance. Mais tous ceux qui s’engagent dans ce cadre de référence discursif sont déjà tombés, volontairement ou non, dans le piège du culturalisme[1].<br />
<a name='more'></a><br />
Une confrontation sérieuse avec le phénomène du fondamentalisme islamique requiert un changement de point de vue et une critique conséquente des spéculations culturalistes. Pour aller à l’essentiel, vouloir expliquer l’islamisme à partir de l’islam est à peu près aussi insensé que tenter de faire dériver le national-socialisme de l’épopée des Nibelungen ou de l’Edda poétique. Évidemment, les islamistes fanatiques se réclament avec une insistance aussi provocante que lassante du Coran et du prophète, mais en réalité ils se moquent totalement des discussions et spéculations théologiques ; pour eux, l’islam, c’est ce qu’ils en font, c’est-à-dire exactement ce qui correspond à leur besoin identitaire et subjectif. Les récits religieux transmis ne sont rien d’autre pour eux que des chiffres et des codes culturels dont ils se servent pour consolider leur statut-sujet précaire. Les islamistes sont tout sauf des religieux traditionalistes qui auraient manqué le train de la modernité ou refuseraient de sauter dedans. Il s’agit bien plus d’individus tout à fait modernes, marqués par le capitalisme, qui en tant que tels cherchent un appui dans un collectif en apparence puissant, auquel ils puissent s’identifier.<br />
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Cette soif d’identification à un sujet collectif n’a rien de nouveau. Il fait partie de l’équipement de base constitutif de l’individu moderne formaté pour la société marchande et accompagne l’histoire de la modernisation depuis le début du XIXe siècle. Cela ne peut guère surprendre. Car la gageure de devoir se rendre socialement actif comme sujet particulier isolé, toujours soucieux de défendre ses intérêts privés et de ne considérer finalement les autres membres de la société que comme des instruments pour atteindre ce but, cette gageure engendre le besoin pressant de se fondre dans une <i>communauté imaginaire</i>, au sein de laquelle cet isolement et cette instrumentalisation réciproque seraient abolis en apparence. Cette identification à un grand sujet apaise en même temps le sentiment d’impuissance devant son propre rapport à la société, qui fait face à l’individu comme contrainte collective chosifiée, car cela offre la surface de projection idéale pour des fantasmes compensatoires de toute puissance. Si au cours de l’histoire de la constitution du capitalisme ce sont en premier lieu les grands sujets classiques comme la nation, le peuple et les classes qui se sont trouvés sur le devant de la scène, ce sont pourtant les communautés religieuses qui ont depuis bien trois décennies le vent en poupe – et certainement pas seulement dans l’espace estampillé islamique mais également sous la forme du fondamentalisme protestant, des sectes évangéliques en Amérique Latine et en Afrique ou du nationalisme hindou. Au macro niveau de la société, les causes de cette « mégatendance » globale se trouvent certainement dans le déclin des grandes religions séculières de l’époque bourgeoise, avant tout du socialisme et du nationalisme. Car dans la foulée de la mondialisation engluée dans la crise, soit l’État est largement privé de son pouvoir de contrepoids régulateur face aux impératifs du marché, soit – comme dans de nombreuses régions de l’ancien tiers monde – il a été complètement broyé, tandis que dans le même temps la croyance quasi religieuse dans le progrès qui régnait au début tout comme au moment culminant du capitalisme se voit démentie tous les jours par les catastrophes écologiques de plus en plus aigues ainsi que l’exclusion sociale grandissante.<br />
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Face à cela, la fuite dans des fantasmes religieux d’au-delà apparaît à beaucoup de gens comme une issue praticable ; mais cela n’a absolument rien à voir avec un prétendu retour à des formes traditionnelles de la religiosité, même si c’est souvent interprété de cette manière. Nous avons plutôt affaire à un phénomène tout à fait moderne, que l’on peut qualifier de «<i> religionnisme </i>», justement parce qu’il prend la place des grands « ismes » qui ont marqué et déterminé l’ère bourgeoise[2]. Ce caractère fondamentalement moderne s’exprime précisément aussi dans le rapport des individus aux offres d’identité correspondantes. Leur appartenance à une communauté <i>religionniste</i> se définit uniquement à travers l’acte de volonté personnel des individus – celui-ci peut aussi avoir été effectué de manière pas forcément consciente ni rationnelle. C’est précisément à travers cet acte que les individus se manifestent comme sujets de volonté modernes. Ils ne naissent pas dans un univers présupposé de valeurs traditionnelles et religieuses déterminées, de convictions et de pratiques qu’ils s’approprient ensuite naturellement ; ils doivent plutôt se déterminer en faveur ou contre une offre d’identité précise – ou alors se refuser à cette contrainte à l’identification.<br />
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Face à la terreur islamiste, il faut donc se poser la question, non pas de ce que cela à voir avec « l’islam », mais de savoir pourquoi, parmi tous les <i>religionnismes</i> qui ont éclos et grandi au cours des dernières décennies, l’islamisme a pris la forme particulièrement agressive face aux dites valeurs occidentales et pourquoi il a fait émerger une aile terroriste aussi puissante. On ne pourra trouver une réponse à cette question que si nous l’arrachons au ciel des spéculations théologiques fumeuses pour la ramener sur le terrain de l’analyse et de la critique sociale, et si nous étudions de plus près les conditions politiques et sociales spécifiques qui ont favorisé la naissance et le déploiement de l’islamisme.<br />
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Une de ces conditions fondamentales est celle du projet de modernisation de rattrapage capitaliste de grandes parties du Proche et Moyen-Orient, un projet auquel, après la Seconde Guerre mondiale, sous les auspices des luttes de libération nationale, du socialisme et du panarabisme, étaient liés dans un premier temps de grands espoirs, pour échouer plus tard avec l’entrée en crise de l’économie mondiale dans les années 1970. Dans d’autres régions du monde également (surtout dans de grandes parties de l’Afrique et de l’Amérique Latine), cet échec a laissé place à un vide idéologique et identitaire, qui a été en partie comblé de manière<i> religionniste</i> (surtout sous la forme de sectes évangéliques). Dans les pays marqués par l’islam, par contre, une forme spécifique du <i>religionnisme</i> s’est développée, qui fut en mesure, sur le fond de son exigence universaliste (rapport à l’<i>Oumma</i> globale), de nouer un lien social très fort, et à se substituer aux désavouées religions d’ici-bas du nationalisme et du socialisme. En lien avec cela, il y avait également la promesse d’un renouvellement de l’État, par-delà les formes décomposées des régimes laïcistes discrédités et le tracé de leurs frontières nationales, une promesse qui se fondait en outre sur le fondement juridique prétendument d’origine divine de la charia (qui peut être interprétée, toutefois, de manière tout à fait arbitraire). Ce trait politique et universaliste de l’islamisme lui conféra une force d’attraction, une capacité à opérer la synthèse et une efficacité que ne possédaient pas les religionnismes des autres parties du monde[3].<br />
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En plus, l’islamisme possédait, face à ces autres <i>religionnismes</i>, l’énorme avantage idéologique de pouvoir être mobilisé contre « l’Occident », et de ne pas seulement se consolider à travers la construction d’une représentation collective de l’ennemi, mais en outre de recueillir l’héritage du nationalisme et du socialisme, ainsi que de l’anti-impérialisme. Au niveau idéologique, c’est un avantage concurrentiel que ne possèdent pas par exemple les sectes évangéliques en Amérique Latine ou en Afrique, pas seulement parce que celles-ci ont été largement créées par des prédicateurs venant des États-Unis et d’Europe, mais en outre parce qu’elles se définissent précisément comme appartenant à ladite « communauté chrétienne mondiale ». L’islamisme, par contre, dans sa construction identitaire, put revenir aisément à la précédente hostilité ouverte historique entre « <i>Couchant</i> » et « <i>Levant</i> », qui joua un rôle constitutif lors de la formation de « <i>l’Occident</i> » et représenta, et représente toujours, une surface de projection idéale pour définir une identité collective en se distinguant de cet « autre ». Ce qui aggrava encore les choses, c’est qu’en « Occident » également cette confrontation culturaliste fut reprise avec enthousiasme, en partie pour « expliquer » la faillite de la modernisation de rattrapage, qui ne devait évidemment rien avoir affaire avec la logique interne du grandiose système capitaliste mondial qui, dans la foulée de son procès de crise fondamental, déclare « superflues » des régions entières du globe et leurs populations ; en partie, également, par simple besoin idéologique, après la fin de la guerre froide, d’affirmer sa propre identité collective à travers l’invention d’un nouvel ennemi mondial[4]. Ce n’est pas un hasard si la parution de l’écrit incendiaire paradigmatique de Samuel Huntington portant le titre programmatique du « <i>Choc des civilisations </i>» se situa dans les premières années qui suivirent l’effondrement dudit socialisme réel, qui constituait lui-même un maillon central dans le procès de faillite de la modernisation de rattrapage capitaliste (on peut d’ailleurs constater que sur le territoire de l’ancienne Union Soviétique les religionnismes, tant islamiste que russe-orthodoxe, se sont vivement épanouis).<br />
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Cette hostilité ouverte identitaire s’est vue encore renforcée par le fait que de nombreuses régions du globe habitées par des musulmans ont été particulièrement touchées par la guerre et la violence, parce qu’elles se trouvaient et se trouvent encore au centre d’intérêts géostratégiques. Cela affecta naturellement tout d’abord les réserves pétrolières, mais également, durant la guerre froide, la lutte des grandes puissances pour leurs zones d’influence, comme dans le cas de l’Afghanistan, qui a été littéralement broyé par le conflit Est-Ouest et qui est devenu par la suite l’un des points névralgiques de l’islamisme militant. S’ajouta à cela le conflit israélo-palestinien, qui a été chargé, au sein du monde arabe et de l’idéologie anti-impérialiste, d’une énorme signification symbolique largement au-delà de son véritable caractère de problème territorial limité et relativement mineur, et transformé en une surface de projection du ressentiment, dont l’islamisme recueillit également l’héritage. Sur cette question précise, on voit encore une fois très clairement que l’islamisme n’a rien à voir avec l’islam traditionnel, qui, lui, ne connaissait ni antisémitisme ni antijudaïsme ; celui-là est plutôt un produit importé de « l’Occident éclairé » qui n’a pu s’implanter dans ledit espace musulman que dans la foulée de la modernisation de rattrapage capitaliste[5].<br />
<br />
Les guerres et les guerres civiles incessantes au Proche et Moyen Orient, liées à des interventions correspondantes des grandes puissances, n’ont pas seulement contribué à déstabiliser profondément toute la région et à détruire les conditions d’un développement capitaliste et d’une intégration au sein du marché mondial à peu près cohérents, préparant ainsi le terrain pour la force de conviction des promesses de salut islamistes, mais ont en outre conduit en même temps à la brutalisation de générations, surtout de jeunes hommes, qui ont été socialisés dans un état, parfois ouvert, parfois larvé de guerre permanente, et ont intériorisé la disposition à la violence qui l’accompagne. Et cela fournit en fin de compte le cadre pour la création de personnages héroïques mythifiés, auxquels de jeunes hommes, surtout (et pas seulement en provenance des régions en question), purent et peuvent s’identifier. Comme Ben Laden avait déjà été largement fêté comme un nouveau Che Guevarra, l’État Islamique a perfectionné la mise en scène médiatique et l’héroïsation de ses atrocités. L’islamisme militant a réussi ainsi à acquérir le statut d’une culture de contestation radicale, ce qui lui fournit une énorme affluence d’adeptes venant de toute la planète, prêts à se sacrifier[6].<br />
<br />
C’est là que se révèle clairement, encore une fois, le caractère hautement moderne, et en aucune façon religieux et traditionnel, attaché à ce mouvement. Il fournit le matériau pour une construction identitaire de démarcation d’individus de part en part formatés par le capital (surtout de jeunes hommes, mais pas seulement), qui n’ont souvent pas le moindre lien familial ou culturel avec l’islam, et qui se dressent de manière régressive à travers leur « conversion » contre leur entourage. Mais, malgré le nombre important de ces « convertis », ce sont toujours des jeunes migrants avec des liens familiaux dans ledit arc de crise islamique qui constituent les groupes les plus nombreux du soutien islamiste dans les pays capitalistes du centre. Mais cela ne tient pas au fait qu’ils seraient issus d’une certaine tradition religieuse, qu’ils redécouvriraient maintenant, car cela s’explique le plus souvent par une réaction contre l’exclusion sociale et raciste[7]. Cela ne signifie pas qu’il s’agisse principalement de marginaux sans avenir qui n’auraient de toute façon plus rien à perdre. L’exclusion se déroule souvent de manière beaucoup plus subtile et elle est surtout ressentie comme particulièrement humiliante par ceux-là mêmes qui possèdent absolument les qualités personnelles pour une réussite sociale comme d’habitude définie dans la concurrence, mais n’en butent pas moins de manière renouvelée sur des barrières non directement visibles, érigées par la société majoritaire, et qui réclament beaucoup d’efforts pour être renversées. La situation est similaire dans les pays du Proche et du Moyen-Orient, où ce sont souvent les classes moyennes dépitées qui s’orientent vers l’islamisme, parce que leurs espoirs de réussite sociale ont été brisés. Ce qui est déterminant, alors, ce n’est pas le fait de savoir si quelqu’un se trouve dans une situation de « pauvreté objective », mais le sentiment subjectif de faire partie des perdants ou de se voir menacé de relégation sociale. Et ces peurs, que le système de concurrence capitaliste produit de toute manière en permanence, sont tout particulièrement attisées dans le contexte du procès de crise globale.<br />
<br />
En ce sens, il existe un point commun fondamental entre les fanatiques islamistes et leurs adversaires militants de Pegida et du Front National. Dans les deux cas, la force motrice est l’impulsion régressive d’évacuer la pression sociale produite par la crise à travers la discrimination d’un ennemi imaginaire[8]. Face à cela, on s’égare complètement en en appelant à une compréhension « interculturelle » ou « interreligieuse » ; car on n’a pas affaire ici à un conflit entre différentes « cultures », mais à une polarisation agressive entre diverses identités collectives régressives au sein même du système capitaliste mondial, une confrontation qui devient elle-même un facteur de la crise globale, en ce sens qu’elle engendre une sorte d’état de guerre permanent. Il est également vain, dans cette situation, de mettre en avant les valeurs républicaines ou démocratiques de liberté et d’égalité. Ces valeurs ont perdu depuis longtemps leur force de rayonnement parce que l’exclusion sociale et raciste, la monétarisation de tous les domaines de la vie et les incessantes campagnes étatiques de contrôle, y compris dans les démocraties occidentales, les ont vidées de leur contenu. Il est bien plutôt indispensable de trouver une nouvelle orientation émancipatrice qui vise le dépassement de la logique capitaliste et de sa subjectivité devenue insensée.<br />
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<b><a href="http://www.palim-psao.fr/2015/05/pourquoi-l-islamisme-ne-peut-pas-etre-explique-a-partir-de-la-religion-par-norbert-trenkle.html">Norbert Trenkl</a></b><br />
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<b> NOTES :</b><br />
[1] Voir Lohoff 2006.<br />
[2] Voir Lohoff 2008.<br />
[3] Voir Lewed 2008 et 2010.<br />
[4] Voir Trenkle 2008 et 2010.<br />
[5] Voir Holz 2005.<br />
[6] Voir Roy 2005.<br />
[7] Dans le compte rendu d’un colloque sur le salafisme, on peut lire, au sujet des jeunes qui se joignent à ce mouvement : « <i>Les jeunes admirent chez les prédicateurs salafistes le fait qu’ils ne se laissent pas intimider par le rejet ouvert qui les frappe. Au contraire : ils défendent ouvertement leurs points de vue et ne se laissent pas interdire la parole.</i> » La démarcation face à la génération de leurs parents, qui se comporterait, selon la perception des jeunes, de manière défensive face à une situation de marginalisation sociale et d’ascension sociale bloquée, joue également un rôle important. Le salafisme offre ici une possibilité de reprendre l’offensive, d’acquérir une capacité d’action et de vaincre ainsi de manière régressive le sentiment d’impuissance. Voir Alevitische Gemeinde [Communauté alévite] Deutschland e.V. (2013).<br />
[8] Voir Bierwirth 2015.Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-47993165275825408872015-11-15T22:48:00.000+01:002015-11-19T18:14:00.541+01:00Le retour du boomerang<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
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<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiGgTKBsV1rKM48K3VicWbX4iCrHmsIx6puJBNkvisYeusBrrgACkqLY5tNNmC0CvQaGghZ-M5FJ4o2sH21zOFO4zeOlaOgn-O4zafA75MzFid3aqLzLzK9DKf9ohr9ZquJtTXM/s1600/boomerang30_resize_.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="125" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiGgTKBsV1rKM48K3VicWbX4iCrHmsIx6puJBNkvisYeusBrrgACkqLY5tNNmC0CvQaGghZ-M5FJ4o2sH21zOFO4zeOlaOgn-O4zafA75MzFid3aqLzLzK9DKf9ohr9ZquJtTXM/s320/boomerang30_resize_.jpg" width="320" /></a></div>
Au-delà de la polémique électoralement intéressée, et assez indigne, sur les mesures de sécurité prises, ou mal prises, par le gouvernement, la classe politique, les médias, l’opinion elle-même devraient s’interroger sur leurs responsabilités de longue durée dans le désastre que nous vivons. Celui-ci est le fruit vénéneux d’un enchaînement d’erreurs que nous avons commises depuis au moins les années 1970, et que nous avons démocratiquement validées dans les urnes à intervalles réguliers.<br />
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La démission de l’Europe sur la question palestinienne, dès lors que sa diplomatie commençait là où s’arrêtaient les intérêts israéliens, a installé le sentiment d’un «deux poids deux mesures», propice à l’instrumentalisation et à la radicalisation de la rancœur antioccidentale, voire antichrétienne et antisémite. L’alliance stratégique que la France a nouée avec les pétromonarchies conservatrices du Golfe, notamment pour des raisons mercantiles, a compromis la crédibilité de son attachement à la démocratie – et ce d’autant plus que dans le même temps elle classait comme organisation terroriste le Hamas palestinien, au lendemain de sa victoire électorale incontestée. Pis, par ce partenariat, la France a cautionné, depuis les années 1980, une propagande salafiste forte de ses pétrodollars, à un moment où le démantèlement de l’aide publique au développement, dans un contexte néolibéral d’ajustement structurel, paupérisait les populations, affaiblissait l’Etat séculariste et ouvrait une voie royale à l’islamo-Welfare dans les domaines de la santé et de l’éducation en Afrique et au Moyen-Orient.<br />
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Son alliance avec les pétromonarchies arabes a aussi conduit la France à appuyer diplomatiquement et militairement la guerre d’agression de l’Irak contre l’Iran (1980-1988) et à ostraciser ce dernier, alors qu’il représente, avec la Turquie, le seul môle de stabilité étatique de la région, qui détient l’une des clefs de la résolution de la plupart de ses conflits, comme nous le découvrons aujourd’hui au Liban et en Syrie. La même désinvolture a présidé à la politique de la France à l’égard d’Ankara. Au lieu d’arrimer la Turquie à la construction européenne, Paris l’a snobée, au risque de perdre toute influence auprès d’elle, de favoriser sa «poutinisation» et de l’abandonner à ses liaisons dangereuses avec des mouvements djihadistes.<br />
<br />
Non sans cynisme, la France a joué pendant des décennies la carte de l’autoritarisme en Algérie, en Tunisie, en Egypte, en Syrie, en Irak en y voyant un gage de stabilité, en s’accommodant de la polarisation ethnoconfessionnelle sur laquelle reposaient souvent ces régimes, en espérant que les peuples se résigneraient éternellement au despotisme que l’on estimait congénital en terre d’islam, et en laissant à celui-ci le monopole de la dissidence, rendant ainsi les successions autoritaires inévitablement chaotiques. Une cocotte-minute qui explose, ce n’est jamais beau à voir.<br />
<br />
Après avoir conforté les dictatures, la France s’est lancée avec puérilité dans l’aventure démocratique sans voir à quel point les sociétés avaient été meurtries par des décennies d’assujettissement, et en sous-estimant la froide détermination des détenteurs du pouvoir. Puis, pour résoudre d’un bombardement magique les problèmes qu’elle avait contribué à envenimer au fil des ans, elle est à son tour entrée en guerre en suscitant de nouvelles inimitiés sans avoir les moyens de s’en préserver.
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Les situations inextricables de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Syrie, de la Libye ne sont que la résultante de ces erreurs de calcul, ou de ces calculs à courte vue. Sans doute annoncent-elles ce que nous réserve la restauration autoritaire en Algérie (dès 1991) et en Egypte (en 2014). A l’aveuglement et aux inconséquences, nous avons ajouté le déshonneur par le traitement que nous avons réservé aux réfugiés qui fuyaient les guerres que nous (ou nos alliés) avions déclenchées, en Libye et en Irak, et les autoritarismes que nous avions soutenus.<br />
<br />
Sur le plan intérieur, le bilan est aussi accablant. Pendant que nos politiques économiques néolibérales produisaient un chômage de masse et la désindustrialisation, nous avons restreint le débat public à des questions identitaires oiseuses en courant après l’extrême droite qui en faisait son miel électoral. Pas un homme politique – hormis peut-être Dominique Strauss-Kahn en 2006, pendant sa campagne pour les primaires du PS – n’a tenu un langage de vérité sur l’immigration depuis des lustres. Au lieu de tirer avantage de ce formidable atout que représente le biculturalisme de nombre de jeunes Français, nous avons rejeté une partie importante, et bien délimitée, de ceux-ci – à savoir les musulmans – dans la marginalité, et nous avons douté de leur appartenance à la nation, ce dont certains d’entre eux ont fini par douter eux-mêmes. Des présidents de la République, des ministres, des hauts fonctionnaires ont proféré en toute impunité des paroles indignes et anticonstitutionnelles, tandis que les médias ouvraient grand leurs antennes, leurs écrans et leurs colonnes à des plumitifs racistes ou ignorants érigés en penseurs. L’asphyxie financière de l’école, de l’Université, de la recherche publique, et le poujadisme anti-intellectuel dont a fait preuve à leur encontre la droite oublieuse que la République dont elle se gargarise avait été celle des professeurs et des instituteurs, à la fin du 19e siècle, nous a privés des moyens de comprendre ce qui est en train de nous arriver.<br />
<br />
Maints analystes avaient pourtant annoncé, depuis longtemps, que nous courions droit dans le mur. Nous y sommes, bien que celui-ci, comme toujours dans l’Histoire, prenne un visage inattendu. Un examen de conscience s’impose à tous, car ces erreurs, qui nous reviennent en plein visage comme un boomerang, ont été commises à l’initiative de toutes les majorités qui se sont succédé au pouvoir depuis les années 1970. Si Sarkozy a sans conteste été le plus mauvais président de la République qu’ait connu la France, Giscard d’Estaing, Chirac, Mitterrand et Hollande se partagent la paternité de la politique suivie. Or, nous avons les dirigeants que nous élisons, et les médias que nous achetons. En bref, nous sommes responsables de ce qui nous arrive.<br />
<br />
Seul un retournement radical pourrait nous en sortir : la remise en cause de la financiarisation du capitalisme qui détruit le lien social, créé la misère de masse et engendre des desperados ; une politique de sécurité qui privilégie le renseignement humain de qualité et de proximité plutôt que la surveillance systématique, mais vaine, de la population ; le rétablissement et l’amplification des libertés publiques qui constituent la meilleure riposte à l’attaque de notre société ; la révision de nos alliances douteuses avec des pays dont nous ne partageons que les contrats ; et surtout, peut-être, la lutte contre la bêtise identitaire, aussi bien celle d’une partie de notre propre classe politique et intellectuelle que celle des djihadistes. Car les Zemmour, Dieudonné, Le Pen, et Kouachi ou autres Coulibaly sont bien des «ennemis complémentaires», pour reprendre le terme de l’ethnologue Germaine Tillion.<br />
<br />
L’alternative est claire, à trois semaines des élections, et elle est politique, au sens plein du mot. Soit nous continuons à laisser ces phares de la pensée et leurs experts sécuritaires nous guider vers le gouffre, et notre prochain président de la République sera un Viktor Orban, peu importe qu’il soit de droite ou de gauche pourvu qu’il nous rétracte identitairement. Soit nous conjuguons notre autodéfense avec la conquête de nouvelles libertés, comme avait su le faire, à une époque plus tragique encore, le Conseil national de la Résistance, pendant la Seconde Guerre mondiale. Telle serait la vraie réponse aux crétins assassins et aux histrions.<br />
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<b> Jean-François Bayart</b>Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-47302860688228846892015-11-02T00:31:00.000+01:002015-11-07T00:42:42.596+01:00« Race. Histoires orales d’une obsession américaine » de Studs Terkel (compte-rendu)<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjj_iPC42jg1SCNyRDHssymlw3JmTCMlzze9M_Ndoj2sopHJWzsE4Kb6nmmE8FEFx0IUTTnykymwd1CbFsVwIVmhBGXAazZM8C6KAS4OEs9D76u2Afv4Tw5gjiVwi9HxPGvlfVX/s1600/0_.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjj_iPC42jg1SCNyRDHssymlw3JmTCMlzze9M_Ndoj2sopHJWzsE4Kb6nmmE8FEFx0IUTTnykymwd1CbFsVwIVmhBGXAazZM8C6KAS4OEs9D76u2Afv4Tw5gjiVwi9HxPGvlfVX/s320/0_.jpg" width="213" /></a></div>
<blockquote class="tr_bq">
<i>« Être noir en Amérique, c’est comme être obligé de porter des chaussures trop petites. Certains s’adaptent. C’est toujours très inconfortable, mais il faut les porter parce que c’est les seules que nous avons. Ça ne veut pas dire qu’on aime ça. Certains en souffrent plus que d’autres. Certains arrivent à ne pas y penser, d’autres non. Quand je vois un Noir docile, un autre militant, je me dis qu’ils ont une chose en commun : des chaussures trop petites. »</i></blockquote>
<br />
Il aura donc fallu vingt ans pour disposer de la traduction de cet extraordinaire recueil d’histoires orales. Par ces multiples récits, se construit un très large panorama de la racialisation des rapports sociaux aux États-Unis.<br />
<br />
Les discours se croisent et se complètent. Les actrices et les acteurs ne taisent pas leurs propres évolutions, résistances ou laissé-aller. Se dessine aussi une certaine mise en histoire, avec des luttes, des actions, des organisations, des avancées déségrégatives, des reculs avec l’ère Reagan et les développements de la crise économique depuis le milieu des années 70.<br />
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Il n’y a pas d’un coté des racistes et d’autres qui ne le seraient pas. Comme le beau titre de l’ouvrage le souligne, il s’agit bien d’une obsession et donc d’une construction racialisante ou raciste globale.<br />
<a name='more'></a><br />
L’histoire officielle s’est écrit en blanc, sans Amérindien-ne-s et sans Noir-e-s esclaves. La démocratie des dominant-e-s est intimement liée aux constructions institutionnelles ségrégatives, à la domination religieuse protestante et à la méritocratie individuelle, dans un contexte de faibles services publics, limitant que peu la marchandisation de l’école, la justice, etc.<br />
<br />
Les récits montrent la force des préjugés construits et reconstruits en permanence dans le fonctionnement de l’État, les espaces publics, l’école, les territoires, les familles et dans les têtes. Visible et invisible, l’autre est en permanence soustrait à sa complexité, l’individu-e isolé-e de ses relations et insertions sociales.<br />
<br />
Cette histoire perçue est réduite à une accumulation de faits divers, occultant les fonctionnements et constructions institutionnelles, économiques et sociales.
Une lecture, nous isolant, nous les Européen-ne-s de tels propos reclassés en caricatures, pour nous rassurer, loin de nos bonnes pratiques ou aimables pensées, serait non seulement fausse mais désarmante. Elle nous rendrait incapables de nous opposer, surtout en période de crise, à la construction et invention de boucs-émissaires, des autres trop différents, des autres donnés comme seuls responsables de ce qui nous échappent mais que nous participons à construire.<br />
<br />
A lire, faire lire et discuter pour comprendre que le racisme, la racialisation de tout ou partie des relations entre humain-e-s sont une construction sociale mouvante, toujours en recomposition, intime liée aux constructions étatiques et idéologiques indispensables au fonctionnement du mode de production capitaliste. Et, comme toute construction sociale, il est possible de la défaire en la retournant comme un gant au profit de l’auto-émancipation.<br />
<br />
La naturalisation des autres, leur essentialisation à la couleur de la peau, au sexe biologique, aux mesures de l’intelligence, à la taille du patrimoine, aux pratiques sexuelles, aux croyances religieuses, etc. ne saurait se résumer à des opinions ou des préjugés.<br />
<br />
S’y confronter et donner sens à une véritable égalité concrète et permanente, passe par l’auto-organisation, l’autonomie de mobilisation et de pensée, des groupes sociaux opprimés et déniés en regard d’un modèle illusoire mais très efficace (ici l’homme blanc anglo-saxon, protestant de la classe prétendument moyenne). Les effets des fantasmagories des humains sont des forces concrètes, matérielles qui ne sauraient être circonscrites par de seules dénonciations.<br />
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<b>Didier Epsztajn</b><br />
<b><br /></b>
<b><i><a href="http://www.laviedesidees.fr/L-Amerique-vue-d-en-bas.html">Voir aussi</a></i></b>Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-30169744914510514372015-10-06T18:41:00.001+02:002015-10-07T19:33:00.277+02:00« Nous autres réfugiés»<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhd0eMfEsNwhxh2ItWuFQukgF1oQ6nwGF1YR8AQ6CiTA2VFIH5rJ-X6z0_eNdIINqXLrP_CTrLzmaD7Q4DWgzmLZRWgbR-gpwGOL9b_0TpExvWVk9Y-dGuGiqbECSnTMOsV1Fd0/s1600/nizar-ali-bahr-refugies-4.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="240" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhd0eMfEsNwhxh2ItWuFQukgF1oQ6nwGF1YR8AQ6CiTA2VFIH5rJ-X6z0_eNdIINqXLrP_CTrLzmaD7Q4DWgzmLZRWgbR-gpwGOL9b_0TpExvWVk9Y-dGuGiqbECSnTMOsV1Fd0/s320/nizar-ali-bahr-refugies-4.jpg" width="320" /></a></div>
Tout d’abord, nous n’aimons pas que l’on nous traite de « réfugiés ». Nous nous baptisons « nouveaux arrivants » ou « immigrés ». Nos journaux sont destinés aux « Américains de langue allemande » et, à ma connaissance, il n’y a pas et il n’y a jamais eu d’association fondée sur les persécutés du régime hitlérien dont le nom pût laisser entendre que ses membres fussent des « réfugiés ».<br />
<br />
Jusqu’à présent le terme de réfugié évoquait l’idée d’un individu qui avait été contraint à chercher refuge en raison d’un acte ou d’une opinion politique. Or, s’il est vrai que nous avons dû chercher refuge, nous n’avons cependant commis aucun acte répréhensible, et la plupart d’entre nous n’ont même jamais songé à professer une opinion politique extrémiste. Avec nous, ce mot « réfugié » a changé de sens. On appelle de nos jours « réfugiés » ceux qui ont eu le malheur de débarquer dans un nouveau pays complètement démunis et qui ont dû recourir à l’aide de comités de réfugiés.<br />
<br />
Avant même que cette guerre n’éclate, nous nous montrions encore plus susceptibles quant à l’appellation de réfugiés. Nous nous efforcions de prouver aux autres que nous n’étions que des immigrés ordinaires. Nous affirmions être partis de notre plein gré vers des pays de notre choix et nous niions que notre situation eût rien à voir avec les « prétendus problèmes juifs ». Certes, nous étions des « immigrants » ou de « nouveaux arrivants » qui avions abandonné notre pays parce qu’un beau jour il ne nous convenait plus, voire pour des motifs purement économiques. Nous voulions refaire nos vies, un point c’est tout. Or cela suppose une certaine force et une bonne dose d’optimisme : nous sommes donc optimistes.<br />
<a name='more'></a><br />
En fait, cet optimisme est vraiment quelque chose d’admirable, même si c’est nous qui l’affirmons. L’histoire de notre lutte est désormais connue. Nous avons perdu notre foyer, c’est-à-dire la familiarité de notre vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c’est-à-dire l’assurance d’être de quelque utilité en ce monde. Nous avons perdu notre langue maternelle, c’est-à-dire nos réactions naturelles, la simplicité des gestes et l’expression spontanée de nos sentiments. Nous avons laissé nos parents dans les ghettos de Pologne et nos meilleurs amis ont été assassinés dans des camps de concentration, ce qui signifie que nos vies privées ont été brisées.<br />
<br />
Néanmoins, dès que nous fûmes sauvés – et la plupart d’entre nous durent être sauvés à plusieurs reprises –, nous commençâmes notre nouvelle vie en nous efforçant de suivre au pied de la lettre tous les conseils avisés de nos sauveurs. Ils nous demandèrent d’oublier, et nous oubliâmes effectivement plus vite encore qu’on eût pu le croire. Ils nous rappelèrent amicalement que ce nouveau pays deviendrait une nouvelle patrie et, de fait, au bout de quatre semaines en France ou de six semaines en Amérique, nous nous prétendions français ou américains. Les plus optimistes d’entre nous allaient même jusqu’à prétendre que toute leur existence préalable s’était écoulée dans une sorte d’exil inconscient et que seul leur nouveau pays leur avait révélé ce qu’était véritablement une patrie. Sans doute élevons-nous parfois quelque objection lorsqu’on nous demande d’oublier notre précédente profession et il nous est extrêmement difficile de nous débarrasser de nos anciens idéaux lorsque notre statut social est en jeu. En ce qui concerne la langue, nous n’éprouvons en revanche aucune difficulté : au bout d’un an seulement, les optimistes sont convaincus qu’ils manient l’anglais aussi bien que leur langue maternelle et, au bout de deux ans, ils jurent leurs grands dieux qu’ils le parlent mieux que toute autre langue – se souvenant à peine de l’allemand.<br />
<br />
Afin d’oublier de façon encore plus efficace, nous préférons éviter toute allusion aux camps de concentration ou d’internement que nous avons connus dans presque tous les pays d’Europe – ce qui risquerait en effet d’être interprété comme une attitude pessimiste ou un manque de confiance dans la nouvelle patrie. Combien de fois ne nous a-t-on pas en outre répété que personne n’aime entendre parler de cela ; l’enfer n’est plus une croyance religieuse ni un délire de l’imagination, mais quelque chose de tout aussi réel que les maisons, les pierres et les arbres qui nous entourent. Manifestement personne ne veut savoir que l’histoire contemporaine a engendré un nouveau type d’êtres humains – ceux qui ont été envoyés dans les camps de concentration par leurs ennemis et dans les camps d’internement par leurs amis.<br />
<br />
Même entre nous nous n’évoquons pas ce passé : nous avons trouvé au contraire une manière bien à nous de maîtriser un avenir incertain. À l’instar des autres, nous faisons des projets, formulons des vœux. Mais, par-delà ces attitudes très généralement humaines, nous nous efforçons d’envisager l’avenir de manière plus scientifique. Après une telle malchance, nous désirons nous engager sur une voie vraiment sûre. C’est pourquoi nous abandonnons la terre avec toutes ses incertitudes et nous tournons nos regards vers le ciel. Ce sont les astres – plutôt que les journaux – qui nous prédisent la victoire de Hitler et la date à laquelle nous deviendrons citoyens américains. Les astres nous paraissent plus fiables que tous nos amis ; ce sont eux qui nous apprennent quand doit avoir lieu le déjeuner avec nos bienfaiteurs et quel sera le jour le plus propice pour remplir l’un de ces innombrables questionnaires qui accompagnent nos vies actuellement. Parfois même nous recourons aux lignes de la main, voire à la graphologie. Ainsi en apprenons-nous moins sur les événements politiques que sur notre cher « Moi », même si la psychanalyse est un peu passée de mode. Révolue l’époque heureuse où, par ennui, les personnalités de la haute société évoquaient les frasques géniales de leur petite enfance ; elles ne veulent plus entendre parler d’histoires de fantômes : ce sont les expériences réelles qui leur donnent la chair de poule. Il n’y a plus besoin d’ensorceler le passé, il l’est suffisamment en réalité. Ainsi, en dépit de l’optimisme que nous affichons, nous utilisons toutes sortes de recettes magiques pour évoquer les esprits de l’avenir.<br />
<br />
Je ne sais quels souvenirs et quelles pensées hantent nos rêves nocturnes et je n’ose m’en enquérir car moi aussi je me dois d’être optimiste. Mais parfois j’imagine qu’au moins la nuit nous pensons à nos morts, que nous nous souvenons des poèmes que nous avons aimés autrefois. Je pourrais même concevoir comment nos amis de la côte Ouest, durant le couvre-feu, ont pu nous considérer non seulement comme des « citoyens en puissance », mais comme d’actuels « indésirables ». En plein jour bien sûr, nous ne devenons indésirables que « techniquement » parlant, tous les réfugiés le savent. Mais lorsque des motifs techniques vous ont empêché de quitter votre patrie lorsqu’il faisait noir, il n’était certes pas aisé d’éviter quelques sombres réflexions sur les rapports entre la technicité et la réalité. Décidément notre optimisme est vicié. Témoins ces curieux optimistes parmi nous qui, après avoir prononcé d’innombrables discours optimistes, rentrent chez eux et allument le gaz ou se jettent du haut d’un gratte-ciel, et qui ont l’air d’attester que notre gaieté affichée est fondée sur une dangereuse promptitude à mourir. Élevés dans la conviction que la vie est le plus précieux de tous les biens, et la mort l’épouvante absolue, nous sommes devenus les témoins et les victimes de terreurs bien plus atroces que la mort – sans avoir pu découvrir un idéal plus élevé que la vie.<br />
<br />
Ainsi, bien que la mort ait perdu à nos yeux son caractère horrible, nous ne sommes pas pour autant devenus capables ni désireux de risquer notre vie pour une cause. Au lieu de se battre ou de se demander comment résister, les réfugiés se sont habitués à souhaiter la mort de leurs amis ou parents ; lorsque quelqu’un vient à mourir, nous imaginons tranquillement tous les maux qui lui ont été épargnés. En définitive, beaucoup d’entre nous finissent par souhaiter s’épargner eux aussi la souffrance et agissent en conséquence.<br />
<br />
Depuis 1938, depuis l’invasion de l’Autriche par Hitler, nous avons vu avec quelle rapidité l’optimisme éloquent pouvait se muer en un pessimisme silencieux. Au fur et à mesure que le temps passait, les choses ont empiré : nous sommes devenus encore plus optimistes et encore plus enclins au suicide. Les Juifs autrichiens sous Schuschnigg étaient des gens extrêmement sereins – tous les observateurs impartiaux les admiraient. Il était merveilleux de voir à quel point ils étaient intimement convaincus que rien ne pouvait leur arriver. Mais lorsque les troupes allemandes envahirent le pays et que les voisins non juifs provoquèrent des émeutes à la porte des Juifs, les Juifs autrichiens commencèrent à se suicider.
Contrairement à d’autres suicidés, nos amis ne laissent aucune explication de leur acte, ne formulent aucune accusation, n’incriminent pas ce monde qui contraint un homme désespéré à parler et à se conduire sereinement jusqu’à son dernier jour. Les lettres qu’ils laissent sont conventionnelles, ce sont des documents sans signification. C’est pourquoi les oraisons funèbres que nous prononçons devant leurs tombes sont brèves, embarrassées et pleines d’espoir. Personne ne s’interroge sur leurs motifs : ils nous paraissent clairs.<br />
<br />
J’évoque ici les choses impopulaires et, pire encore, je n’allègue même pas à l’appui de mes dires les seuls arguments susceptibles d’impressionner à notre époque moderne – à savoir des données statistiques. Même ces Juifs qui nient farouchement l’existence du peuple juif nous offrent une belle chance de survie en tant que données statistiques. Comment pourraient-ils sinon prouver que seuls quelques Juifs sont criminels et que beaucoup de Juifs ont été tués en tant que bons patriotes pendant la guerre ? Grâce à leur effort pour sauver la vie statistique du peuple juif, nous savons que les Juifs détenaient le taux de suicide le plus bas de toutes les nations civilisées. Je suis sûre que ces données ne sont plus du tout exactes, mais je ne puis le prouver à l’aide de nouvelles statistiques, tout en étant en mesure d’alléguer de nouvelles expériences. Cela devrait suffire à ces âmes sceptiques qui n’ont jamais été entièrement convaincues de ce que la mesure d’un crâne fournit l’idée exacte de son contenu, ou de ce que les statistiques criminelles attestent du niveau exact de la morale nationale. Quoi qu’il en soit, où que vivent à l’heure actuelle les Juifs européens, leur conduite n’est plus conforme aux lois statistiques. Les suicides ne se produisent plus seulement parmi les populations affolées de Berlin et de Vienne, de Bucarest et de Paris, mais également à New York et Los Angeles, Buenos Aires et Montevideo. <br />
<br />
D’un autre côté, on n’a presque rien dit des suicides dans les ghettos et les camps de concentration eux-mêmes. Il est vrai que nous n’avons presque pas eu d’écho en provenance de Pologne, mais nous sommes en revanche tout à fait bien informés sur les camps de concentration en Allemagne et en France.<br />
<br />
Au camp de Gurs par exemple, où j’ai eu l’occasion de séjourner quelque temps, je n’ai entendu parler de suicide qu’une seule fois, et il s’agissait là d’inciter à l’action collective, et apparemment d’une sorte de protestation destinée à dérouter les Français. Lorsque certains d’entre nous remarquèrent que, de toute façon, nous avions été expédiés là pour crever [2] <i>En français dans le texte.</i> (NdT), l’humeur générale se mua soudain en un ardent courage de vivre. La plupart estimaient qu’il fallait être anormalement asocial et non concerné par les événements de l’histoire pour être encore capable d’interpréter ce destin comme une malchance individuelle et personnelle et pour mettre de ce fait un point final à sa vie de façon personnelle et individuelle.<br />
<br />
Mais, les mêmes individus, dès qu’ils retournaient à leurs vies personnelles et se trouvaient confrontés à des problèmes apparemment individuels, faisaient à nouveau preuve de cet optimisme forcené voisin du désespoir.<br />
<br />
Nous sommes les premiers Juifs non religieux persécutés – et nous sommes les premiers à y répondre par le suicide non seulement in extremis. Peut-être les philosophes ont-ils raison d’enseigner que le suicide est l’ultime et suprême garantie de la liberté humaine : si nous ne sommes pas libres de créer nos vies ou le monde dans lequel nous vivons, nous sommes néanmoins libres de rejeter la vie et de quitter le monde. Les Juifs pieux ne peuvent assurément pas prendre conscience de cette liberté négative : pour eux le suicide est un meurtre, c’est-à-dire la destruction de ce que l’homme n’est jamais capable de faire, une interférence avec les droits du Créateur. <i>Adonai nathan veadonai lakach </i>(« Dieu a donné et Dieu a repris »), et ils ajouteraient : <i>baruch shem adonai</i> (« Béni soit le nom de Dieu »). Pour eux, se suicider, tout comme tuer, c’est blasphémer la création tout entière. L’homme qui se suicide affirme que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue et que le monde n’est pas digne de l’abriter.<br />
<br />
Pourtant nos suicides ne sont pas le fait de rebelles fous qui lancent un défi à la vie et au monde et qui tentent de détruire en eux l’univers tout entier. Ils disparaissent tranquillement et modestement. Ils semblent même s’excuser de la solution violente qu’ils ont trouvée à leurs problèmes personnels. À les entendre, d’une manière générale, les événements politiques n’avaient rien à voir avec leur destin individuel : quelque favorables ou défavorables qu’aient été les circonstances, ils ne croyaient qu’en leur propre personnalité. Maintenant, ils se découvrent quelques mystérieux défauts qui les empêchent de continuer. Persuadés dès leur plus tendre enfance d’avoir droit à un certain statut social, le fait de ne plus pouvoir le maintenir leur apparaît comme un échec. Leur optimisme constitue une vaine tentative pour rester à flot. Derrière cette façade de gaieté, ils luttent constamment de façon désespérée avec eux-mêmes. En définitive, ils meurent d’une sorte d’égoïsme.<br />
<br />
Si l’on nous sauve, nous nous sentons humiliés, et si l’on nous aide, nous nous sentons rabaissés. Nous luttons comme des fous pour nos existences privées, nos destins individuels, car nous redoutons de faire partie de ce lot misérable de <i><a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Schnorrer">schnorrers</a></i> dont certains d’entre nous, jadis philanthropes, ne se souviennent que trop. De même qu’autrefois nous n’avons pas compris que le prétendu <i>schnorrer</i> était un symbole du destin juif et non un <i><a href="http://www.babelio.com/livres/Chamisso-LEtrange-histoire-de-Peter-Schlemihl/11865/critiques">schlemihl</a></i>, de même aujourd’hui nous n’estimons pas avoir droit à la solidarité juive ; nous n’arrivons pas à prendre conscience du fait que ce n’est pas tant nous-mêmes qui sommes concernés, que le peuple juif tout entier. Ce manque de compréhension a parfois fortement été renforcé par nos protecteurs. Je me souviens d’un directeur parisien fort charitable qui, chaque fois qu’il recevait la carte d’un intellectuel juif allemand avec l’inévitable mention « Dr … », s’exclamait d’une voix forte : « Herr Doktor, Herr Doktor, Herr Schnorrer, Herr Schnorrer ! » La conclusion de ces expériences désagréables est fort simple : être docteur en philosophie ne nous satisfait plus guère et nous avons appris que, pour construire une nouvelle vie, il fallait tout d’abord enjoliver l’ancienne. On a inventé un joli conte pour décrire notre comportement : un basset émigré [3] <i>En français dans le texte. </i>(NdT) et isolé dans son malheur proclame d’emblée : « Autrefois, lorsque j’étais un saint-bernard … »<br />
<br />
Nos nouveaux amis plutôt submergés par tant d’étoiles et d’hommes célèbres ont du mal à comprendre qu’à la base de toutes nos descriptions de nos splendeurs passées gît une vérité humaine : autrefois nous étions des personnes dont on se souciait, nous avions des amis qui nous aimaient et nous étions même réputés auprès de nos propriétaires pour payer régulièrement nos loyers. Autrefois nous pouvions faire nos courses et prendre le métro sans nous entendre dire que nous étions indésirables. Nous sommes devenus quelque peu hystériques depuis que des journalistes ont commencé à nous repérer et à nous enjoindre publiquement de ne pas nous montrer désagréables en achetant du pain ou du lait. Nous nous demandons comment cela est possible : nous nous montrons si prudents à chaque moment de notre vie quotidienne, évitant que l’on ne devine qui nous sommes, quel type de passeport nous possédons, où ont été remplis nos certificats de naissance – et que Hitler ne nous aimait pas. Nous essayons de nous adapter le mieux possible à un monde où il faut faire preuve de conscience politique lorsqu’on fait ses courses. Dans de telles circonstances, le saint-bernard ne peut que continuer à grandir. Je ne pourrai jamais oublier ce jeune homme qui, lorsqu’il dut accepter un certain emploi, soupira : « Vous ne savez pas à qui vous parlez ; j’étais chef de rayon chez Karstadt [un grand magasin de Berlin]. » Mais il y a aussi le désespoir profond de cet homme d’un certain âge qui, passant par les innombrables relais des différents comités pour être secouru, finit par s’exclamer : « Et personne ici ne sait qui je suis ! » Comme personne ne voulait le traiter en être humain digne de ce nom, il commença par envoyer des télégrammes à des personnalités et à ses relations haut placées : il apprit rapidement que, dans ce monde fou, un « grand homme » est accepté plus facilement qu’un simple être humain.<br />
<br />
Moins nous sommes libres de décider qui nous sommes ou de vivre comme nous l’entendons, et plus nous essayons d’ériger une façade, de masquer les faits et de jouer des rôles. Nous avions été chassés d’Allemagne parce que nous étions juifs. Mais à peine avions-nous franchi la frontière que nous étions des « boches ». On nous dit même qu’il fallait accepter cette épithète si nous étions vraiment contre les théories raciales de Hitler. Pendant sept ans, nous essayâmes ridiculement de jouer le rôle de Français – ou tout au moins de futurs citoyens ; mais au début de la guerre on nous interna en qualité de « boches » comme si de rien n’était.<br />
<br />
Cependant, entre-temps, la plupart d’entre nous étaient devenus des Français si loyaux que nous ne pouvions même pas critiquer un ordre du gouvernement français ; aussi déclarions-nous qu’il n’y avait rien de mal à être internés. Nous étions les premiers « prisonniers volontaires » que l’histoire ait jamais vus, après que les Allemands eurent envahi le pays, le gouvernement français n’eut plus qu’à changer le nom de la fabrique : emprisonnés parce qu’Allemands, on ne nous libéra pas parce que nous étions juifs.<br />
<br />
La même histoire se répète d’un bout à l’autre du monde. En Europe, les nazis confisquèrent tous nos biens, mais au Brésil nous devions payer trente pour cent de notre fortune, au même titre que le plus loyal membre du <i>Bund der Auslandsdeutschen </i>(Confédération des Allemands à l'étranger). À Paris, nous ne pouvions pas sortir après huit heures du soir parce que nous étions juifs, mais à Los Angeles nous subissions des restrictions parce que nous étions « ressortissants d’un pays ennemi ».<br />
<br />
Malheureusement, les choses ne se présentent pas sous un meilleur jour lorsque nous rencontrons des Juifs. Les Juifs de France étaient persuadés que tous les Juifs arrivant d’outre-Rhin étaient des <i>Polaks</i> – ce que les Juifs allemands appelaient pour leur part des <i>Ostjuden</i>. Mais les Juifs qui venaient vraiment d’Europe orientale n’étaient pas d’accord avec leurs frères français et nous appelaient les Jaeckes. Les fils de ceux qui haïssaient les <i>Jaeckes</i> – la seconde génération née en France et parfaitement assimilée – partageaient l’opinion des Juifs français de la grande bourgeoisie. Ainsi, au sein de la même famille, vous pouviez être qualifiés de <i>Jaeckes</i> par le père et de <i>Polak</i> par le fils.<br />
<br />
Depuis la déclaration de la guerre et la catastrophe survenue parmi les Juifs d’Europe, le simple fait d’être réfugiés nous a empêchés de nous mêler à la société juive du pays en question, à quelques exceptions près qui ne font que confirmer la règle. Ces lois sociales tacites, bien qu’elles ne soient jamais reconnues ouvertement, ont la grande force de l’opinion publique. Or, une telle opinion et une telle pratique silencieuses importent plus pour notre vie quotidienne que les proclamations officielles d’hospitalité et de bonne volonté.<br />
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L’homme est un animal social et la vie lui devient pénible lorsque les liens sociaux se trouvent rompus. Les critères moraux se conservent beaucoup plus aisément dans la trame de la société. Très peu d’individus ont la force de conserver leur propre intégrité si leur statut social, politique et juridique est simplement remis en question. N’ayant pas le courage nécessaire pour lutter et modifier notre statut social et juridique, nous avons décidé, pour la plupart d’entre nous, d’essayer de changer d’identité, et ce comportement étrange ne fait qu’empirer les choses. Nous sommes en partie responsables de l’état de confusion dans lequel nous vivons.<br />
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Un jour quelqu’un écrira l’histoire vraie de l’émigration des Juifs allemands et il faudra commencer par décrire ce M. Cohn de Berlin qui a toujours été allemand à cent cinquante pour cent, un super-patriote allemand. En 1933, ce même M. Cohn se réfugia à Prague et devint très rapidement un patriote tchèque très convaincu – aussi vrai et aussi loyal qu’il avait été un vrai et loyal patriote allemand. Le temps passa et vers 1937 le gouvernement tchécoslovaque, sous la pression des nazis, commença à expulser les réfugiés juifs sans tenir compte du fait qu’ils se sentaient de futurs citoyens tchèques. Cohn partit alors pour Vienne : pour s’y intégrer, un patriotisme autrichien sans ambiguïté était requis. L’invasion allemande contraignit M. Cohn à fuir ce pays. Il débarqua à Paris à une mauvaise période, si bien qu’il n’obtint jamais un permis de séjour en règle. Étant passé maître dans l’art de prendre ses désirs pour la réalité, il refusait de prendre au sérieux les mesures purement administratives, convaincu qu’il était de passer les prochaines années de sa vie en France. C’est la raison pour laquelle il préparait son assimilation en France en s’identifiant à « notre » ancêtre Vercingétorix. Mais mieux vaut ne pas m’étendre davantage sur les prochaines aventures de M. Cohn. Aussi longtemps que M. Cohn ne pourra pas se résoudre à être ce qu’il est en fait, un Juif, personne ne peut prédire tous les changements déments qu’il aura encore à subir.<br />
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Un homme qui désire se perdre lui-même découvre en fait les possibilités de l’existence humaine, qui sont infinies, de même que l’est la Création. Mais le fait de retrouver une nouvelle personnalité est aussi difficile et aussi désespéré que recréer le monde. Quoi que nous fassions, quoi que nous feignions d’être, nous ne révélons rien d’autre que notre désir absurde d’être autres, de ne pas être juifs. Toutes nos actions sont dirigées vers l’obtention de ce but : nous ne voulons pas être des réfugiés parce que nous ne voulons pas être juifs ; et si nous prétendons être de langue anglaise, c’est parce que les immigrants de langue allemande de ces dernières années sont marqués du signe « Juifs ». Nous ne nous considérons pas comme apatrides car la majorité des sans-patrie sont juifs ; nous ne désirons devenir de loyaux Hottentots que pour dissimuler le fait que nous sommes juifs. Nous n’y parvenons pas et il est impossible d’y parvenir ; sous notre façade d’« optimisme », vous pouvez aisément déceler la tristesse désespérée des assimilationnistes.<br />
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Avec nous autres immigrants allemands, le mot d’assimilation a reçu une signification philosophique « profonde ». Vous ne pouvez pas imaginer comme nous prenions cela au sérieux. L’assimilation ne signifiait pas l’adaptation nécessaire au pays où le hasard nous avait fait naître et au peuple dont il se trouvait que nous parlions la langue : nous nous adaptons en principe à tout et à tout le monde. Cette attitude ne m’est apparue dans toute sa clarté que grâce à la formule de l’un de mes compatriotes qui, apparemment, savait exprimer ses émotions. Venant tout juste d’arriver en France, il créa l’une de ces sociétés d’adaptation dans lesquelles les Juifs allemands affirmaient à qui voulait bien les entendre qu’ils étaient d’ores et déjà français. Dans son premier discours il dit : « Nous avons été de bons Allemands en Allemagne et nous serons de bons Français en France. » Il fut applaudi avec enthousiasme et personne ne rit ; nous étions heureux d’avoir appris comment manifester notre loyauté.<br />
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Si le patriotisme était affaire de routine ou de pratique, nous serions le peuple le plus patriotique du monde. Revenons à notre M. Cohn : il a certainement battu tous les records. Il est cet immigrant idéal qui voit rapidement et aime les montagnes du pays dans lequel un destin terrible l’a conduit. Mais puisque le patriotisme n’est pas encore perçu comme une affaire de pratique, il est difficile de convaincre les gens de la sincérité de nos transformations réitérées. Cette lutte rend notre propre société si intolérante : nous exigeons d’être pleinement reconnus individuellement, indépendamment de notre propre groupe, parce que nous ne sommes pas en position de force pour l’obtenir des autochtones. Ceux-ci, confrontés aux étranges créatures que nous sommes, deviennent suspicieux ; de leur point de vue, en règle générale, seule la loyauté à l’égard de notre ancien pays est compréhensible. Ce qui nous rend la vie très amère. Nous pourrions surmonter cette suspicion si nous leur expliquions qu’étant juifs, notre patriotisme dans notre pays d’origine avait un aspect plutôt particulier bien qu’il fût sincère et profondément enraciné. Nous avons écrit de gros volumes pour le prouver et payé toute une bureaucratie pour explorer son ancienneté et l’expliquer statistiquement. Nous avons demandé à des érudits d’écrire des dissertations philosophiques sur l’harmonie préétablie entre Juifs et Français, Juifs et Allemands, Juifs et Hongrois, Juifs et … Notre loyauté d’aujourd’hui si souvent suspectée a une longue histoire. Elle est l’histoire de cent cinquante ans de judaïsme assimilé qui a réussi un exploit sans précédent : bien que prouvant en permanence leur non-judéité, ils ont néanmoins réussi à rester juifs.<br />
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Cette confusion désespérée de ces voyageurs semblables à Ulysse, mais qui contrairement à lui ne savent pas qui ils sont, s’explique aisément par leur manie de refuser de conserver leur identité. Cette manie est bien antérieure aux dix dernières années qui ont révélé l’absurdité profonde de notre existence. Nous sommes comme ces gens qui ont une idée fixe et qui ne peuvent s’empêcher d’essayer de dissimuler continuellement une tare imaginaire.<br />
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C’est pourquoi nous nous enthousiasmons pour toute nouvelle possibilité qui, du fait qu’elle est nouvelle, nous paraît miraculeuse. Nous sommes fascinés par toute nouvelle nationalité, de même qu’une femme un peu forte est ravie par une nouvelle robe qui promet de lui donner l’apparence souhaitée. Mais elle n’aime cette nouvelle robe qu’aussi longtemps qu’elle croit en ses qualités miraculeuses et elle la mettra au rebut dès qu’elle découvrira qu’elle ne modifie pas sa stature ou, en l’occurrence, son statut.<br />
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On peut être surpris de ce que l’apparente inutilité de tous nos bizarres déguisements n’ait pas réussi à nous décourager. S’il est vrai que les hommes tirent rarement la leçon de l’histoire, il est également vrai que leurs expériences personnelles qui, dans notre cas, se répètent sans cesse, peuvent être riches d’enseignement. Mais, avant de nous jeter la première pierre, souvenez-vous qu’être juif ne confère aucun statut légal en ce monde. Si nous commencions par dire la vérité, à savoir, que nous ne sommes que des Juifs, cela reviendrait à nous exposer au destin d’êtres humains qui, parce qu’ils ne sont protégés par aucune loi spécifique ni convention politique, ne sont que des êtres humains. Je m’imagine mal une attitude plus dangereuse puisque nous vivons actuellement dans un monde où les êtres humains en tant que tels ont cessé d’exister depuis longtemps déjà ; puisque la société a découvert que la discrimination était la grande arme sociale au moyen de laquelle on peut tuer les hommes sans effusion de sang, puisque les passeports ou les certificats de naissance et même parfois les déclarations d’impôts ne sont plus des documents officiels, mais des critères de distinctions sociales. Il est vrai que la plus grande partie d’entre nous dépendons entièrement de critères sociaux ; nous perdons confiance en nous si la société ne nous approuve pas ; nous sommes, et avons toujours été prêts à payer n’importe quel prix pour être acceptés de la société. Mais il faut également reconnaître que ceux d’entre nous, peu nombreux, qui ont essayé de s’en sortir sans toutes ces combines et astuces d’adaptation et d’assimilation ont payé un prix beaucoup plus élevé qu’ils ne pouvaient se le permettre : ils ont compromis les quelques chances qu’on accorde même aux hors-la-loi dans un monde bouleversé.<br />
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L’attitude de ces quelques individus peu nombreux que l’on pourrait appeler, selon Bernard Lazare, des « parias conscients » s’explique aussi peu par les seuls événements récents que l’attitude de notre M. Cohn qui essayait par tous les moyens de devenir un parvenu. Tous deux sont fils du xixe siècle lequel, ignorant des hors-la-loi juridiques ou politiques, ne connaissait que trop bien les parias sociaux et leur contrepartie, les parvenus sociaux. L’histoire juive moderne ayant commencé avec les Juifs de cour et se poursuivant avec les millionnaires juifs et les philanthropes est encline à oublier cette autre tendance de la tradition juive illustrée par Heine, Rahel Varnhagen, Sholom Aleichem, Bernard Lazare, Franz Kafka ou même Charlie Chaplin. C’est la tradition d’une minorité de Juifs qui n’ont pas voulu devenir des parvenus, qui ont préféré le statut de « paria conscient ». Toutes les qualités juives tant vantées, le « cœur juif », l’humanité, l’humour, l’intelligence désintéressée, sont des qualités de parias. Tous les défauts juifs – manque de tact, imbécillité politique, complexe d’infériorité et avarice – sont caractéristiques des parvenus. Il y a toujours eu des Juifs qui n’estimaient pas utile de troquer leur attitude humaine et leur vue naturellement pénétrante de la réalité contre l’étroitesse de l’esprit de caste ou l’irréalité essentielle des transactions financières.<br />
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C’est l’histoire qui a imposé le statut de hors-la-loi à la fois aux parias et aux parvenus. Ces derniers n’ont pas encore accepté la grande sagesse de Balzac : « On ne parvient pas deux fois (<i>En français dans le texte</i>. (NdT) », aussi ne comprennent-ils pas les rêves sauvages des parias et se sentent-ils humiliés de partager leur destin. Les quelques réfugiés qui insistent pour dire la vérité, au risque de l’« indécence », obtiennent en échange de leur impopularité un avantage inestimable : l’histoire n’est plus pour eux un livre fermé et la politique n’est plus le privilège des non-Juifs. Ils savent que la mise hors la loi du peuple juif en Europe a été suivie de près par celle de la plupart des nations européennes. Les réfugiés allant de pays en pays représentent l’avant-garde de leurs peuples s’ils conservent leur identité. Pour la première fois, l’histoire juive n’est pas séparée mais liée à celle de toutes les autres nations. Le bon accord des nations européennes s’est effondré lorsque et précisément parce qu’elles ont permis à leur membre le plus faible d’être exclu et persécuté.<br />
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[<b>Hannah Arendt</b>, <i>La Tradition cachée</i>] (via <a href="http://vendredis-arabes.blogspot.be/2015/09/nous-autres-refugies-hanna-arendt.html">Ziad Majed</a>)Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-6350859953559821452015-08-21T17:46:00.001+02:002015-08-28T13:19:01.317+02:00Le Grand Basculement<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhCR41_PiXzlZLO0lYXn4sKNMeFICBoZYHrOIdZROl4RVo0_SFlG8thOSX1od8jXsNlCNiUDkYYca6W9mSuJ0hYIL6RPqJQ8fk1UF25ZOadkULG6yNkBP5_9i8bfLLFyykJfgEV/s1600/folie.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhCR41_PiXzlZLO0lYXn4sKNMeFICBoZYHrOIdZROl4RVo0_SFlG8thOSX1od8jXsNlCNiUDkYYca6W9mSuJ0hYIL6RPqJQ8fk1UF25ZOadkULG6yNkBP5_9i8bfLLFyykJfgEV/s1600/folie.jpg" /></a></div>
Journal pourtant réputé sérieux, le quotidien <i>Le Monde</i> titrait, il y a peu, sur une « polémique » entre Éric Zemmour et Robert Paxton. Maladresse éditoriale ou faute intellectuelle et politique, peu importe : comment n’être pas stupéfait que l’on puisse mettre sur un même plan, voire sur un pied d’égalité, la figure d’un historien internationalement reconnu et celle d’un éditorialiste, reconnu, au mieux, des lecteurs du Figaro et de quelques spectateurs d’iTélé ? Et, donc, que l’on puisse accorder à Éric Zemmour tout ce dont il rêve, être considéré comme un intellectuel ? Le succès éditorial du <i>Suicide français</i> doit-il valoir argument, et reconnaissance intellectuelle ?<br />
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Depuis les Lumières, un intellectuel se définit par sa résolution à mettre en œuvre un savoir rationnel, mais autonome à l’égard de la raison d’État. Et à adresser au public des propositions critiques qui prétendent tout, sauf parler au nom de l’opinion ou du peuple. À cette aune, Éric Zemmour n’est pas un intellectuel. Mais c’est justement contre cette tradition des Lumières que Zemmour s’inscrit. Tout au contraire, Robert Paxton avait su, en son temps, s’adresser au public pour lever le voile sur ce refoulé socio-historique que représentait l’histoire de la collaboration de l’État français avec le régime nazi. Il mettait au défi une opinion encore réticente à s’approprier la face la plus obscure de sa propre histoire. Et contestait l’autorité de la raison d’État qui effaçait, raturait, réécrivait tout ce qui troublait ou entachait une prétendue "identité française", réputée homogène et pure dans sa version républicaine.<br />
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<b> Un deuxième temps de la révolution conservatrice</b><br />
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Tout ceci serait de peu d’importance, si ce conflit n’était l’exemple le plus frappant d’une lente érosion structurelle de l’espace public et intellectuel. L’apparition d’idéologues réactionnaires au premier plan de la scène publique n’est pensable que sur fond de révolution conservatrice, telle que décrite par Pierre Bourdieu, puis par Didier Eribon [1]. Les dispositifs idéologiques du tournant réactionnaire des années 2000-2010 prolongent la révolution néo-libérale des années 1980-1990. Aux "intellectuels médiatiques" d’alors succèdent les éditorialistes d’aujourd’hui. Les François Furet, Marcel Gauchet, Luc Ferry, Pierre Rosanvallon ont laissé la place aux figures d’Élisabeth Lévy, Henri Guaino, Philippe Cohen. Les premiers se regroupaient autour de la Fondation Saint-Simon, véritable "think tank" visant à inspirer une politique néolibérale à la gauche de gouvernement. Et prenaient leurs références intellectuelles chez les plus conservateurs et les plus académiques des universitaires, comme Raymond Aron. Les seconds, auxquels on peut agréger Éric Zemmour, Natacha Polony, se sont d’abord retrouvés autour de la Fondation Marc Bloch, en visant à inspirer, à la gauche comme à la droite, une politique souverainiste-républicaine.<br />
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Le déplacement idéologique n’est pas neutre : l’idéologie nationale-républicaine se construit contre l’idéologie néolibérale. Mais l’une et l’autre ont en commun leur opposition à la pensée critique, qu’elle se réfère à la lutte des classes, ou encore aux conflictualités entre dominants et dominés, gouvernants et gouvernés. Toutes deux s’entendent à récuser le clivage gauche / droite. L’idéologie néolibérale tend à nier la pertinence du clivage de classes, l’idéologie nationale-républicaine, elle, tend désormais à lui substituer le clivage nationaux / non-nationaux Or, on le sait depuis les travaux de l’historien Zeev Sternhell, cette négation est une prémisse fondatrice d’une pensée fascistoïde [2]. Enfin, il faut ajouter que c’est ce glissement qui affecte le vote d’une partie des classes populaires, comme l’a montré Didier Eribon dans <i>Retour à Reims</i>. L’abandon, par la gauche de gouvernement, des classes populaires et du discours de classe qui structurait leur imaginaire politique a contribué à reformer un vote de classe qui se portait autrefois vers le Parti communiste, et cette fois en faveur du Front national. Ce vote est désormais ancré dans une cohérence culturelle, qui agrège humiliation de classe, ressentiment contre la gauche socialiste, hostilité envers les populations immigrées [3].<br />
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C’est sur ce terrain que prospèrent les analyses de Christophe Guilluy. Le géographe médiatique n’hésite pas à opposer, à la manière de Maurras, deux France, l’une périphérique et « réelle », l’autre centrale et « privilégiée ». Variante moderne du "eux" et du "nous" qui brouille plus que jamais les pistes. Au lieu de rassembler les couches populaires, ce "nous" les divise : les immigrés de la banlieue sont classés du côté des "favorisés" de la France métropolitaine, quand les ouvriers "natifs" de la périphérie sont renvoyés du côté des défavorisés. Dans ces analyses, l’exploitation et la domination s’effacent. Reste le ressentiment des seconds à l’encontre des premiers.<br />
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<b> La libération d’une parole essentialiste et raciste </b><br />
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Ainsi, la question de l’identité, et notamment de l’identité nationale, occupe une place organisatrice dans le débat aujourd’hui, dominé par les idéologues réactionnaires. Avec, en son coeur, la tentative de suturer trois grandes blessures narcissiques, qui constituent autant de refoulés historiques de la société française : la Collaboration (et notamment le rapport aux Juifs), la Guerre d’Algérie (et notamment le rapport aux populations maghrébines immigrées), Mai 68 enfin (qui allia grèves ouvrières et débuts de la révolution sexuelle pour les femmes et les homosexuels). Comme tout refoulé, ces blessures ressurgissent au travers de compromis linguistiques euphémisés, donnant lieu, par la suite, à une libération progressive d’une parole violemment essentialiste et raciste (qu’il s’agisse d’antisémitisme, de misogynie, d’homophobie, de racisme de classe). Il est significatif que l’on emploie aujourd’hui le terme de « citoyens musulmans » pour parler des populations immigrées, expression dont il faut rappeler qu’elle provient du vocabulaire officiel de l’administration coloniale en Algérie [4].<br />
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Il est utile, pour expliquer ce basculement dans une idéologie d’extrême droite, de faire un détour par l’histoire intellectuelle européenne des années 30. Et de revenir à l’exemple du philosophe allemand Martin Heidegger. Pierre Bourdieu a mis à jour la manière dont Heidegger pratiquait un discours antisémite et contre-révolutionnaire dans les termes les plus sophistiqués de la philosophie la plus pure [5]. Tout en puisant, d’une autre main, au creuset du discours le plus populiste (contre les Juifs, la Sécurité sociale, la politique du logement, etc.). Pour finir par exprimer ouvertement ses pulsions réactionnaires dans son adhésion politique au national-socialisme [6]. Jacques Derrida ou Marlène Zarader avaient déjà montré, dans Heidegger et la question ou <i>La dette impensée,</i> combien les questions de l’histoire, du destin de la nation allemande, d’une identité intellectuelle européenne homogène à elle-même, jouaient un rôle organisateur dans la pensée heideggerienne. Poursuivant cette logique d’exclusion de toute forme d’hétérogénéité, qui voudrait que l’identité européenne n’ait pour seules racines que l’héritage grec et chrétien, Heidegger se voyait contraint, pour ainsi dire, de biffer, raturer l’héritage intellectuel du judaïsme dans l’histoire de l’Occident.<br />
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On pourrait ajouter, avec le médiéviste Alain de Libéra, qu’Heidegger a, comme tant d’autres, également passé sous silence l’héritage des traducteurs et des intellectuels musulmans formés à la lecture du Coran, et dont on il faut réaffirmer l’importance dans la transmission de l’héritage grec en Europe[7]. Ce sont ces mêmes biffures, ces mêmes ratures qui structurent à nouveau le discours réactionnaire, sur un mode évidemment moins sophistiqué que chez Heidegger. Les vaticinations hebdomadaires de Finkielkraut et Zemmour sur l’identité, l’histoire et la civilisation française et européenne, inspirées par Renaud Camus, n’en sont jamais qu’une pâle copie.
L’étrange coalition des réactionnaires
On sait combien Renaud Camus imprègne aujourd’hui la rhétorique d’un Zemmour sur le "<i>Grand remplacement</i>", euphémisation d’un racisme ordinaire qui dévoilerait le grand complot visant à effacer la race blanche par les indigènes. Renaud Camus joue, dans la constitution de cet espace de pensée réactionnaire, un rôle déterminant et central. En 2000, alors que la publication de son journal, <i>La Campagne de France,</i> révélait des propos antisémites à peine voilés (sur le nombre de journalistes juifs à France Culture notamment), on vit les réseaux éditoriaux et médiatiques de la pensée libérale et réactionnaire se mobiliser, au nom du libéralisme et du pluralisme, pour défendre l’indéfendable.
De la même façon, Élisabeth Lévy défendra les spectacles de Dieudonné au nom de la lutte contre l’anti-politiquement correct [8]. Étranges alliances, où au nom de l’identité culturelle française et de l’amour de la République, des "intellectuels" juifs, mais homophobes ou islamophobes, se solidarisent d’ "écrivains" ou d’ "artistes" homosexuels ou musulmans, mais antisémites. Il ne s’agit évidemment pas de réassigner chacun à ses appartenances sociales, culturelles, religieuses ou sexuelles, mais de relever l’instrumentalisation de ces appartenances pour renvoyer chacun au devoir de les sacrifier sur l’autel d’une identité nationale ou républicaine. C’était pourtant l’une des dernières leçons politiques d’Hannah Arendt, dont il arrive à ces "intellectuels" réactionnaires de se réclamer : ne jamais s’attacher à ses propres appartenances, mais ne rien en renier, s’il s’agit de les sacrifier au nom de l’identité nationale et de récuser les valeurs d’égalité et de justice sociale.<br />
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Il est grand temps de réaffirmer, de manière offensive, les valeurs d’une pensée authentiquement critique et de gauche. Bref, d’appeler de ses vœux, en théorie et en pratique, la venue de ce que Jacques Derrida nommait des termes énigmatiques de « nouvelles Lumières », de « démocratie à venir » ou de « nouvelle Internationale ».<br />
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<b>Notes</b><br />
[1] <i>Contre-feux</i>, tomes 1 et 2, de Pierre Bourdieu, Liber-Raisons d’agir. Et D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, de Didier Eribon, Éd. Léo Scheer.<br />
[2] <i>Ni droite ni gauche</i>. L’idéologie fasciste en France, de Zeev Sternhell, Folio-Gallimard.<br />
[3] Il faut noter que, si Didier Eribon évoque évidemment l’homophobie ordinaire des classes populaires, il se garde d’ y rapporter le vote en faveur de l’extrême-droite ; si cette homophobie culturelle reste prégnante, elle ne se traduit pas en terme de mobilisation comme on l’a vu avec la Manif pour Tous, dont les rangs étaient, de manière écrasante, constitués d’une population blanche, bourgeoise et catholique.<br />
[4] Cf. 1962, <i>Comment l’indépendance algérienne a transformé la France</i> (Payot) de Todd Shepard. Todd Shepard prépare actuellement un livre, qui montre combien la question algérienne a, par ailleurs, continué de travailler l’inconscient de la société française après l’indépendance algérienne, notamment au travers du prisme de la question sexuelle (<i>La France le sexe et "les arabes"</i>, de 1962 à 1979, à paraître chez Payot). On ne s’étonnera pas, dès lors, que la figure sexuelle du "garçon arabe", occupe obsessionnellement les discours comme ceux d’Eric Zemmour, Pascal Bruckner ou Renaud Camus, qui ne cessent de dénoncer, par exemple, une dévirilisation du mâle blanc français ou, plus généralement, occidental. Et l’on pourrait bien évidemment comparer cette panique sexuelle et morale à celle qui s’empare des hommes blancs américains, lorsqu’il s’agit d’évoquer la place et la visibilité des hommes afro-américains dans la société étasunienne.<br />
[5] <i>L’Ontologie politique de Martin Heidegger,</i> de Pierre Bourdieu, Minuit.<br />
[6] On peut consulter aujourd’hui le livre de Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme, Sur les "Cahiers noirs", qui revient sur les expressions d’antisémitisme les plus effarantes qui peuplent les écrits intimes d’Heidegger.<br />
[7] Alain de Libera : <i>Le don de l’Islam à l’Occident</i> (Maisonneuve et Larose), ainsi que <i>Les Grecs, les Arabes et nous : Enquête sur l’islamophobie savante</i> (Fayard).<br />
[8] Dans son journal en ligne, Renaud Camus (aux entrées en date du mois de mai 2013) relate l’existence de soirées réunissant Alain Finkielkraut, Elisabeth Lévy, Paul-Marie Couteaux, Richard Millet, Charles Consigny, ou encore Robert Ménard. Tous ces individus, pris à l’état isolés, partagent, outre leur détestation de l’Islam, une prétention commune à l’originalité, la provocation vaguement esthète ou distinguée qui feraient d’eux de nouveaux dandys, quand ils n’ont évidemment pas le début de génie d’un Baudelaire ou même d’un Godard. Godard qui, aujourd’hui, dans une sorte de surenchère ou de provocation esthète qui s’emballe, en vient à "espérer" une victoire du Front national.<br />
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<b><a href="http://www.regards.fr/web/article/le-grand-basculement-reactionnaire">Gildas Le Dem</a></b>Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-40531560227350718262015-07-17T03:00:00.000+02:002015-07-18T14:10:11.577+02:00Brève histoire de l'Islam et de l'Europe<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhbV2FT61crr2gQfyEKq3SxBhCIdIam8XJ2L3guKLKXxWdocR4na1t7Tya_ucNpHwlelfk1-2MxTo2-i5kGzdroNLmWW_sapG847dHxm42iDy9QzXENxpHd8J4pYtfHlJAS9G8_/s1600/islam+en+Europe.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhbV2FT61crr2gQfyEKq3SxBhCIdIam8XJ2L3guKLKXxWdocR4na1t7Tya_ucNpHwlelfk1-2MxTo2-i5kGzdroNLmWW_sapG847dHxm42iDy9QzXENxpHd8J4pYtfHlJAS9G8_/s320/islam+en+Europe.jpg" width="206" /></a></div>
L'histoire de l'islam en Europe commence en fait dès l'apparition de la religion musulmane au VIIe siècle, et se déploie en trois grandes vagues de pénétration territoriale. Ce monothéisme est l'un des trois grands courants religieux issus du foyer proche-oriental qui, depuis le début de notre ère, ont marqué l'Europe de leur empreinte. A l'époque romaine, les Juifs (et les Carthaginois) se dispersent dans tout l'empire, de l'Italie à la France, et au-delà. Le christianisme apparaît peu après, mais ne s'impose véritablement qu'avec la conversion de Constantin en 313, pour ensuite se propager à partir de son berceau romain. Né trois cents ans plus tard, l'islam amorce son expansion au Maghreb dès le VIIIe siècle sous l'impulsion des Arabes, puis poursuit sa percée au XIVe arrivant tour d'abord avec les Turcs ottomans dans les Balkans, puis en Europe septentrionale avec les Mongols récemment convertis. Chacune de ces phases d'expansion contribue à faire évoluer la pensée occidentale, qui prend alors la mesure des connaissances du raffinement de la civilisation musulmane, et surtout de sa puissance militaire. Celle-ci était d'ailleurs perçue par les populations les plus éloignés des lignes de front comme une menace, qui est restée ancrée dans l'usage linguistique: tout comme le nom des Ostrogoths et des Vandales est passé dans le vocabulaire courant pour désigner des brutes épaisses, les conquérants turco-mongols ont laissé leur marque sur la plupart langues européennes. En français, un « Turc» est un personnage dur et fort, tandis qu'en anglais «un petit Tartare » ou « un petit Turc » est un enfant brise-fer. Dans les fêtes villageoises, les envahisseurs d'antan sont encore souvent représentés sous les traits caricaturaux des Maures et des Nègres dans les défilés de chars fleuris. Primo Levi rappelle que, dans le jargon des camps de concentration nazis, les prisonniers qui « renonçaient» étaient appelés des « musulmans ».<br />
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L'Occident a souvent passé sous silence ces influences aussi anciennes que massives de l'Islam sur sa culture. Ce sont au premier chef les historiens qui ont forgé cette image tronquée de l'Europe, décrite comme une région farouchement attachée au maintien de ses frontières et comme une culture se réclamant d'une part de la Grèce et de la Rome antiques, et d'autre part du christianisme. L'enseignement de l'histoire et de la géographie dans les écoles européennes est au demeurant tout à fait révélateur, en ceci qu'il privilégie l'Europe, perçue comme entité géographico-culturelle - lorsqu'il ne se limite pas à ses variantes purement anglaise, française ou allemande. Par cette vision exclusive de son histoire et de sa géographie, la «vieille Europe» n' est pas très différente des jeunes nations d'Afrique, par exemple, qui en accédant à l'indépendance ont vu leurs frontières tracées en dépit du bon sens et se sont mises à écrire leur propre histoire et leur propre géographie pour se définir et trouver une légitimité.<br />
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Depuis l' Antiquité, l'Europe tend vers l'autarcie et, forte de son éthique catholique ou protestante, de son esprit d'entreprise, de son capitalisme, elle s'est attachée à se démarquer de l'Asie, perçue comme une terre de despotismes, incapable de connaître un développement capitaliste, voire, selon certains, d'être aussi créative que les Européens, bref fondamentalement rétrograde. L'assimilation systématique de l'Europe au christianisme et à la modernité a fait oublier - ou même réfuter - tout ce que l'Islam a pu apporter à la civilisation européenne. Des historiens espagnols ont ainsi pu affirmer sans sourciller que le monde musulman n'avait eu qu'une influence superficielle sur le monde ibérique, et n'avait jamais affecté le «tempérament propre» des Ibères
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L'Orient a en revanche maintenu une vision beaucoup plus floue des frontières entre les continents. Le mot <em>Uruba</em> (Europe) n'est apparu que dans la seconde moitié du XIXe siècle. Auparavant, les Levantins englobaient tous les Européens sous le nom générique de «Francs» (<em>Ifranj</em>), mais à l'époque ottomane ce terme ne s'appliquait plus aux Européens, ce qui prouve qu'il s'agissait davantage d'un concept politique que géographique. La notion d'Occident (<em>Gharb</em>), plus vaste, pouvait recouvrir la Russie, voire les États-Unis.
<br />
<br />
Il est vrai qu'en soi l'Europe n'est pas à proprement parler une entité géographique: elle n'est séparée de l'Asie que par un petit bras de mer, le détroit du Bosphore; au nord, elle se prolonge vers les vastes étendues terrestres des steppes russes. Cette frontière ténue est, à mon sens, aussi géographique que culturelle et sociale. En réalité, l'Europe n'a jamais été totalement isolée, ni purement chrétienne.
<br />
<br />
Plus qu'une terre chrétienne, le continent européen est en fait à la croisée des voies de pénétration des trois grandes religions écrites venues du Proche-Orient et issues d'une mythologie ou d'un texte sacré communs: le judaïsme, le christianisme et l'islam, dans l'ordre chronologique. Ces religions ont pris le pas sur un ensemble de croyances et de pratiques morales que nous qualifions de façon aussi expéditive que péjorative de «païennes », mais qui ont pourtant persisté jusqu'au XVe siècle en Lituanie dans les structures de l'État ou des élites et, au niveau populaire. dans une grande partie de l'Europe pendant bien plus longtemps - jusqu'à la fin du Moyen Âge, à en croire certains spécialistes.
<br />
<br />
En Europe, l'islam n'a pas davantage évincé le christianisme que celui-ci avait éradiqué les pratiques païennes ou éliminé le judaïsme. Toutes ces religions peuvent objectivement se prévaloir d'une présence légitime et, en ce sens, aucune ne saurait être considérée comme un «Autre»; toutes font partie intégrante de l'Europe, de notre patrimoine. <br />
<br />
Depuis le VIIIe siècle, l'Europe chrétienne a pourtant toujours vu dans l'islam son concurrent le plus redoutable. Il est vrai que la communauté juive, son autre rivale potentielle, est alors plus proche physiquement, puisqu'elle est en même temps dispersée et intégrée à la société. Qu'ils soient marchands ou réfugiés, les Juifs font certes peser une menace morale, voire commerciale, mars jamais politique, ni militaire. L'Islam, lui, inquiète autant par son altérité que par sa puissance, qui n'a rien à envier à celle de l'Occident. Militairement, d'abord, puisque les musulmans ont conquis l'Espagne, puis franchi les Pyrénées. Culturellement, ensuite, comme en témoignent les magnifiques édifices qu'ils construisent sur le sol européen, dont l'Alhambra de Grenade et l'incomparable mosquée de Cordoue. Ils raniment en outre de nombreux éléments de la culture classique que l'Occident avait négligés, à commencer par la traduction des œuvres d'Aristote. Et ils sont bien plus avancés en matière de sciences et d'hygiène. Sous le christianisme, les systèmes d'adduction d'eau des Romains sont tombés en désuétude, tout comme les bains romains, jugés impies tant ils rappelaient les bains rituels du judaïsme et les ablutions des musulmans. <br />
<br />
Depuis les temps les plus reculés, la plupart des flux migratoires terrestres se sont largement - mais pas exclusivement - effectués d'est en ouest. Ainsi, des déplacements des populations indo-européennes, celtes, et des peuples de langue ouraloaltaïque (tels les Finnois et les Hongrois) et, bien entendu, des Huns. Dans un premier temps, les influences culturelles ont généralement suivi le même mouvement, se propageant du Proche-Orient vers l'Europe. La tendance devait par la suite s'inverser à la faveur des conquêtes (avec l'expansion de la Russie de la mer Noire au Pacifique, puis la propagation de la culture européenne - ou de la « modernisation» -, de l'impérialisme et du colonialisme), et en l'absence de déplacements physiques les frontières ont été suffisamment poreuses pour que la culture soit partagée. Mais à l'origine, les influences sont essentiellement venues d'Orient.<br />
<br />
Rien ne l'atteste mieux que la sphère religieuse: c'est à partir de leur foyer proche-oriental que les trois grands monothéismes que sont le judaïsme, le christianisme et l'islam se sont propagés vers l'ouest (et aussi vers l'est), en suivant les deux rives de la Méditerranée. En ce sens, l'islam n'est pas plus exogène à l'Europe que le judaïsme et le christianisme : il y est implanté depuis longtemps et y a exercé une influence non seulement politique mais aussi culturelle. C'est d'ailleurs en partie pour se défendre de ses composantes juives (et avant cela phéniciennes) et musulmanes, que l'Europe s'est définie comme un continent chrétien. <br />
<br />
Pour comprendre le rôle de l'islam en Europe, il faut l'envisager au regard des invasions transcontinentales qui ont marqué l'histoire de l'Orient et l'Occident et contribué à définir l'Occident: celles des Huns, présents dans les deux régions, des Mongols, qui ont attaqué en même temps la Chine et l'Occident, et repoussé les Turcs, comme le rappelle Mao Tse-toung dans l'un de ses poèmes de la Longue Marche:
<br />
<br />
<em>Notre forêt de fusils s'élance </em><br />
<em>Tel l'antique général Fei Jiang </em><br />
<em>
Surgi des cieux pour chasser les tribus turques de Mongolie.</em>
<br />
<br />
L'Orient, d'où sont issues les trois grandes religions mondiales, a toujours présenté un intérêt politique pour les Européens. Les Grecs et les Romains y avaient déjà établi d'importants empires, tout comme les Egyptiens et les Perses. Mais avec la montée en puissance du christianisme, l'Orient, la Palestine plus précisément, est devenu le berceau de la religion et une destination de pèlerinage, au même titre que Jérusalem et La Mecque pour les juifs et les musulmans. Outre les fidèles qui entreprenaient le long et périlleux voyage, la Terre sainte a également attiré très tôt des investisseurs. Après l'avènement de l'islam au VIIe siècle, l'accès à la Palestine est devenu plus difficile. Par la suite, la volonté de « libérer» les lieux saints - que les musulmans pensaient avoir déjà « libérés» - fut l'un des principaux moteurs des Croisades, par lesquelles la papauté et le pouvoir ecclésiastique exhortaient les fidèles à s'acquitter de leur devoir en terre étrangère. <br />
<br />
Je voudrais ici considérer tout d'abord l'impact historique des différents degrés de présence de l'islam en Europe. Il a toujours constitué un point de référence qui a permis de structurer l'identité chrétienne au sein même de l'Orient. C'est ce qui ressort clairement de l'épisode des Croisades, qui n'étaient rien moins que des invasions des armées européennes en territoire musulman. Je m'efforcerai ensuite de rappeler les grandes contributions sociales, intellectuelles et artistiques de l'Islam à l'Europe chrétienne, en expliquant en quoi elles ont poussé l'Europe à affirmer sa chrétienté, et en insistant sur les points de divergence entre les deux cultures. Enfin, j'aborderai brièvement la place de l'islam dans l'Europe contemporaine, à travers notamment les immigrés d'Afrique du Nord, du Proche-Orient et du sous-continent indien.
<br />
<br />
Il se pourrait que la fâcheuse habitude d'évacuer le rôle de l'islam en Europe et la volonté de définir la chrétienté par opposition au-Proche-Orient (l' « Orient») constituent un aspect de l'orientalisme. Dans son ouvrage consacré à ce thème, Edward Saïd se démarque de la «tradition universitaire» lorsqu'il définit l'orientalisme comme « <em>un mode de pensée fondé sur une distinction ontologique et épistémologique entre l"'Orient" et (la plupart du temps) l'''Occident''</em> ». Les Grecs avaient déjà formulé cette conception, en opposant l'Europe à l'Asie, géographiquement bien entendu, mais culturellement aussi, en associant la première à la démocratie et la seconde à l'autocratie. A l'époque moderne, l'Orient (par lequel Saïd désigne en fait le Proche-Orient arabe) s'est vu d'autant plus concrètement distingué de l'Occident, que celui-ci lui a imposé sa domination economique, politique et militaire - inversant ainsi l'ancien équilibre des pouvoirs culturels et politiques.
<br />
<br />
«<em> L'Orient, poursuit Saïd, n'est pas simplement contigu à l'Europe; c'est également le lieu des colonies les plus grandes, les plus riches et les plus anciennes de l'Europe, la source de ses civilisations et de ses langues, son concurrent culturel, et l'une de ses images les plus profondes et les plus récurrentes de l'Autre</em> . » Qui plus est, souligne-t-il, l'Orient a contribué à définir l'Europe (ou l'Occident). En se scindant selon un axe latéral, la masse terrestre eurasienne a dissocié l'Est de l'Ouest. Mais l'islam n'était pas simplement un attribut de l'Orient géographique : il est arrivé en Europe dès les premiers temps de son existence, et a profondément marqué ce continent à bien des égards. En ce sens, l'Autre était parmi nous, dépassant les frontières au gré de la colonisation européenne, comme le souligne Saïd, mais aussi de la pénétration (ou de la «colonisation ») musulmane en Europe. Loin d'être cantonné à Damas ou Bagdad, l'Islam se manifestait aussi, selon les époques, à Barcelone, à Palerme, à Tirana, à Athènes, à Budapest ou, pour ne citer que quelques exemples plus proches de nous, en Tchétchénie et au Kosovo.
<br />
<br />
La présence de l'Islam en Europe commence pratiquement dès 622, première année de l'Hégire (« l'émigration », la« rupture des liens de parenté ») : à cette date, les fidèles de l'islam [« la soumission [à la volonté divine] »), c'est-à-dire les musulmans [« ceux qui se sont soumis »), quittent La Mecque avec Mahomet, fuyant les persécutions pour aller s'établir à Médine, où des tribus juives contrôlent l'important trafic caravanier. Là, le Prophète forme une alliance de clans, qu'il envoie attaquer les riches caravanes reliant le Yémen, La Mecque et la Syrie (Damas et Gaza), transportant les marchandises venues d'Inde et d'Éthiopie vers la Méditerranée.
La Mecque et Médine sont alors de grands centres commerciaux, où opèrent des marchands juifs et chrétiens. Le cousin de Khadija, riche femme d'affaires qui avait embauché Mahomet et deviendra sa première épouse, était lui-même chrétien. Le Prophète est donc en contact avec les « gens de l'Écriture », dont les réalisations sont reconnues. Mais à mesure que l'islam impose sa loi, il soumet les non-musulmans à un impôt par capitation, le <em>jyzyia</em>, auquel de plus en plus d'« infidèles» se soustraient en choisissant de se convertir à l'islam. Affirmant leur puissance militaire, les musulmans concluent une série d'alliances et unifient l'Arabie. À la veille de sa mort, en 632, Mahomet est l'homme fort du pays. Encouragée par la défaite des Perses Sassanides face à l'Empire byzantin (627-628), la communauté musulmane qui, en 630, a déjà attaqué la Syrie, se lance dans des guerres de conquête.
<br />
<br />
L'expansion musulmane hors d'Arabie est spectaculaire.
Quarante-six ans après le départ de Mahomet de La Mecque, ses adeptes lancent leur premier grand assaut contre Constantinople, capitale des chrétiens d'Orient. Au terme de sept années de siège, les assaillants ont perdu quelque 30 000 hommes et battent en retraite, vaincus par le redoutable feu grégeois de l'adversaire. En 716, ils tentent à nouveau de prendre la ville par le flanc européen, mais sont repoussés par les brûlots grecs (ironie du sort, l'usage de ces vaisseaux incendiaires aurait été inventé au VIIe siècle par un ingénieur syrien). En fait, Constantinople ne tombera que sept siècles plus tard, face aux Turcs.
<br />
<br />
En réaction à cette poussée de l'islam qui, par le Maghreb, pénètre en Espagne, la Chrétienté organise les Croisades vers l'Orient pour tenter de reprendre la Terre sainte que les musulmans ont ravie aux Byzantins. Une deuxième grande vague est menée par les Turcs qui attaquent l'Empire byzantin par le nord, pénètrent dans les Balkans, et finissent par s'emparer de Constantinople en 1453. Parallèlement, depuis 1237, les Tatares mongols venus d'Asie septentrionale déferlent sur la Russie et l'Europe centrale, prennent en étau la Pologne et la Hongrie en 1241, mais, deux ans plus tard à peine, la mort du Grand Khan les incite à se retirer pour regagner la Mongolie. <br />
<br />
[<strong>Jack Goody</strong>, <i>L’Islam en Europe. Histoire, échanges, conflits</i>]
Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-33765956767085273622015-07-10T18:57:00.000+02:002015-07-10T23:20:54.127+02:00On ne peut pas ne pas articuler<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgFkrbxzLFnWeTtzj9nCqM4kI6mTilbGKM1J42A36PE7vrwgp5VtylaRSvOJAQn1WB2wTTM0bg8RqpxANlzSwZiEFckuj45AC2MyV-4X8QR0sSgKfyP23IMPOjHIkr9bL8FzzrE/s1600/intersection.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="256" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgFkrbxzLFnWeTtzj9nCqM4kI6mTilbGKM1J42A36PE7vrwgp5VtylaRSvOJAQn1WB2wTTM0bg8RqpxANlzSwZiEFckuj45AC2MyV-4X8QR0sSgKfyP23IMPOjHIkr9bL8FzzrE/s320/intersection.jpg" width="320" /></a></div>
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<br />
<strong>1.</strong> Parce que je suis multiple, tu es multiple, il est multiple, nous sommes multiples...
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<br />
« Nul aujourd’hui n’est seulement ceci ou cela. Indien, femme, musulman, américain, ces étiquettes ne sont que des points de départ. Accompagnons ne serait-ce qu’un instant la personne dans sa vie réelle et elles seront vite dépassées. L’impérialisme a aggloméré à l’échelle planétaire d’innombrables cultures et identités. Mais le pire et le plus paradoxal de ses cadeaux a été de laisser croire aux peuples qu’ils étaient seulement, essentiellement, exclusivement, des Blancs, des Noirs, des Occidentaux, des Orientaux. » [1]<br />
<br />
L'éthique étant un « <em>rapport de soi à soi</em> » suivant le mot de Michel Foucault, ici un rapport de lucidité et d'honnêteté, je tiens pour ma part à assumer l'ensemble de mes « coordonnées », toutes bancales qu'elles puissent être.<br />
<a name='more'></a><br />
<strong>2.</strong> Parce que ce qui me fonde c'est précisément le point d'articulation entre les divers composantes de mon identité. Et c'est ce flux multiple et conjugué qui la façonne et me donne un point de vue unique, spécifique sur le monde, puisqu'on parle et on écrit toujours depuis un lieu et un temps définis, depuis une histoire et une culture particulières, ce que nous disons est toujours en contexte, positionné, ce qui requiert une certaine forme de vigilance :<br />
<br />
« L'objectivation du rapport subjectif à l'objet fait partie des conditions de l'objectivité (...) Le rapport primitif à l'objet lorsqu'il n'est pas lui-même objectivé, resurgit sans cesse dans le discours sur le monde social et il est des « sociologie » qui ne sont que des étalages plus ou moins complaisant d « état d'âme ». On ne peut objectiver complètement sans avoir objectiver les intérêts que l'on a à objectiver. » [2]
<br />
<br />
<strong> 3.</strong> Parce que la position que j'occupe est celle d'un « <em>outsider de l’intérieur</em> » (Patricia Hill Collins), c'est une position particulière et <em>avantageuse</em> qui me donne accès tout à la fois à la marge et au centre, cette vision panoramique me permet de développer un savoir et une pratique, sur l'espace social dans lequel j'évolue, qu'on ne peut pas soupçonner de naïveté. Ainsi, je fais partie de « ces peuples qui sont dans la civilisation occidentale, qui y ont grandi, mais à qui l'on fait sentir et qui ont eux-mêmes senti qu'ils étaient en dehors, ont un aperçu unique sur leur société. » [3]
<br />
<br />
Position avantageuse certes, mais néanmoins <em>tragique</em> :
« C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante » [4]
<br />
<br />
<strong>4.</strong> Parce que ce point de vue spécifique, qui est tout à la fois ontologique, cognitif et méthodologique, a trois caractéristiques majeures. L'idée selon laquelle l’<em>expérience minoritaire </em>occupe un place centrale. Celle suivant laquelle toutes les catégories de l'altérité sont construites et qu'il n'y a pas d'essence en cette matière. Et enfin le sentiment que tout ce qui l'opprime est aussi divers et combiné qui ce qui le fonde.
<br />
<br />
« Pour l'Occident développé, nous serions plutôt tous « pareils ». Nous appartenons à la marge, au sous-développement, à la périphérie, à l'« autre ». Nous sommes à la limite externe, à la bordure du monde métropolitain - nous somme toujours le « Sud » pour <em>l'El Norte</em> d'un autre.» [5]
<br />
<br />
<strong>5.</strong> Parce que le concept d'intersectionnalité, où l'articulation est centrale, tout comme celui de « <em><a href="http://bougnoulosophe.blogspot.be/2013/01/de-la-pensee-frontaliere.html">border-thinking</a></em> », est une invention de non-blanc qui répondait à un besoin analytique spécifique de « minoritaires ». Un concept qui visait à comprendre leur condition : un ensemble de situations complexes dans lesquelles les relations de « race », de genre et de classe etc. sont imbriquées ou intriquées. Et cette intuition de la nature combinée des oppressions remonte à bien longtemps, par exemple, en 1851, Sojourner Truth, une abolitionniste noire américaine, née de parents esclaves, interpellait vigoureusement les féministes « blanches » de son époque : <br />
<br />
« Les hommes disent que les femmes doivent être aidées lorsqu’elles portent des charges ou lorsqu’elles franchissent un obstacle et qu’elles doivent avoir la meilleure place partout. Personne ne m’a jamais aidé à porter des fardeaux ou à franchir une flaque de boue, ni ne m’a jamais donné la meilleure place. Et pourtant, ne suis-je pas une femme ? Regardez-moi. Regardez mes bras ! J’ai labouré et planté et cueilli, j’ai rentré des récoltes et aucun homme n’a pu me commander ! Et pourtant, ne suis-je pas une femme ? Je peux travailler autant qu’un homme et manger autant qu’un homme - quand j’en ai les moyens - et supporter le fouet autant qu’eux. Et pourtant, ne suis-je pas une femme ? J’ai mis au monde treize enfants et j’ai vu la plupart d’entre eux réduits en esclavage et quand je hurlais ma plainte de mère, personne, hormis Jésus, ne m’a écoutée ! Et pourtant, ne suis-je pas une femme? » [6]
<br />
<br />
Car, il n'est rien de pire que de renforcer la pensée dominante en oubliant, ou en abandonnant, son propre « patrimoine », celui de ses luttes :
<br />
<br />
« Le déclin de la pensée radicale accroît considérablement le pouvoir des mots, les mots du pouvoir. « Le pouvoir ne crée rien, il récupère. » Les mots forgés par la critique révolutionnaire sont comme les armes des partisans, abandonnées sur un champ de bataille : ils passent à la contre-révolution ; et comme les prisonniers de guerre, ils sont soumis au régime des travaux forcés. » [7]
<br />
<br />
<strong>6.</strong> Parce que <a href="http://seenthis.net/messages/112741">l'exigence d'articulation</a> est la seule manière de comprendre les contradictions et les paradoxes apparents de l'expérience minoritaire. Il permet, par exemple, de saisir les fondements de ceci : <br />
<br />
« Dans l’histoire des États-Unis, la fausse inculpation du viol est l’un des plus énormes subterfuges que le racisme ait inventé. On a systématiquement brandi le mythe du violeur noir chaque fois qu’il a fallu justifier une nouvelle vague de violence et de terrorisme contre la communauté noire. L’absence remarquée des femmes noires dans les rangs du mouvement contre le viol peut s’expliquer par son indifférence à l’accusation de viol comme alibi raciste. Trop d’innocents ont été sacrifiés dans les chambres à gaz et ont croupi dans les prisons pour que les femmes noires se joignent à celles qui cherchent souvent assistance auprès des policiers et des juges... » [8]
<br />
<br />
Ou bien encore :
« Les analyses féministes contemporaines de la famille impliquent souvent que le succès du mouvement féministe devrait conduire à l’abolition de la famille. Cette suggestion est très choquante pour beaucoup de femmes et particulièrement parmi les non-blanches. Tandis que les militantes blanches peuvent expérimenter la famille en premier lieu comme une institution oppressive (une structure sociale où elles font l’expérience de graves abus et de l’exploitation), beaucoup de femmes noires trouvent que la famille est la moins opprimante des institutions. En dépit du sexisme dans le contexte familial, elles peuvent y faire l’expérience de la dignité, de l’estime de soi et de l’humanisation qui ne sont pas expérimentées dans le monde extérieur où elles sont confrontées à toutes les formes d’oppression. […] La dévalorisation de la vie de famille dans les discussions féministes, reflète souvent la nature de classe du mouvement. Les individus des classes privilégiées s’appuient sur de nombreuses institutions et structures sociales pour défendre leurs intérêts. Les bourgeoises peuvent répudier la famille sans croire que, ce faisant, elles vont perdre la possibilité de relations sociales, de sécurité et de protection » [9] <br />
<br />
<strong>7.</strong> Parce que les articulations les plus dangereuses, les plus pernicieuses, ce sont les articulations « par défaut », <em>insues</em> de celui qu'elles structurent, car ces articulations invisibles laissées à l'initiative, et au profit des dominants, enfantent des monstres. Ainsi il existe aujourd'hui une collusion évidente entre un certain féminisme et l'impérialisme, autour de l'articulation entre la race et le genre. Comme il existe un certain type d'articulations entre la race et la classe, au sein du social-chauvinisme universaliste qui a pignon sur rue.
<br />
<br />
« Les questions centrales de la race sont toujours apparues historiquement en articulation, dans une formation, avec d'autres catégories et divisions, et qu'elles n'ont jamais cessé de croiser et recroiser les catégories de la classe, du genre et de l'ethnicité...» [10]
<br />
<br />
<strong>8.</strong> Parce que ne pas tenir compte de la complexité dont nous sommes faits, c'est laisser un champ d'action à l'instrumentalisation, car celle-ci ne prospère que sur les tensions et les contradictions qui nous habitent. Aussi feindre qu'elles n'existent pas, c'est tendre le bâton avec lequel on va se faire battre. Car si certains « minoritaires» sont instrumentalisés, c'est qu'ils étaient intrumentalisables. Et si l'on ne compte plus le nombre de « mercenaires », transfuges, hommes de paille, « <a href="http://abagond.wordpress.com/2009/11/18/native-informant/">native informants</a> » issus de minorités qui se font les fidèles serviteurs de l'ordre dominant. En s'attaquant, soit aux minorités dont ils proviennent, soit à d'autres minorités moins pourvues en capital symbolique, renouant parfois avec de vieux « schèmes coloniaux ». On ne sait jamais vraiment interrogé sur le « pourquoi », sur les raisons profondes, d'un tel phénomène.
<br />
<br />
<strong>9.</strong> Parce que la question des alliances, à laquelle on associe habituellement celle de l'articulation, est bien mal posée. L'alliance, bien avant de se nouer entre un « nous » et une « extériorité », à savoir deux groupes constitués, autonomes, en réalité, elle se pose, d'abord, en amont : elle concerne la constitution d'un « nous » qui soit autre chose qu'un <em>fétiche</em>, c'est-à-dire un « nous » vivant, composite et dynamique, un « nous » qui n'a jamais été fixé une fois pour toute, un « nous » en devenir :
<br />
<br />
« Il faut au préalable reconnaître que les groupes identitaires organisés dans lesquels nous nous retrouvons sont en fait des coalitions, ou à tout le moins des coalitions potentielles qui attendent de se former. Dans le contexte de l’antiracisme, ce n’est pas parce que nous reconnaissons que la politique de l’identité telle qu’elle est couramment comprise marginalise les expériences intersectionnelles des femmes de couleur que nous devons pour autant renoncer à essayer de nous organiser en tant que communautés de couleur. » [11]
<br />
<br />
<strong>10</strong>. Parce que, si je n'ignore pas l'usage légitime et parfois nécessaire d'un « <em><a href="http://seenthis.net/messages/25116">essentialisme stratégique</a></em> » (Gayatri Spivak) de la part de minorités, je n'ai que faire d'une « <a href="http://www.mouvements.info/Les-ravages-de-la-pensee-moniste-a.html">pensée moniste</a> » qui ressemble à s'y méprendre à ce que j'ai toujours combattu, à savoir un dispositif qui produit des réductions, des réifications et des binarismes en tous genres, je ne veux pas cautionner une sorte de « stalinisme de l'identité » et ses gardiens du temple, qui en dessinent les contours, d'où qu'ils viennent, je n'ai pas envie de participer au jeu malsain des « vrais combats » et des « contradictions secondaires », sachant que le processus de catégorisation est en soi un exercice de pouvoir dont l’initiative revient au groupe dominant ou à ceux qui aspirent à dominer...
<br />
<br />
« Découvrant l’inutilité de son aliénation, l’approfondissement de son dépouillement, l’infériorisé, après cette phase de déculturation, d’extranéisation, retrouve ses positions originales. Cette culture, abandonnée, quittée, rejetée, méprisée, l’infériorisé s’y engage avec passion. Il existe une surenchère très nette s’apparentant psychologiquement au désir de se faire pardonner. (…) État de grâce et agressivité sont deux constantes retrouvées à ce stade. L’agressivité étant le mécanisme passionnel permettant d’échapper à la morsure du paradoxe (…) La culture encapsulée, végétative, depuis la domination étrangère est revalorisée. Elle n’est pas repensée, reprise, dynamisée de l’intérieur. Elle est clamée. Et cette revalorisation d’emblée, non structurée, verbale, recouvre des attitudes paradoxales.» [12]
<br />
<br />
<br />
<strong>Note</strong>
<br />
<br />
[1] Edward Said., <em>Culture et Impérialisme</em>, Fayard, Paris, 2002.
<br />
[2] Pierre Bourdieu, <em>Langage et pouvoir symbolique</em>, Le Seuil, Paris, 2001.
<br />
[3] CLR James in Stuart Hall, <em>Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies</em>, Éditions Amsterdam, Paris, 2007
<br />
[4] W.E.B DuBois, <em>Les âmes du peuple noir</em>, La Découverte, Paris, 2007.
<br />
[5] Stuart Hall, <em>Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies</em>, Éditions Amsterdam, Paris, 2007.
<br />
[6] Sojourner Truth in bell hook, <em>Ain’t a woman: Black Women and feminism</em>, South End Press, Boston, 1981.
<br />
[7] Mustapha Khayati, <em>Les mots captifs</em>, Internationale situationniste n°10, mars 1966.
<br />
[8] Angela Davis, <em>Femmes, race et classe</em>, Éditions Des femmes, Paris, 2007.
<br />
[9] bell hook, <em>Feminist Theory: from margin to center</em>, South End Press, Boston, 1984.
<br />
[10] Stuart Hall, <em>Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies</em>, Éditions Amsterdam, Paris, 2007.
<br />
[11] Kimberlé Williams Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre2/2005 (n° 39), p. 51-82. <br />
[12] Frantz Fanon,<em> Œuvres</em>, La Découverte, Paris, 2011.
Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-35248291.post-5755154741161568802015-06-25T16:19:00.000+02:002016-08-17T23:19:30.790+02:00« Le harem de la taille 36 »<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
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L'énigme du harem européen s'éclaircit soudain pour moi, dans ce temple de la consommation qu'est un grand magasin new-yorkais, lorsque la vendeuse m'annonça, avec la solennité d'une prêtresse, qu'elle n'avait pas de jupes pour moi. J'avais, me dit-elle, les hanches trop larges.</div>
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« Dans ce magasin tout entier, qui fait cent fois le bazar d'Istanbul, vous n'avez pas de jupes pour moi? Vous plaisantez! » (...)<br />
Mais elle insista avec un rien de condescendance:<br />
« Vous êtes trop forte...<br />
- Je suis trop forte par rapport à quoi? répondis-je en la fixant attentivement, consciente de me trouver soudain au bord d'un véritable fossé culturel.<br />
- Comparée à une taille 38 (sa voix avait le ton irrécusable d'une fatwa). Les tailles 36 et 38 sont la norme, ou plus exactement l'idéal, poursuivit-elle, encouragée par mon regard interrogatif. Les tailles hors norme, surtout comme la vôtre, ne sont disponibles que dans des magasins spécialisés ». (...)<br />
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Mais ce jour-là, dans ce magasin où j'étais entrée avec la sérénité d'une consommatrice souveraine, prête à dépenser de l'argent, j'étais brutalement anéantie. Mes hanches, jusque-là le signe d'une maturité épanouie, étaient dévalorisées et ravalées au rang de difformité.
« Qui décide de ce qui est normal? » ai-je demandé à la vendeuse élégante dans l'espoir de récupérer un peu de mon assurance en contestant les règles. (...)<br />
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« Et qui dit que tout le monde doit faire une taille 38? » insistais-je non sans quelque ironie, négligeant volontairement de mentionner la taille 36 (...).
La vendeuse me regarda avec une légère anxiété.<br />
« La norme ou plutôt la taille idéale est ce qu'on trouve partout, dans les magazines, à la télévision, sur les affiches. Vous ne pouvez pas l'avoir manquée. C'est Calvin Klein, Ralph Lauren, Versace, Armani, Valentino, Dior, Saint-Laurent, Chrisian Lacroix, Jean-Paul Gaultier... Tous les grands magasins suivent la norme et s'ils vendaient du 46 ou du 48, ce que vous faites, je pense, ils feraient faillite. » (...)<br />
« D'où venez-vous? » C'est alors que je remarquai qu'elle avait à peu près le même âge que moi - plus près des soixante ans que de cinquante. Sauf que son corps avait la minceur de celui d'une fille de 16 ans (...)<br />
« Je viens d'un pays où les vêtements n'ont pas de taille précise, répondis-je. J'achète le tissus et la couturière ou l'artisan me fait la robe ou la djellaba que je veux. Ni elle ni moi ne savons qu'elle est ma taille. Au Maroc personne ne s'occupe de ça (...) »<br />
« Vous voulez dire, demanda-t-elle encore avec de l'incrudilité dans la voix, que vous ne vous pesez pas, tout simplement? Ici, il y a bien des femmes qui perdraient leur job à cause de cela. »<br />
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Elle plaisantait mais sa remarque cachait une réalité cruelle. La vérité me frappait de plein fouet: la taille 38 était un carcan aussi répressif que le voile le plus épais (...).
Oui, pensai-je en m'engageant dans les allées moquetées, j'ai enfin trouvé la solution à l'énigme du harem.<br />
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A l'encontre du musulman qui limite son oppression à l'espace public, l'homme occidental manipule le temps et la lumière. Il établit, grâce aux sunlights des caméras qui fixent la beauté idéale sur les millions de photos des messages publicitaires, que celle-ci doit paraître avoir quatorze ans. Si elle a l'air d'en avoir quarante ou pire, cinquante, elle s'évanouit dans l'obscurité. En braquant les projecteurs sur la nymphette, en la hissant au rang d'idéal, il remise les plus âgées dans l'ombre et l'oubli. Les malins d'hommes occidentaux... Ils chantent la démocratie à leur femme le matin, et le soir ils soupirent d'admiration devant de très jeunes beautés au sourire aussi éclatant que vide, reprenant sous une nouvelle variante l'éternelle ritournelle chantée par Kant: belle et stupide ou intelligente et laide!<br />
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Nous sommes certes plus intelligentes à quarante ans qu'à vingt, comme le dit si bien le proverbe arabe: « celui qui a vécu une nuit de plus que toi a une ruse de plus dans sa poche » Mais, sur la rive européenne de la Méditerranée, les hommes en ont décidé autrement. Quand une femme a l'air plus mûr, et donc plus sûre d'elle-même, ils l'attendent au tournant. Une femme sûre d'elle-même ne se pèse pas tous les quarts d'heure... Et donc, elle laisse ses hanches s'élargir. Et vlan! Elle est précipitée dans les abîmes de la laideur.
Les murs du harem occidental dressent une barrière dangereuse entre une jeunesse séduisante et une maturité repoussante.<br />
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En Occident, les armes utilisées par les hommes pour circonvenir les femmes sont pratiquement invisibles: ils manipulent le temps. Les images, c'est du temps condensé. Ils n'obligent aucune femme à se conformer à l'image idéale ni à porter la taille 38 en lançant la police à ses trousses comme le font les ayatollahs après celles qui laissent glisser leurs tchadors. Ils ne disent rien. Sauf que le jour où vous voulez acheter une jupe, on vous annonce que vous êtes un <i>monstre.</i> On vous laisse digérer seule votre déconfiture. On vous oblige à analyser votre situation et à conclure comme ils le désirent: le vieillissement, pourtant inéluctable, est un acte coupable. (...) Mais le voile tissé par le temps qui passe était plus épais, plus absurde encore que le voile et le contrôle de l'espace des ayatollahs. (...)<br />
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La violence que constitue le harem occidental est peu visible parce qu'elle est maquillée en choix esthétique. C'est comme les pieds des Chinoises : les hommes de Chine avaient décrété que les plus jolies femmes avaient de petits pieds, des pieds d'enfants. Alors les fillettes se broyaient les pieds pour conserver les mesures considérées comme idéales ; la femme parfaite était celle qui avait poussé la recherche de la beauté jusqu'à l'auto-mutilation, et prouvé ainsi que la séduction de l'homme était sa plus grande ambition. De la même façon, la femme parfaite occidentale bride ses hanches afin qu'elles gardent la mesure idéale. Nous les musulmanes jeûnons un mois par an. Les Occidentales jeûnent douze mois par an. « Quelle horreur ! » me dis-je en regardant autour de moi toutes ces Américaines qui avaient l'air de gamines à peine pubères.<br />
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Selon I'écrivain Naomi Wolf, le poids des top models, images contemporaines de la beauté idéale, ne cesse de s'éloigner du poids de la population féminine dans son ensemble. « Il y a une génération, le poids du mannequin moyen était environ 8 % inférieur à celui de l'Américaine moyenne. Aujourd'hui. la différence est de 23 % [ ... ]Le poids de Miss America s'effondre et celui des playmates est passé. en huit ans, d'une différence de 11 % avec l'Américaine moyenne à une différence de 17 %. » Ce rétrécissement de la silhouette idéale est à l'origine, selon Naomi Wolf, de l'accroissement des cas d'anorexie et autres problèmes de santé:<br />
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<i>« Les troubles de la nutrition augmentent de façon exponentielle, et des quantités de névroses sont apparues dans lesquelles la nourriture et le poids servent d'agents déclencheurs [...] à la dégradation de la santé mentale. »</i><br />
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Le harem occidental prenait à présent tout son sens. Espace sur la rive sud de la Méditerranée, temps sur la rive nord. Mais l'objectif reste le même: donner aux femmes un profond sentiment de gêne, d'incertitude, de honte. L'homme occidental dicte à la femme des règles qui régissent son aspect physique. Il contrôle toute l'industrie de la mode, depuis la conception des cosmétiques jusqu'à la diffusion des soutiens-gorge. L'Ouest est en effet la seule région du monde où le vêtement féminin est une industrie essentiellement masculine. Ailleurs, dans des pays comme le Maroc où vous dessinez vous-même vos vêtements et en contrôlez la fabrication, la mode est une affaire strictement individuelle. Pas en Occident, où l'individualisme règne partout sauf lorsqu'il s'agit de mode. Là, c'est le règne de la loi de la horde: le conformisme est de rigueur. Naomi Wolf explique, dans <i>Le mythe de la beauté</i>, que les hommes ont mis au point une incroyable machine fétichiste:<br />
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<i> « De puissantes industries - 33 milliards par an pour les produits de régime, 20 milliards par an pour les cosmétiques, 300 millions pour la chirurgie esthétique, 7 milliards pour la pornographie - ont jailli de cette mine que sont les angoisses inconscientes. En retour, elles engendrent et façonnent l'hallucination collective comme dans une spirale infernale ». </i><br />
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Quand j'ai relaté à Kemal au téléphone l'incident et la théorie que j'en avais déduite, il m'a fait déchanter avec une petite question piège : « Comment cela peut-il marcher? Pourquoi les femmes acceptent-elles ça? » Je me suis aussitôt juré de le priver de <i>qurb</i> pour plusieurs semaines. Quelle cruauté de confronter un chercheur aux limites de sa théorie naissante ! Cette réflexion me plongea dans un long silence ponctué de fax à Christiane ; seule une Parisienne pouvait restaurer mon honneur de chercheuse sérieusement entamé par les doutes de Kemal. Enfin, elle m'envoya un livre qui m'assura un triomphe quasi inébranlable dans mes échanges avec Kemal : <i>La domination masculine,</i> de Pierre Bourdieu.<br />
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Bourdieu y évoque un concept génial, qu'il nomme « la violence symbolique ». « La violence symbolique, explique-t-il, est une forme de pouvoir qui s'exerce sur les corps directement, et, comme par magie, en dehors de toute contrainte physique, mais cette magie n'opère qu'en s'appuyant sur des dispositions déposées, telles des ressorts, au plus profond des corps.» En lisant Bourdieu, j'eus l'impression de mieux comprendre la psyché occidentale. Les industries de la mode ne sont que la pointe émergée de l'iceberg, explique le philosophe. Quelque chose se passe, au-dessous, qui reste secret ; autrement, pourquoi les femmes accepteraient-elles spontanément de se rabaisser ? Pourquoi, par exemple, les femmes choisissent-elles de préférence des hommes plus grands et plus âgés qu'elles? Victimes des manipulations magiques de la violence symbolique, elles acceptent spontanément « les signes ordinaires de la hiérarchie sexuelle » tels que l'âge, la taille, l'argent. C'est cette spontanéité que Bourdieu décrit comme étant le produit d'une sorte d'« ensorcellement ».<br />
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Ces méthodes élémentaires de domination sont certainement très efficaces : me priver de nourriture est la meilleure façon de m'empêcher de penser et de détruire ma confiance en moi-même. Quand j'ai faim, je déprime sur-le-champ et je m'accuse de tous les maux.
Naomi Wolf et Pierre Bourdieu en arrivent tous deux à la conclusion que ces « codes corporels » paralysent insidieusement l'aptitude des femmes à entrer dans la course au pouvoir. même si le monde professionnel leur semble largement ouvert. Les règles du jeu sont différentes selon les sexes. Les ressources des femmes qui entrent dans la compétition sont à ce point dépendantes de leur aspect physique qu'on ne peut pas parler d'une égalité des chances.<br />
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<i>« Une fixation culturelle sur la minceur féminine n'est pas l'expression d'une obsession de la beauté féminine. explique Wolf, mais d'une obsession de l'obéissance féminine. Le régime est le plus puissant des sédatifs politiques qui ait jamais existé dans l'histoire de la femme ; une population qui reste calme dans sa folie est forcément docile. » </i><br />
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La recherche, renchérit-elle, « confirme que la plupart des femmes savent trop bien qu'une surestimation de la minceur conduit à "la perte effective de toute estime personnelle et du sens de l'efficacité", et ( ...) qu'"une restriction calorique périodique ou prolongée" modèle une personnalité caractéristique dont les traits dominants sont la passivité, l'anxiété, et l'émotivité ».<br />
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De la même manière, Bourdieu, qui insiste plutôt sur la façon dont ce mythe s'inscrit dans la chair même, reconnaît que le rappel constant de leur apparence physique déstabilise les femmes ainsi réduites au rang d'objets d'exposition : « La domination masculine qui constitue les femmes en objets symboliques dont l'être (<i>esse</i>) est un être perçu (<i>percipi</i>) a pour effet de les placer dans un état permanent d'insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique: elles existent d'abord par et pour le regard des autres, c'est-à-dire en tant qu'objets accueillants, attrayants, disponibles. » Être changée en un objet dont l'existence dépend du regard de son propriétaire fait de la femme moderne... une esclave de harem.<br />
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[<b>Fatema Mernissi</b>, <i>Le Harem et l'Occident</i>]Le Bougnoulosophehttp://www.blogger.com/profile/04924208019069294963noreply@blogger.com0