Apprendre à s’exiler

Edward Saïd fut toute sa vie en exil : l’exil subi de celui qui, déraciné, s’est toujours senti apatride, mais aussi l’exil choisi de l’intellectuel ne comprenant son engagement que dans le détachement à l’égard des appartenances universitaires et l’invitation au voyage.

Le livre d’Edward Saïd, Réflexions sur l’exil et autres essais* (Reflections on Exile, Londres, Granta Books, 2000) est un étrange objet. Regroupement d’articles sur des sujets aussi divers que Nietzsche, la danse du ventre, la musique classique, l’orientalisme ou la littérature anglaise, il est pourtant très exactement ce que son titre énonce, une réflexion sur l’exil. Edward Saïd a toujours lié le déracinement et une certaine façon d’être un intellectuel, en errance, sans ancrage territorial fixe et surtout sans ancrage disciplinaire fixe.

Cet exil en acte, souvent mal compris – en particulier en France – lorsqu’il est accolé au terme de « post-colonialisme » ou d’études post-coloniales, est un mélange doux-amer de liberté et de vertige. C’est exactement le sentiment que produit en retour la lecture de cette somme de 755 pages. Le lecteur se trouve d’abord devant une accumulation de registres, de domaines, d’images qui le dépassent : comment rendre compte, scientifiquement, honnêtement, d’un livre qui traite autant d’objets ? Et comment le lire, d’abord ? Il y a plusieurs manière d’apprivoiser cet objet : lire par fragments, suivre un fil thématique ou suivre le fil chronologique des essais regroupés ici en tentant de reconstituer un parcours intellectuel. Si l’on accepte de suivre le rythme de Saïd et son vagabondage, cet ouvrage semble bien s’inscrire comme un écho tant de ses travaux scientifiques que de sa belle autobiographie [1]. Alors qu’alternent articles, préfaces, allocutions, récits, exposés, « reportages », plusieurs éléments s’assemblent pour construire une pensée singulière et singulièrement cohérente.

Voyager sans détour

L’écriture d’abord. Saïd entre toujours à vif dans les sujets qu’il aborde : une phrase courte, générale, banale au premier abord, et nous voilà invités à cheminer, à complexifier, à ramifier. Ainsi l’essai sur les pianistes intitulé « Souvenirs musicaux : présence et mémoire dans l’art du pianiste » (p. 293) commence par une phrase aussi abrupte que déroutante : « Les pianistes ont une emprise remarquable sur notre vie culturelle ». Il voyage entre interprètes et répertoires pour finir par établir une comparaison avec l’écriture de l’essai. On y lit « l’art poétique » de Saïd l’essayiste-pianiste [2] : « L’essai, comme le récital, est de circonstance, re-créatif, et personnel. Et les essayistes, comme les pianistes, s’intéressent aux certitudes : ces œuvres d’art méritent toujours une autre lecture critique et réfléchie. Et surtout, ni un pianiste ni un essayiste n’est capable de proposer une lecture ultime, aussi définitive que soit son interprétation. La sportivité fondamentale de ces deux genres est ce qui fait qu’ils restent honnêtes, et vitaux » (p. 308). Ainsi la prose de Saïd nous conduit, littéralement, à opérer des comparaisons, à passer d’un monde à l’autre.

C’est là le deuxième fil tendu entre ces essais. Un fil peut-être moins personnel, mais exploré ici de manière très singulière. Edward Saïd en use avec la liberté de qui est familier de nombreuses langues et de multiples univers culturels. Ainsi Foucault dialogue avec Ibn Khaldoun dans « Le pouvoir dans l’imaginaire de Foucault » (p. 320-321) lorsque Saïd rapproche leurs visions de l’histoire d’une part et leur intérêt pour les énoncés et pour la construction humaine d’un ordre cohérent d’autre part. L’aisance avec laquelle il se meut dans des univers que la plupart des universitaires dissocient explique un aspect très important de son cheminement intellectuel, sur lequel il revient dans « La politique du savoir » (p. 481-496). Il raconte qu’il a été interpellé lors d’une conférence par « une femme noire assez renommée » qui lui reproche de ne pas citer assez d’auteurs non-européens et féminins. Pris au dépourvu, Saïd ne sait que répondre. Le trouble dont il témoigne est important. « Il serait vain de nier que cet échange m’a troublé. Entre autres choses, j’étais contrarié que ma position ait été ainsi déformée, et que ma réponse ait été aussi maladroite. » Cette situation le met en face d’une contradiction qui se révèle à la fois scientifique et intime, et qui l’amène à revenir sur la construction de sa critique de l’impérialisme (notamment dans l’Orientalisme) et sur la différence qu’il faut faire entre cette critique et une politique identitaire du savoir. Revenant sur les travaux de Fanon et les écrits de Césaire (notamment sa phrase : « aucune race n’a le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force, et il est place pour tous au rendez-vous de la victoire »), Saïd réassume sa position, trop souvent caricaturée et pourtant extrêmement fine, voire sur le fil : « Ce qui se passe invariablement au niveau du savoir, c’est que les signes et les symboles de liberté et de statut sont pris pour la réalité : on veut jouir d’un nom et d’une considération juste dans le but de jouir d’un nom et d’une considération. De fait cela signifie qu’être un Arabe, un Noir ou un Indonésien indépendant et postcolonial, ce n’est pas un programme, ni un processus, ni une vision. Ce n’est rien de plus qu’un processus commode d’où le vrai travail, le dur travail, peut commencer. »

Saïd ne s’en tient pas à cette affirmation politique et existentielle, il en tire une leçon épistémologique : c’est par la comparaison, par les liens établis entre les œuvres que l’on peut sortir de l’ornière que constitue l’affirmation identitaire-victimaire. C’est ce qu’il appelle la mondanité, l’appartenance à « la vaste maison aux multiples fenêtres qu’est la culture humaine », qu’il met en pratique en montrant les liens qui unissent Au Cœur des ténèbres de Conrad et Saison de la migration vers le Nord du romancier soudanais Tayeb Salih.

Rencontrer l’étranger

Saïd s’oppose ainsi naturellement à toute forme de proclamation identitaire. Il s’oppose aussi à la vision de l’exil comme identité romantique : « Marginalité et apatridie ne doivent pas, selon moi, faire l’objet d’une glorification, elles doivent prendre fin, de notre fait, pour que davantage de gens, et non pas moins, puissent jouir des bienfaits de ce qui a, depuis des siècles, été refusé aux victimes des notions de race, de classe ou de genre » (p. 496). Car la condition d’exilé est pour lui une douleur : « [L’exil] est la fissure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son vrai foyer, et la tristesse qu’il implique n’est pas surmontable » (p. 241). Comme dans son autobiographie, l’exil met au cœur une séparation entre « Edward » et « Saïd ». Les articles sur l’Egypte (« Rites égyptiens », p. 217 et « Le Caire et Alexandrie », p. 437) sont une description de la condition d’étranger à soi-même, cette posture spécifique qu’il incarne, ni Palestinien américain, ni américain d’origine palestinienne, mais palestinien, émigré en Egypte dans une communauté francophone, puis installé à New York (et non en Amérique), y travaillant sur des textes de langues européennes. « L’Égypte n’est pas simplement un pays étranger, c’est un pays particulier » (p. 217). Son décentrement ne commence pas avec son arrivée en « occident », mais dès son enfance, au Caire. Ces articles montrent l’exil premier, celui de la langue d’abord, qui fait de l’arabe la langue si lointaine d’une enfance où l’on parle l’anglais, celui du territoire ensuite, puisque cette ville, celle de son enfance, lui est interdite et décrite comme dangereuse et inquiétante. C’est aussi un exil culturel, celui d’un enfant né en Egypte pour qui « les consuls coloniaux comme Cromer et Kitchener [étaient] plus familiers qu’Haroun al-Rachid ou Khaled ibn al-Walid » (p. 503).

C’est en partant de cette condition personnelle que Saïd en arrive à développer une théorie de l’exotisme. L’exil peut appartenir à tout le monde et l’exotisme est son contraire. Il est lié à un aveuglement, une incapacité à se mettre « hors de soi ». Cette réflexion, centrale, est ce qui fonde sa critique de l’orientalisme si souvent mal comprise. Elle est aussi à la source de son admiration et sa proximité avec des penseurs ou des artistes comme Adorno, Conrad, Swift, Adonis, Auerbach, Glenn Gould… qui l’accompagnent toujours et qu’il cite souvent. Et c’est probablement parce que l’exil a toujours été là pour Edward Saïd, l’écartelant dès son enfance sans même qu’il ait besoin de partir pour être déraciné, qu’il y trouve un ancrage tout en ne cessant de critiquer son idéalisation, en particulier dans l’art. Il y voit un rythme et un territoire, tout en discontinuité : « L’exil est nomade, décentré, contrapuntique et, dès que l’on s’y habitue, sa force déstabilisante surgit à nouveau » (p. 257). Il n’en fait jamais vraiment un allié ou un ami, car si son art trouve sa méthode même dans l’exil, sous une forme qu’il qualifie lui-même, en empruntant au vocabulaire de la musique, de « contrapuntique », il le combat dans le même temps de toute son âme lorsqu’il touche les Palestiniens. La condition universalisable et intellectuelle d’exilé n’est pas la condition de réfugié. Il rejoint là l’œuvre de son ami le poète palestinien récemment disparu, Mahmoud Darwich, qu’il cite, p. 248 (« Mais je suis l’exilé »). Et on peut penser aujourd’hui qu’il est amer et ironique de savoir que ces deux grandes figures intellectuelles palestiniennes, ces deux exilés, sont morts, au même âge (67 ans), dans des hôpitaux américains… bien loin de « chez eux ». Mais si Darwich a toujours lié son exil et celui de son peuple, Saïd, lui, a toujours été et voulu être « Dans l’entre-mondes » (p. 687-703) ; il ne lie pas son parcours à celui des Palestiniens. Bien au contraire, il se sait tout aussi déraciné parmi les Palestiniens qu’ailleurs dans le monde.

Réaffirmer la nécessité de l’engagement

Réflexions sur l’exil est aussi, bien sûr, un livre politique, comme toujours chez Saïd, un peu en creux, mais avec force. Ainsi dans l’article « Opposants, auditoires, circonscriptions et communauté » la critique vise-t-elle, comme souvent, les barrières mises entre savoir et politique : « Je suis convaincu que la culture œuvre, de façon très efficace, à rendre invisibles, et même « impossibles » les vraies affiliations, qui existent entre le monde des idées et l’érudition, d’une part, et le monde de la politique brute, du pouvoir des entreprises et de l’Etat, et de la force militaire d’autre part » (p. 176). Ou plus loin, critiquant le rôle assigné aux experts : « Notre discours politique est étranglé par d’énormes abstractions qui empêchent toute réflexion, cela va du terrorisme, du communisme, du fondamentalisme islamique et de l’instabilité à la modération, la liberté, la stabilité, et les alliances stratégiques, idées toutes aussi confuses les unes que les autres en ce qu’elles sont convaincantes, mais présentent un intérêt très sommaire ». Sa réflexion sur l’exil est précisément une réflexion sur la liberté intellectuelle, qu’il décline sur différents fronts. S’il faut socialement accepter de se trouver assigné à un rôle, à une identité, à un statut, la vie intellectuelle a le devoir de donner à chacun les moyens de sortir de ces assignations. Ce qui est combat au dehors doit devenir interaction et réciprocité dans le monde intellectuel. Lorsqu’on lit les pages qu’il consacre à la liberté universitaire (p. 497-518), on est frappé par l’énergie mise à croire dans l’utopie d’un savoir libérateur et capable de réconcilier. C’est une nouvelle fois peut-être la manière dont Saïd pensait dans le même mouvement sa vie et sa pensée. Pour lui, le savoir a constitué une libération et un ancrage, c’est là certainement que résident sa foi et son utopie. On ne peut que rêver de croire avec lui que « rejoindre la sphère universitaire, c’est alors se lancer dans une quête infinie de savoir et de liberté » (p. 518).

Il est certain qu’il met en œuvre cette liberté pour lui-même et pour son travail, refusant d’être l’homme d’une seule spécialité universitaire ou l’homme d’une seule cause. Ce recueil d’article en est une parfaite illustration. C’est l’homme, curieux et engagé, que l’on entend lorsque l’on lit l’article sur le piano déjà cité, ou celui sur Gillo Pontecorvo (réalisateur de La Bataille d’Alger), qu’il rencontre à Rome. Ce qu’il nous donne à voir, c’est sa déception d’admirateur lorsqu’il découvre Pontecorvo figé dans sa maison romaine avec son chien, comme figé également dans ses positions de vingt ans auparavant. Il le harcèle de questions, entre même en conflit avec lui sur la définition du contrepoint, n’arrive pas à comprendre que la question palestinienne ne puisse être filmée comme la bataille d’Alger. Saïd conclut : « J’ai peut-être été trop impatient, importun et insistant avec Pontecorvo. »

Mais l’engagement ne prend pas seulement cette forme subjective et voyageuse dans les essais de Saïd. Il est fermement affiché et justifié, notamment dans l’un des derniers textes, « Défi et prise de position », une conférence donnée dans une société savante, où il énonce les six devoirs de l’universitaire-intellectuel : lorsqu’il enseigne, il exerce d’abord son rôle dans son domaine, mais il peut et doit en sortir en tant qu’intellectuel ; l’universitaire doit « passer de l’université au monde » ; il lui faut développer un sentiment de « vocation intellectuelle », en tant qu’opposant au consensus et à l’orthodoxie ; son rôle est de « fonctionner comme une sorte de mémoire publique, de rappeler ce qui est oublié ou ignoré, d’établir des liens (…) » ; il doit « se tenir à relative distance des pouvoirs autoritaires et centralisateurs de notre société » ; il lui faut, enfin, « prendre position ». C’est évidemment ce qu’il met en œuvre dans sa réponse au choc des civilisations, « Le choc des définitions », qui clôt l’ouvrage.

Leyla Dakhli

Notes

*Edward Saïd, Réflexions sur l’exil, traduction de Ch. Woillez, Paris, Actes Sud, 2008

[1] À Contre-voie. Mémoires, Le Serpent à Plumes, 2002.

[2] Pianiste lui-même, Edward Saïd a fondé avec le pianiste et chef d’orchestre israélien Daniel Barenboïm l’Orchestre Divan occidental-oriental. Il s’agit d’un orchestre symphonique qui réunit chaque été environ 80 jeunes instrumentistes d’Israël, des États arabes voisins (Syrie, Liban, Égypte, Jordanie) et des Territoires palestiniens.

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