Si vos mains ne nous servent pas, elles ne vous serviront pas non plus.
Cela aurait bien pu être la promesse faite aux Congolais-es par le roi des belges Léopold II. C’est la conférence de Berlin en 1885 qui officialisa l’accaparement du Congo qui se tramait depuis 10 ans, « derrière l’élégant rideau de fumée de son Association Internationale Africaine » , aux visées prétendument philanthropiques, remplacée ensuite par l’Association Internationale du Congo.
En 1876 l’Association avait été fondée suite à la Conférence Internationale de Géographie à Bruxelles par Léopold II. Il eut de nombreux soutiens et approbations pour cette entreprise dont le but était officiellement d’ouvrir des routes et des stations hospitalières, scientifiques et pacificatrices pour abolir l’esclavage. Et c’est ainsi qu’il pu mettre pied partout autour du fleuve Congo à coups de violences et de spoliations, par une étroite collaboration avec l’explorateur Stanley. Et tout cela en vendant globalement aux autres pays occidentaux, tour à tour un projet humanitaire ou touristique.
Quand en 1885, l’État Indépendant du Congo, propriété personnelle du Roi des belges, naît, il s’ensuit rapidement une mise en esclavage globale des populations par Léopold II, pour l’exploitation du sous-sol, de l’ivoire et du caoutchouc, sous couvert d’un système pudiquement nommé de « corvées ». D’ailleurs, le roi belge n’en tint pas moins à Bruxelles, en 1889, une Conférence anti-esclavagiste, et aujourd’hui se perpétue ça et là le mythe d’une philanthropie, perturbée par des impérialistes anglais ayant monté en épingle quelques excès autoritaires.
Les mains coupées, ce sont celles des congolais-es mutilé-e-s, vivant-e-s ou mort-e-s (les mains coupées était censées attester auprès des chefs, comme le fameux Stanley Pool, de l’ardeur mise à terroriser la population). Ou les têtes coupées dont Léon Rom entourait sa résidence.
La main et le pied coupés de la petite Boelia, personnage de la pièce de Plumelle-Uribe, mutilée à 5 ans, par les milices de l’ABIR, parce que son père avait fui le travail forcé.
Des mains coupées. Des mains qui devraient pousser chacun-e à se demander le sens des festivités d’abolition en Europe.
Les mains coupées, ce sont aussi celles d’un peuple qui eut le tort d’élire Patrice Lumumba et le Mouvement National congolais, partisan incorruptible de l’émancipation économique et politique du Congo. Un espoir assassiné, découpé, le corps dissous dans l’acide, avec ses camarades. Mais on n’a pu l’empêcher de dire ce qui devait l’être à un souverain belge qui prétendait « accorder » de bon cœur l’indépendance aux congolais-e-s, qui plus est dans un esprit d’humanisme conforme aux années coloniales :
Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire.
Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers.
Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. Qui oubliera qu’à un noir on disait « Tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « Vous » honorable était réservé aux seuls blancs !
Nous avons connu nos terres spoliées au nom de textes prétendument légaux, qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort.
Nous avons connu que la loi n’était jamais la même, selon qu’il s’agissait d’un blanc ou d’un noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres.
Ce fut au final une indépendance aux mains liées ; confisquée, offerte à un valet prêt à être généreux avec l’Occident et la compagnie minière des belges, Mobutu.
Une démarche pédagogique
L’œuvre entière de Rosa Amelia Plummelle-Uribe est marquée par le souci de la pédagogie et de la transmission :
Il fallait arrêter d’attendre que d’autres viennent nous dire ce que nous devions savoir. Donc ça fait que lorsque jeme suis mise à rédiger, je l’ai fait consciente que je m’adressais surtout à des personnes qui ne savaient pas de quoi je parlais. Et si je voulais me faire comprendre j’avais tout intérêt à me faire aussi compréhensible et aussi lisible que possible. Parce que j’avais déjà remarqué à quel point les spécialistes se font un plaisir et un malin devoir de s’exprimer dans un langage qui est sensé n’être compris que par des initiés. Parce que s’ils s’expriment en langage simple et à la portée de n’importe qui, parait-il qu’ils ne seraient plus considérés comme des scientifiques. Donc si j’ai bien compris une des caractéristiques de la scientificité c’est de ne pas être à la portée de l’honnête citoyen de la rue, c’est de ne pas être lisible par n’importe qui. Et moi j’avais besoin d’être lue et lisible par n’importe qui, c’est-à-dire nous.
Et justement pour que ce changement soit possible il faut déjà que les victimes du génocide africain-américain, les victimes des crimes coloniaux, les victimes de la domination coloniale donc les victimes de la suprématie blanche puissent s’emparer et s’approprier leur histoire.
Kongo les mains coupées est littéralement habitée de la circulation de la parole historique sous la forme de pièce de théâtre. En 1960, des émissaires de Lumumba avaient collecté des témoignages sur l’époque de la « terreur de Caoutchouc » ; ces mêmes témoignages sont écoutés en l’an 2000 par le jeune Mbemba, fils d’un ancien combattant. Ilanga, ancienne de la lutte également, lui parle des archives conservées à Londres aux bureaux de l’Anti-slavery International à Liverpool, lui raconte l’indépendance et l’espoir écrasé.
C’est l’image d’un inlassable passage de relais que Rosa Amelia Plumelle-Uribe dessine. Relais d’autant plus nécessaire quand le scepticisme des jeunes, ici Mbemba Junior , pousse à douter la pertinence de l’indépendance, comme si le peuple avait échoué, comme s’il était coupable d’avoir mal joué une partie totalement minée d’avance. Relais d’autant plus nécessaire qu’il faut se battre encore aujourd’hui.
Les rôles de chacun au regard de l’histoire
Ce texte concis nomme les forces qui ont organisé la chute de Lumumba et son meurtre pour garder le contrôle du Congo, dévoile les intérêts des uns et des autres : les belges, les américains, les collaborateurs congolais et l’ONU. Le choix du théâtre permet aussi de donner les noms de responsables, de mettre chaque individu face à l’Histoire : Harold D’Aspremont, Gaston Eyskens, Gérard Soete, Frantz Verscheure.
Rosa Amelia Plumelle-Uribe s’est appuyée largement sur le travail de Ludo De Witte dont le livre-choc, aux conclusions sans appel quant aux responsabilités belges, avait mené à la constitution d’une commission d’enquête le 23 mars 2000.
Mais le travail historique sur l’époque du boucher Léopold doit aussi énormément au livre incontournable d’Adam Hochschild, Les Fantômes du Roi Léopold, un holocauste oublié, explicitement nommé dans la pièce.
Plummelle-Uribe a choisi de ne pas faire parler Patrice Lumumba. Il n’est pas à proprement parler un des personnages de cette pièce. Les mots qu’on entend proviennent d’interventions qui furent publiques ou enregistrées. On retrouve également la fameuse dernière lettre de Lumumba à sa femme.
Ce choix laisse Lumumba à distance. Cette option renforce peut-être son statut d’icône. Mais il semble plutôt qu’ainsi tenu au second plan, circonscrit aux faits et aux paroles publiques et connues de tout le monde, il échappe surtout à la dimension fantasmatique de la figure du héros. Dans Kongo, les mains coupées vous ne trouverez que le portrait bref d’un homme qui n’a pas eu le temps d’agir, d’emblée condamné par la puissance de ses ennemis. Et c’est une façon très juste de respecter la mémoire du militant.
On espère qu’une troupe de théâtre aura l’envie et les moyens de monter un jour ce texte.
Cases Rebelles
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