Définition du sionisme proposée par Maxime Rodinson dans l’article « Sionisme » rédigé pour l’Encyclopaedia universalis en 1972.
Le mot « sionisme » apparaît à la fin du XIXe siècle pour désigner un ensemble de mouvements différents dont l’élément commun est le projet de donner à l’ensemble des Juifs du monde un centre spirituel, territorial ou étatique, en général localisé en Palestine. Le succès du sionisme politique et à visée étatique a assuré la primauté et même l’exclusivité à ce sens du mot. Une fois son but atteint, le mouvement idéologique sioniste de type politique s’est trouvé face à de nouveaux problèmes lui imposant une nouvelle définition. Les idéologues antisionistes ont, eux aussi, souvent usé du terme « sionisme » de façon laxiste.
Pour les uns, le sionisme découle d’une vocation nationale permanente de l’ensemble juif, par là même légitime et bienfaisante. Pour d’autres, il représente une infidélité essentielle aux valeurs universalistes, qu’il s’agisse de celles de la religion juive, de l’humanisme libéral ou de l’internationalisme prolétarien. Pour d’autres encore, et parfois pour les mêmes, il est surtout une émanation malfaisante soit de l’essence nocive des Juifs, soit du capitalisme impérialiste.
On étudiera surtout ici les idéologies qui visent à regrouper les Juifs, d’abord dans le cadre général des tendances au regroupement ou à l’établissement d’un centre étatique pour des minorités dispersées et « infériorisées », puis par rapport aux diverses conceptions juives qui, au cours de l’histoire, privilégient la Palestine comme lieu d’un tel centre. L’actualisation des premières en ce qui concerne les Juifs sera expliquée comme un résultat des possibilités ouvertes à un projet réaliste de ce type par les conditions économiques, politiques et idéologiques de la fin du XIXe siècle, projet aidé au surplus par la conjoncture de la situation juive en Europe. On traitera brièvement des conséquences de la réalisation de ce projet en Palestine arabe, d’abord pour les Arabes, notamment palestiniens, puis pour l’ensemble juif et l’orientation sioniste elle-même. Ce n’est qu’ensuite qu’on pourra définir les éléments d’une appréciation et d’une critique éthiques.
Sources de l’idéologie du regroupement en Palestine
Les « sionismes » ou tendances centripètes d’un groupe dispersé
En règle générale, un groupe infériorisé peut donner naissance, à côté de revendications d’égalité et de volontés d’intégration, à des tendances séparatistes, surtout, mais non exclusivement, s’il est hétérogène à la société ambiante. Si un tel groupe est dispersé, la tendance séparatiste aspire parfois à la création d’un centre plus ou moins autonome dans un territoire donné et, entre autres, d’un centre doté de l’autonomie de décision que confère la structure étatique. On pourrait parler alors de « sionismes ». Un symbole en est fourni par le mythe des Amazones qui exprime au moins qu’on a cru concevable une tendance de ce genre pour le sexe féminin. Les « colonies » au sens antique regroupaient ainsi des expatriés qui, parfois, se recrutaient de préférence dans des catégories insatisfaites de la métropole. Certaines migrations tribales ont eu le même caractère. De même, les colonies puritaines, puis socialistes établies en Amérique.
La formulation d’un projet étatique de ce genre requiert l’existence de conditions telles qu’un degré minimal de conscience commune d’identité et d’échanges réguliers entre les groupes locaux (conditions non remplies chez les Tziganes par exemple).
La tendance dans ce sens est d’autant plus forte que l’ensemble en question est frustré, brimé, persécuté. Le projet étatique est particulièrement propre à surgir chez des groupes dispersés qui présentent plus ou moins le caractère d’une ethnie et chez qui le modèle d’un État ethnique est présent dans leur propre histoire ou dans l’exemple des autres. L’idéologie du nationalisme moderne, proposant les valeurs nationales en général comme suprêmes, encourage fortement une telle orientation. La situation des Noirs américains a suscité chez eux plusieurs projets de ce genre, dont l’un a été réalisé, celui du Liberia. Une communauté religieuse, minoritaire et infériorisée, peut formuler des aspirations identiques, et cela d’autant plus fortement qu’elle présente certains caractères ethniques et culturels communs. Cela a été le cas des musulmans de l’Inde, d’où la création du Pakistan.
Tout nouvel État créé de cette façon doit nécessairement faire face aux mêmes problèmes : rapports avec la diaspora demeurée hors de l’État (qui peut comporter des opposants actifs ou passifs au projet étatique) et situation de cette diaspora vis-à-vis des États où elle demeure, maintien dans le nouvel État du caractère particulier que lui ont donné ses fondateurs (dans le mythe grec, le problème posé aux Amazones par leurs enfants mâles), relations avec les autochtones lorsque le territoire occupé n’est pas vide.
Chez les Juifs, il y eut des projets de regroupement ailleurs qu’en Palestine. Herzl lui-même fut séduit un moment par l’Argentine et par le Kenya. L’URSS a favorisé pendant quelque temps une unité juive de langue yiddish au Birobidjan, qui est encore officiellement « territoire autonome juif ». Il y a eu des États de religion juive au Yémen (Ve-VIe siècles) et en Russie du Sud (État khazar, VIIIe-XIe siècles).
Les tendances palestinocentriques dans l’histoire juive
L’attachement de l’ethnie israélite ou hébraïque de l’Antiquité à son pays, la Palestine, était un fait normal, d’abord à peine théorisé. Mais l’évolution interne de la religion ethnique dans le royaume de Juda aboutit, au VIIe siècle avant J.-C., à faire proclamer comme seul légitime le culte rendu au dieu ethnarque Yahweh dans le Temple de Jérusalem, ce qui entraîna une sacralisation croissante de cette ville.
La perte de l’indépendance des royaumes hébraïques d’Israël (721) et de Juda (587), les déportations massives en Mésopotamie qui l’accompagnèrent développèrent surtout chez les déportés qui venaient grossir une émigration déjà nombreuse, des aspirations au retour, à la restauration politique et à celle du culte légitime par la reconstruction du Temple de Jérusalem. Ces aspirations s’exprimèrent au travers d’une idéologie religieuse qui mettait l’accent sur les droits éternels du peuple d’Israël à la terre palestinienne garantis par les promesses de Yahweh, et qui prophétisait la reconstruction d’une Jérusalem nouvelle (désignée poétiquement sous le nom de Sion) où les Juifs (c’est-à-dire les Judéens) revenus à leur patrie restaureraient le culte de Yahweh. Ce dieu ethnique ayant acquis dans le mouvement prophétique une puissance universelle, toutes les nations afflueraient vers la ville sainte qui serait le théâtre du jugement eschatologique et du festin de joie offert à l’humanité entière.
Cette idéologie inspira toutes les tendances ultérieures d’orientation plus ou moins analogue, grâce notamment à l’autorité des textes où elle s’exprimait, vite devenus sacrés (sacrés également, plus tard, pour les chrétiens, d’où la thèse d’un « sionisme de Dieu », titre d’un livre récent d’un pasteur protestant). Un groupe de déportés « sionistes » revint en Palestine grâce aux rois perses à la fin du VIe siècle avant J.-C., reconstruisit le Temple, reconstitua une communauté fidèle au judaïsme, communauté autonome sous des suzerainetés étrangères, indépendante de 142 à 63 avant J.-C., dépérissant très lentement sous l’Empire romain après la répression des révoltes de 70 (marquée par la destruction définitive du Temple) et de 135 (à partir de cette date, l’accès de Jérusalem est interdit aux Juifs).
Une très nombreuse diaspora persista et se renforça. Tant que le Temple subsista, beaucoup de Juifs appliquaient (très partiellement) la recommandation biblique d’un pèlerinage à Jérusalem trois fois l’an. On suivait avec intérêt, comme dans toute émigration, les vicissitudes de la métropole palestinienne tant qu’elle fut le centre d’une importante communauté juive (avec, jusqu’en 425, le siège du patriarche, chef spirituel théorique de tous les Juifs) : luttes, révoltes, gloires, malheurs. Elle était au surplus globalement sacralisée comme habitat des ancêtres, théâtre de l’histoire sainte du peuple d’Israël, où se localisaient maintes théophanies de Yahweh.
Les communautés juives dispersées (communautés religieuses conservant beaucoup de traits d’une ethnie ou peuple) passèrent par des situations fluctuantes suivant les époques et les lieux, mais n’incitant jamais à une satisfaction sans mélange, du fait qu’elles furent presque toujours minoritaires et soumises. Aussi leurs orientations idéologiques étaient-elles complexes et variables. L’« utopie » d’une restauration eschatologiques d’Israël en Palestine (pays désigné en général en hébreu sous le nom d’Eretz Israel, « la terre d’Israël ») subsistait toujours. Elle ne suscitait que des projets réalistes très limités : pèlerinages, établissement individuel en Palestine pour y mener une vie pieuse en attendant passivement le Messie restaurateur, au maximum maintien ou rétablissement d’une communauté palestinienne importante, elle aussi sans projet politique, mais susceptible de fournir à l’ensemble juif un centre spirituel.
Dans la mesure où une communauté juive de la diaspora était prospère et libre, voire dotée d’autorité, le palestinocentrisme ou la palestinotropie s’affaiblissait sans jamais disparaître tout à fait, étant donné le mythe eschatologique et les charismes spéciaux de la Palestine garantis par les textes sacrés. Ainsi la communauté babylonienne, prospère, dotée d’un grand prestige intellectuel et spirituel, vivant de façon assez paisible sous l’autorité d’un « exilarque » supposé de descendance davidique, reconnu et honoré par le pouvoir perse, concurrença la Palestine du IIe au VIIe siècle. Un chef d’école babylonien, Juda ben Ezekiel (220-299), faisait un péché de l’émigration de Mésopotamie en Palestine avant la fin des temps.
Par contre, la misère et la persécution tendaient à développer le palestinocentrisme. Cependant, étant donné la faiblesse des Juifs et la situation politique de la Palestine, on se repliait sur l’espoir fervent, mais passif, de la restauration eschatologique et sur les projets et les actions limités énumérés ci-dessus. Parfois, un faux messie proclamait venue la fin des temps et entraînait en Palestine un petit groupe. Des développements théologiques idéalisaient au maximum la Palestine et construiraient une théologie de l’exil (galût). Des élaborations métaphysiques, comme celle de l’école cabaliste très influente d’Isaac Luria (1534-1572), privaient de toute réalité concrète à la fois l’exil et le regroupement, en en faisant des situations cosmiques.
Des projets palestinocentriques plus réalistes apparurent à partir du XVIe siècle sous l’influence combinée de l’expulsion massive des Juifs ibériques, du massacre des Juifs d’Europe orientale (1648-1658), de la sécularisation croissante de la pensée européenne, des spéculations des chrétiens protestants sur la fin des temps et le rôle des Juifs selon la Bible, de la grande tolérance, puis du déclin de l’Empire ottoman. Le rabbin espagnol Berab (1474-1546) proposa en vain de restaurer une autorité religieuse suprême en Palestine. Le banquier juif Joseph Nasi, en faveur à la cour ottomane, se fit concéder un petit district autour de Tibériade où il installa vers 1565 des réfugiés en développant une industrie textile qui les faisait vivre. Au XVIIe siècle, Shabbataï Zevi, s’étant proclamé messie, voulut entraîner des masses juives au départ immédiat pour la Palestine, dans l’attente de la restauration eschatologique imminente. Mais il n’avait pas de projet politique précis, quelles qu’aient pu être les craintes du gouvernement ottoman.
L’actualisation de l’idéologie : le sionisme
Du présionisme au sionisme
Les aspirations au regroupement, existant au moins à l’état latent chez les Juifs, à côté d’autres liées ou non aux tendances palestinocentriques, n’avaient pas ouvert la voie à un projet politique réaliste. La floraison des projets coloniaux en Europe chrétienne à partir du XVIe siècle et les facteurs déjà mentionnés firent surgir des plans (surtout chez les chrétiens) de regroupement juif en Palestine ou en Amérique, au bénéfice d’une puissance ou même d’un homme (plan de Maurice de Saxe). Le plus ancien pourrait être celui d’Isaac de La Peyrère, proposant en 1643 une colonisation de la Palestine sous égide française par des Juifs convertis (comme lui). [Certains agitèrent l’idée en 1799, mais sans la notion de conversion, à l’occasion de l’expédition de Bonaparte en Syrie.]
Le nationalisme séculier n’apparaît chez les Juifs qu’après 1840, sous l’influence de l’essor de l’idéologie nationaliste en Europe. Deux rabbins, Yehouda Alkalay (1798-1878) et Zebi Hirsch Kalischer (1795-1874), réinterprètent ainsi l’eschatologie juive, tandis que le socialiste juif assimilé Moses Hess (1812-1875) développe un projet également palestinien dans une ligne résolument irréligieuse en 1862. Cette tendance, presque sans écho en milieu juif, allait dans le même sens que les plans des États chrétiens sur le partage de l’Empire ottoman, l’effort missionnaire protestant de conversion des Juifs, le philanthropisme juif ou judéophile et les spéculations millénaristes pour multiplier les projets palestiniens. Ceux-ci ne commencèrent à recueillir l’appui d’une base juive quelque peu importante que grâce à l’essor de l’antisémitisme après 1881, à la généralisation de la conception du monde non européen comme espace colonisable, à la dégradation du pouvoir ottoman. C’est alors que les masses juives les plus brimées et les plus persécutées, et en même temps les moins assimilées, celles d’Europe orientale, poussées à une émigration assez massive, deviennent réceptives à de tels projets, quoique de façon très minoritaire : une très faible partie des émigrés se dirigent vers la Palestine. Prenant la suite d’essais idéologiques moins convaincants (Pinsker, etc.), et concurremment avec des projets fondés sur les aspirations purement religieuses (départ de groupes attendant le Millenium en Palestine), sur les aspirations séculières à l’amélioration du sort des Juifs concernés (colonies agricoles en divers lieux) ou sur l’établissement d’un centre juif spirituel ou intellectuel en Palestine, Theodor Herzl mit enfin au point, sous une forme mobilisatrice, la charte d’un nationalisme juif sécularisé et centré (surtout, mais non exclusivement) sur la Palestine.
La causalité sociale du sionisme
Les tendances de gauche, sionistes ou antisionistes, ont cherché, dans la ligne du dogmatisme marxiste, à légitimer leur option en situant leur lutte dans le cadre d’une lutte de classes. Les sionistes de gauche insistent sur la force de l’élément juif prolétarien et de l’idéologie socialiste dans le mouvement sioniste et suggèrent qu’Israël pourrait, dans certaines conditions, contribuer au mouvement anti-impérialiste mondial. Les antisionistes de gauche (et même de droite) insistent sur la direction bourgeoise et capitaliste du mouvement dans le passé, sur ses connexions impérialistes dans le présent. La vision commune est celle d’états-majors de classe dressant leurs plans et mobilisant leurs troupes en vue de défendre ou de promouvoir leurs intérêts propres.
Si cette vue des choses doit être rejetée, il est vrai que ces thèses idéologiques contrastées intègrent dans des synthèses douteuses des éléments de fait en partie valables pour une analyse sociologique rationnelle. Le mouvement sioniste, divisé en nombreux courants, a canalisé et organisé certaines tendances qui existaient dans !a population juive, surtout en Europe et en Amérique.
Cet ensemble humain était très varié : Juifs de religion, Juifs irréligieux mais voulant garder quelque lien avec une identité juive, Juifs assimilés sans intérêt pour le judaïsme ni la judéité, mais regardés par les autres comme juifs. À part l’ascendance il n’avait d’unité que dans ce regard des autres. Dispersés, les Juifs appartenaient (inégalement) à diverses couches sociales, différentes suivant les lieux, étaient plus ou moins intégrés, participaient parfois à une culture propre aux seuls Juifs de certains pays (yiddishophones d’Europe orientale), étaient pénétrés de multiples courants idéologiques.
Le sionisme les poussait à une option entre des projets d’intégration (ou à la rigueur d’autonomie culturelle locale), avec adoption des aspirations et tâches proposées dans les diverses nations, et un projet nationaliste séparatiste fondé sur les vestiges subsistants d’une histoire commune dans leur propre conscience et celle de leur milieu. Divers facteurs très différents, aussi bien individuels que collectifs, favorisaient l’un ou l’autre choix. On vit bien des familles divisées sur ce plan. Mais toute réaction de rejet du milieu ambiant favorisait l’option séparatiste.
Il est bien vrai cependant que l’appartenance à une classe don- née pouvait orienter préférentiellement vers une des options en présence. Une analyse assez nuancée des attitudes fluctuantes des diverses couches juives envers le sionisme a été proposée par Eli Lobel. On n’a la place ici ni de la résumer ni de la nuancer encore.
Très schématiquement, on peut dire que les troupes du mouvement furent fournies par les Juifs pauvres et persécutés d’Europe orientale, ceux du moins qui, encadrés encore par les structures communautaires, étaient orientés vers l’émigration en Palestine par des sentiments religieux ou par les séquelles des tendances palestinocentriques décrites plus haut. La direction fut plutôt fournie par des intellectuels des classes moyennes qui cherchèrent des moyens financiers dans la haute bourgeoisie juive d’Occident, désireuse de détourner de l’Europe occidentale et de l’Amérique une vague d’émigration populaire dangereuse pour sa volonté d’assimilation par les caractéristiques ethniques étrangères qu’elle conservait et par ses tendances révolutionnaires.
On ne peut par conséquent considérer le sionisme simplement comme l’émanation d’une classe déterminée de Juifs. Il est vrai que le mouvement dans son ensemble, pour atteindre ses buts, a cherché et obtenu l’appui de divers impérialismes européo-américains (surtout britannique, puis américain), qu’il a obtenu aussi la plus grande part de son financement auprès des couches juives les plus nanties, notamment celles des États-Unis, qui se gardaient pour leur part d’émigrer en Palestine. Il est vrai aussi que l’excommunication du sionisme par l’Internationale communiste en a écarté, pendant longtemps, beaucoup de prolétaires juifs. Le caractère tragique de situation juive en Europe après 1934, et surtout après 1939, lui a valu par contre le ralliement de nombreux Juifs longtemps réticents, de toutes les couches sociales et de toutes les tendances idéologiques.
La réalisation du projet sioniste et ses conséquences
Les relations avec les Arabes
Le sionisme à ses débuts a prêté fort peu d’attention au fait que le territoire revendiqué était occupé par une autre population, les Arabes. Cela était compréhensible à une époque où la colonisation paraissait un phénomène normal et louable. Néanmoins, certains sionistes politiques, une grande autorité du sionisme spirituel comme Ahad ha-’am, beaucoup de Juifs antisionistes mettaient en garde contre les problèmes soulevés par ce fait.
À l’époque du mandat britannique (de la fin de la Première Guerre mondiale à 1948), la question devint primordiale. La direction du mouvement sioniste mit tactiquement en veilleuse le projet d’État exclusivement juif, sans cesser de le maintenir comme idéal et objectif final. Des tendances se firent jour, chez les sionistes de gauche et idéalistes du type de Judah Leon Magnes et Martin Buber, à se replier sur l’idéal d’un État binational judéo-arabe en Palestine. Certains négocièrent avec des notables arabes. Cependant, la plupart des Juifs renonçaient difficilement à la liberté de l’émigration juive en Palestine (et furent de moins en moins enclins à y renoncer devant la montée de l’antisémitisme nazi), liberté difficilement acceptable par les Arabes dans la mesure où, non limitée, elle risquait de transformer la minorité juive en majorité et de conduire ainsi à une aliénation du territoire.
Après la constitution de l’État d’Israël en 1948, l’idée d’État binational (dans le sens d’un État où des dispositions organiques ne garantiraient pas la prédominance juive) fut pratiquement abandonnée du côté juif. Du côté arabe, à partir de 1967 environ, les Palestiniens lancèrent l’idée d’un État démocratique et laïque, dont Juifs et Arabes seraient citoyens à égalité de droits. La plupart des Israéliens et de leurs amis, relevant dans ce plan l’absence de garanties efficaces pour les intérêts collectifs de chaque groupe ethniconational, en suspectent la sincérité. D’autre part, les organisations palestiniennes et arabes se refusent à admettre (du moins publiquement) l’existence d’une nouvelle nation israélienne. Les Juifs de Palestine sont considérés comme les membres d’une communauté religieuse (d’où l’insistance sur le laïcisme dans le plan cité) sur le modèle des diverses communautés du Moyen-Orient coexistant au sein d’un même État. Le caractère exclusivement arabe de la Palestine n’est pas mis en question. Dès lors, toute solution de ce type implique l’arabisation des Juifs occidentaux vivant actuellement en Israël. Cela est repoussé par l’immense majorité des Israéliens qui tiennent à un État juif, de langue et de culture hébraïques, même par les Juifs israéliens de langue arabe (fort nombreux maintenant) qui tendent au contraire à s’hébraïser. Certains des mieux disposés envers les griefs arabes (peu nombreux au demeurant) se résigneraient au maximum à un véritable État binational où les deux éléments ethnico-nationaux conserveraient des structures politiques propres, avec des garanties pour la défense des aspirations et des intérêts collectifs de chacun. Mais les succès militaires israéliens et l’absence de plan de ce genre du côté arabe encouragent peu le développement d’une telle attitude.
L’idéologie sioniste après le triomphe du sionisme
Le sionisme politique a atteint son but, la création d’un État juif en Palestine. Cet État peut maintenant être défendu par les moyens habituels des structures étatiques, la diplomatie et la guerre. Certains en ont logiquement déduit que le sionisme, à proprement parler, n’avait plus de raison d’être. Les amis d’Israël devraient être qualifiés de pro-israéliens, qu’ils soient juifs ou non. David Ben Gourion lui-même a montré un penchant pour cette thèse. La jeunesse israélienne montre peu d’intérêt pour l’idéologie sioniste classique. Des nationalistes israéliens peuvent vouloir se dégager de celle ci et rompre les liens privilégiés avec les Juifs qui ont choisi de rester dans la diaspora, que cette attitude soit ou non accompagnée de la reconnaissance d’un nationalisme palestinien légitime, comme chez le député non conformiste Uri Avneri, qui plaide pour une fédération binationale.
Cependant, un mouvement sioniste puissant se maintient, divisé en multiples tendances idéologiques, sur le plan social notamment. Il s’agit d’un nationalisme juif séculier, quoique fondé sur une définition du Juif qui ne peut prendre pour critère que l’affiliation religieuse actuelle ou ancestrale. Il n’en maintient pas moins la vocation nationale de l’ensemble juif à travers les âges. Il s’efforce de concilier ce diagnostic avec la volonté de la plupart des Juifs de rester membres (normalement patriotes et éventuellemet nationalistes) d’autres communautés nationales. Même auprès des très nombreux Juifs qui le refusent sous sa forme théorique, un tel nationalisme combat les tendances à l’assimilation, cultive tous les vestiges d’identité propre, prêche une solidarité active avec Israël, cherche à mobiliser en sa faveur les ressources et les énergies des Juifs, en fait un devoir de même qu’il maintient le devoir (très théorique) de l’alya, de l’émigration de chacun en Israël. C’est là d’ailleurs un point de discussion et de dissension, les Juifs américains notamment refusant de reconnaître ce devoir individuel. Dès lors, leur attitude se distingue mal d’un pro-israélisme systématique, peu discernable de celui des non-Juifs.
La confusion est grande sur tous ces concepts. L’opinion antisioniste se refuse en général, notamment chez les Arabes, à distinguer entre patriotisme ou nationalisme israélien, attitude pro-israélienne, reconnaissance de l’existence légitime d’un État d’Israël, constatation de la formation d’une nouvelle nation israélienne, attitude palestinocentrique traditionnelle des Juifs religieux. Tout cela est confondu dans le concept de « sionisme ». Dans une veine polémique, on va jusqu’à qualifier de sionisme toute défense des droits individuels des Juifs, toute sympathie pour les Juifs ou toute critique d’une position arabe. L’opinion pro-israélienne et vraiment sioniste, d’autre part, tend à confondre ces attitudes pour étendre aux plus contestées d’entre elles le bon renom qui s’attache aux autres.
Les conséquences du succès sioniste pour le « problème juif »
L’attitude sioniste consiste aussi à faire l’apologie du succès du mouvement en montrant ses conséquences bienfaisantes pour la situation des Juifs dans leur ensemble.
Certaines de ces conséquences sont indéniables. Les succès économiques et militaires israéliens tendent à faire disparaître l’image traditionnelle du Juif comme être malingre, incapable d’effort physique et de vigueur constructive, rejeté par là vers un intellectualisme désincarné ou des activités sournoises, interlopes, malfaisantes.
L’amélioration de leur image tend à liquider certaines angoisses, certains complexes des Juifs. Sur un plan plus concret, l’État d’Israël offre un refuge sûr (sauf en cas d’une concrétisation plus poussée de l’inimitié arabe) pour les Juifs persécutés ou brimés.
Cependant, ces conséquences ne sont pas les seules. Le mouvement sioniste, créé par une poignée de Juifs et n’en ayant mobilisé qu’une minorité, a forcé, à partir d’un certain seuil, l’ensemble des Juifs à se déterminer par rapport à lui. La création de l’État d’Israël les a contraints à prendre parti, volens nolens, sur des problèmes de politique internationale moyen-orientale qui normalement les auraient peu intéressés. Les dangers qu’ont courus ou qu’ont cru courir les Juifs de Palestine les ont orientés, en grande partie, vers un sentiment de solidarité que les autorités sionistes et israéliennes se sont attachées à élargir et à utiliser. La propagande sioniste, dès le début, leur avait d’ailleurs présenté l’option sioniste comme un devoir, comme l’aboutissement normal de tendances latentes chez tout Juif. Israël, en maintes occasions, se proclame leur représentant. Dès lors, l’ensemble des Juifs a tendu à paraître aux yeux des autres comme un groupe de type national, ce qui semblait confirmer la dénonciation traditionnelle des antisémites.
Cela a eu de graves inconvénients, en premier lieu pour les Juifs des pays arabes, auparavant communauté religieuse de langue arabe parmi d’autres, méprisée et brimée dans les pays les plus retardataires, mais sans graves problèmes, par exemple, dans les pays de l’Orient arabe. Dans l’atmosphère de la lutte israélo-arabe, il était inévitable qu’on les soupçonnât de complicité avec l’ennemi, et la plupart ont dû quitter leur pays. De même, cela a fait naître des soupçons à l’égard des ressortissants juifs des États communistes qui avaient pris une position vigoureuse en faveur des Arabes. Ces soupçons nouveaux ont été utilisés par certains politiciens, tout comme les restes vivaces de l’antisémitisme populaire, dans des buts de politique intérieure et ont abouti, en Pologne, à un véritable regain antisémitisme organisé.
En dehors même de ces cas, dans les pays où le « problème juif » était en voie de liquidation, l’identité juive a été maintenue pour beaucoup de Juifs qui ne le désiraient nullement : ceux qui jugeaient qu’une ascendance plus ou moins commune, des vestiges culturels très souvent fort minces et en voie de dépérissement, surtout une situation commune à l’égard des attaques antisémites et des efforts de séduction du sionisme (les unes en décroissance pour le moins et les autres souvent repoussées) ne justifiaient pas l’adhésion à une communauté spécifique de type ethnico-national. Les conséquences du succès d’Israël entravaient ainsi fortement les efforts d’assimilation en voie de réussite globale.
Pour les Juifs même, en nombre réduit, qui, dans ces pays, étaient attachés au judaïsme religieux et à lui seul, et désiraient une assimilation sur tous les autres plans, cette situation aboutissait à donner une coloration nationale à leur option communautaire ou existentielle. Cela d’autant plus que le succès d’Israël revivifiait tous les éléments ethniques de la vieille religion juive, écartant celle-ci des tendances universalistes, elles aussi vivaces depuis l’époque des prophètes. Le judaïsme religieux, longtemps opposé au sionisme, s’y était rallié peu à peu.
Éléments de jugement éthique
L’ensemble de ces éléments de fait ne saurait suffire à asseoir un jugement éthique qui implique forcément aussi une référence à des valeurs choisies. Le sionisme est un cas très particulier de nationalisme. Si une critique de type purement nationaliste est désarmée devant lui, par contre une critique universaliste est intellectuellement plus fondée. Par définition, elle ne peut se borner à mettre en balance les avantages et les inconvénients du sionisme pour les Juifs. Elle soulignerait surtout, en dehors des conséquences générales de la définition nationaliste de l’ensemble juif, le tort considérable fait au monde arabe par le projet réalisé du sionisme politique centré sur la Palestine : aliénation d’un territoire arabe, cycle de conséquences conduisant à la subordination et à l’expulsion d’une partie très importante de la population palestinienne (on voit mal comment le projet sioniste aurait pu réussir autrement), à une lutte nationale détournant beaucoup d’énergies et de ressources du monde arabe de tâches plus constructives, ce qui paraît avoir été inévitable à une époque de nationalismes exacerbés et de lutte violente contre toute espèce d’entreprise coloniale.
Une critique des méthodes du sionisme est inopérante et insuffisante en elle-même. L’analyse objective ne peut que renvoyer dos à dos l’idéalisation intempérante du mouvement par les sionistes et leurs sympathisants et la « diabolisation » non moins forcenée à laquelle se livrent souvent leurs adversaires. Le mouvement sioniste, divisé en nombreuses branches divergentes, a les caractéristiques normales de tout mouvement idéologique de ce type. Elles évoquent souvent celles, notamment, du communisme. Les organisations sionistes ont employé les méthodes habituelles, certains groupes et certains hommes agissant avec plus de scrupules que d’autres pour atteindre leurs visées. On peut trouver des cas d’abnégation et d’exploitation personnelle de l’idéologie, des exemples de brutalité et d’humanité, des cas de totalitarisme entièrement axé sur l’efficacité et d’autres où les facteurs humains ont été pris en ligne de compte.
Naturellement, toute critique universaliste du nationalisme en général vise aussi le sionisme. On y retrouve toutes les caractéristiques déplaisantes du nationalisme et d’abord le mépris du droit des autres, déclaré et cynique chez les uns, masqué chez les autres, souvent transfiguré par l’idéologie et rendu ainsi inconscient chez beaucoup, déguisé à leurs propres yeux sous des justifications morales secondaires.
Maxime Rodinson
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