Du Traité de Westphalie, en 1648, jetant les bases du droit international moderne par la signature d'une série de traités bilatéraux reconnaissant la souveraineté des Etats tout en mettant fin à la Guerre de Trente ans, au Congrès de Vienne, en 1815, qui réorganise l'Europe après l'aventure napoléonienne, la diplomatie est restée globalement la même.
Depuis la fin du XIX° siècle, les questions économiques ont pris une part croissante dans les négociations internationaux. Les acteurs, parmi lesquels on ne comptait alors que des Etats souverains, ont, outre les relations bilatérales, développé une diplomatie collective. C'est la définition minimale du multilatéralisme, une "coopération entre plus de deux acteurs institutionnels dans le domaine international", ainsi que l'établit Maurice Vaïsse dès les premières pages de cet ouvrage collectif de réflexion sur la question du multilatéralisme.
Si le Congrès de Vienne est couramment retenu comme étant la première manifestation du multilatéralisme contemporain, c'est cependant dans la seconde moitié du 19ème siècle que se concrétise cette nouvelle forme de relations internationales. L'avènement du télégraphe, puis du téléphone, rend nécessaire la création de standards internationaux. Les échanges se multiplient, dans cette période qualifiée il y a quelques années de "première mondialisation" par Suzanne Berger. Les premières organisations internationales voient le jour, en matière de postes et de télécommunications.
C'est aussi l'époque des premières conférences
internationales sur la paix et le désarmement. Toutefois, le multilatéralisme connaît un véritable essor entre les deux guerres mondiales. Sous l'impulsion du président Wilson est créée la Société des Nations (SDN), qui entraîne l'apparition des experts dans le jeu international. Peu de temps après, l'Organisation
internationale du travail (OIT) voit le jour. Le multilatéralisme prend une dimension nouvelle. "Une négociation entre deux Etats ne suffit pas à faire du multilatéralisme. Il faut y ajouter une dose d'institutionnalisation, c'est-à-dire de procédures acceptées, tendues vers la réalisation d'objectifs plus ou
moins partagés" (p. 147), comme le souligne Guillaume Devin. Le mouvement amorcé à partir de 1920 explose après la Seconde Guerre mondiale, créant un paysage très dense des formes de multilatéralisme.
Au niveau mondial, deux types d'organisations voient le jour. D'une part, l'Organisation des Nations Unies succède à la Société des Nations. Une kyrielle d'agences spécialisées est créée dans son sillage. D'autre part, le système économique et financier dispose de ses propres instances, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque internationale de reconstruction et de développement
(BIRD, plus couramment appelée Banque mondiale) et, plus tard et dans un autre contexte, l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Ces structures fortement institutionnalisées, administrées par des fonctionnaires spécialisés, voient éclore une diplomatie renouvelée, qui porte à la fois sur le contenu des
dossiers et sur la forme des négociations, à quoi il faut ajouter ce que Delphine Placidi baptise une "diplomatie de la nomination" (p. 102), chaque Etat voulant placer ses ressortissants aux postes clés.
En parallèle, à partir de la conférence de 1968 sur les Droits de l'Homme, s'impose un mécanisme plus souple, celui des conférences et des sommets internationaux. Ils marquent la "volonté politique de se saisir d'une
problématique spécifique aux dimensions globales", selon les termes de Charles Tenenbaum (p. 76). Moins rigides que les organisations internationales, ces conférences et ces sommets connaissent eux aussi des degrés d'institutionnalisation variables. Certaines conférences, à l'image de celle toujours en cours sur le changement climatique, sont en effet beaucoup plus formelles que le simple groupe de contact, avec un nombre de participants réduits et une prise décision rapide, à l'image de ceux qui se constituèrent pour régler les questions soulevées par la guerre du Kosovo ou le possible armement nucléaire de la Corée du Nord.
A ce paysage déjà complexe, il faut ajouter le développement, depuis les années 50, du multilatéralisme
régional. Sur tous les continents ont en effet fleuri des structures de coopération entre Etats d'une même
région. La plus connue et la plus aboutie est sans conteste l'Union européenne, qui se situe désormais
au-delà de la stricte organisation internationale, création sui generis à mi-chemin entre un Etat et une
coopération interétatique. Mais d'autres ensembles, en Asie, en Afrique ou en Amérique, ont été créés par
les Etats, traduisant "l'intensification des interactions entre les acteurs d'une même région", selon l'analyse
de Mélanie Albret (p. 43). En mettant l'Union européenne à part, Mélanie Albret identifie deux phases
majeures d'édification de ces ensembles régionaux. La première vague (Ligue Arabe en 1947, puis
Organisation de l'Union africaine, Association des nations de l'Asie du Sud-Est, Organisation des Etats
américains) est caractérisée par un prudent intergouvernementalisme. Ces organisations tombent
progressivement en désuétude. A partir des années 70, le néorégionalisme entraîne un second mouvement,
sans jamais remettre en cause la souveraineté nationale. Beaucoup de ces entités ont débordé de leurs
objectifs initiaux, certains se dotant de forces armées d'intervention ou jouant un rôle autant politique
qu'économique.
Le dernier élément en date qu'il faut prendre en compte pour saisir les contours du multilatéralisme réside
dans la nature des acteurs. Ne désignant initialement qu'un processus interétatique, le multilatéralisme peut
aujourd'hui s'entendre également comme le dialogue permanent entre différentes catégories d'acteurs. En
effet, le jeu international n'est plus le seul fait de puissances souveraines. Les syndicats les premiers se sont
constitués, dès la fin de la seconde guerre mondiale, en interlocuteurs au niveau mondial à travers deux
associations, l'une communiste et l'autre non communiste, aujourd'hui rassemblée en une seule. Depuis,
organisations non gouvernementales, entreprises, groupes politiques et lobbies sont devenus des parties
prenantes des négociations et des programmes internationaux, faisant de l'Etat une catégorie d'acteurs parmi
d'autres.
Le multilatéralisme, notion apparemment bien comprise, recouvre donc des réalités multiples, encore
complexifiées par la fin de la guerre froide. La chute de l'Empire soviétique a en effet ouvert la voie à des
alliances, militaires ou diplomatiques, beaucoup plus mouvantes qu'auparavant. Certains Etats peuvent
désormais voter ensemble au sein de certaines instances mais poursuivre des objectifs divergents dans
d'autres secteurs. Aucun, toutefois, ne semble véritablement remettre en cause le multilatéralisme, si ce n'est
les Etats-Unis. Il n'y a guère, en effet, que pour l'hyperpuissance que se pose la question de savoir si elle est
"pour" ou "contre" le multilatéralisme. Or, cette question est complexe, comme le démontre la contribution
de Pierre Melandri. L'unilatéralisme est inscrit dans le code génétique des Etats-Unis, qui, jusqu'à leur
entrée tardive en guerre en 1917, s'occupent peu des affaires du monde. Ils portent certes la création de la
SDN, mais le retour des républicains au pouvoir au début des années 20 donne un coup d'arrêt à cette
politique ouvertement multilatérale. Tout au long de la Guerre Froide, le multilatéralisme apparent des
Etats-Unis servira surtout à souder un camp occidental en opposition à l'URSS. Pour Pierre Melandri, il
s'agit moins d'un réel multilatéralisme que de la prise en compte permanente du point de vue de leurs alliés
afin de les ménager.
Des années 70 aux années 2000, le multilatéralisme sera considéré par les Américains
moins comme une fin en soi que comme l'un des instruments de la politique internationale. Les huit années
de mandat de George W. Bush, enfin, marquent un net retour vers l'unilatéralisme (entrée en guerre sans
passer par l'ONU, refus de ratifier certains traités comme celui créant la cour pénale internationale ou le
Protocole de Kyoto
).
Pourtant, comme le souligne la contribution de Jacques Le Cacheux, la mondialisation crée des questions
politiques nouvelles qui ne pourront être résolues au seul échelon national. La régulation économique,
l'organisation des services publics à travers un système fiscal et la redistribution des richesses, trois missions
traditionnelles de l'Etat moderne, sont de plus en plus complexes dans un schéma de concurrence entre les
systèmes nationaux. Un dialogue approfondi entre les Etats pour trouver de nouvelles réponses à ces enjeux
apparaît donc indispensable. De plus, Jacques Le Cacheux souligne que certaines problématiques, générées
par la mondialisation, ne peuvent trouver de réponses qu'au niveau supranational. Ainsi les normes
prudentielles dans la finance, indispensables pour éviter des crises à contagion rapide, ou la protection de la
propriété privée (en particulier intellectuelle et industrielle) ne peuvent-elles être correctement garanties au
niveau d'un seul pays. Il en va de même des biens publics mondiaux, menacés par les crises
environnementales et que seules des décisions partagées par le plus grand nombre d'Etats pourront protéger.
La fin de la Guerre Froide, qui a donné le coup d'envoi d'une mondialisation accélérée, rend plus que jamais
nécessaires des politiques globales. Le multilatéralisme impliquant que ces politiques soient bâties par un
consensus entre les Etats est le seul à même de construire ces réponses nouvelles.
[Bertrand Badie, Guillaume Devin, Le Multilatéralisme. Nouvelles formes de l'action internationale ]
« Le Multilatéralisme. Nouvelles formes de l'action internationale » (introduction)
Publié par Le Bougnoulosophe à 9/06/2013
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