Marseille ou l’Orient à domicile

Joseph Vernet, Intérieur du port de Marseille, 1754.
Pour parodier notre maître Fernand Braudel, je rappellerai en exergue que la Méditerranée est un continent liquide dont les berges sont solides et les populations nomades depuis au moins le paléolithique. Plus près de nous, par-delà la fondation mythique de Marseille (depuis les guerres puniques contre Carthage jusqu’aux croisades), les populations ont fait quelques allers et retours entre les deux rives de notre Mare Nostrum. Tout d’abord, François Ier vient à Marseille faire alliance avec le Grand Turc pour lutter contre les projets méditerranéens de Charles Quint. Ah ! qu’elle en dit long cette carte de la Méditerranée vue à l’envers sur l’immense tapisserie qui orne une salle du palais de l’Alcazar de Séville ! Puis, les frères Kheiredine (l’aîné Barberousse venait de l’île de Lesbos !) s’étant installés en Alger et Oran - au nom des Ottomans - et la Reconquista d’Al-Andalus étant achevée, les juifs et les musulmans, expulsés (conversos, moriscos, mudéjarès, maranes, etc.), quittent l’Espagne et le Portugal, en passant souvent par le Sud de la France, pour rejoindre le Maghreb ou l’Empire ottoman : la course reprend en Méditerranée ; les échanges continuent en dépit de leurs formes agressives. Aussi l’aventure coloniale doit-elle être située dans ce contexte de mouvance/mobilité permanente : elle commence par le départ des troupes de conquête, vers l’Algérie en 1830 puis vers la Tunisie en 1871. Aux multiples voyages de tous ceux qui vivent du système impérial s’ajouteront les allers et retours des troupes coloniales pendant les deux guerres mondiales (tirailleurs sénégalais, spahis algériens et tunisiens, goumiers et tabors marocains colorent le port de Marseille pendant des décennies...), puis le départ des soldats pour la guerre d’Indochine et ensuite pour l’Algérie, dans les années 1950-1960... et, enfin, les « retours » massifs et douloureux, en 1960-1962, de populations aussi éclectiques que traumatisées par l’effondrement de l’Empire.

Le port de Marseille ne désemplit pas et absorbe tous ces mouvements (parfois non sans mal !). Plus tard, le pétrole (les hydrocarbures) remplacera massivement les hommes et déplacera le « port autonome » : mais les transports de passagers et le trabendo entre les deux rives continueront néanmoins. Et la Joliette restera sous la Major, cette pâtisserie orientale faisant pendant au monument aux morts d’Orient situé sur la Corniche et désormais illustré par le beau visage de Zizou - image symbolique d’une ville qui intègre tout ? Rien n’est moins sûr, car tous ces faits bruts ne rendent pas compte de l’imaginaire de tous les « bars de la marine » qui peuplent nos villes du pourtour : à Marius, qui rêve de mers lointaines et qui, entendant une sirène, dit : « Tiens, le courrier de Saïgon », César répond : « Mais non, c’est le percolateur. » Principe de réalité oblige... C’est que, pour les méridionaux, le voyage en Orient est aussi un pentaïage, selon le mot du grand poète Théodore Aubanel.

Et le rêve passe...
Et la nostalgie n’est plus ce qu’elle était...
Des deux côtés de  la « Mare Nostrum »,
Une histoire plus fausse que la vraie

Molière fait se lamenter le bon père de famille : « Mais qu’allait-il faire dans cette galère ! » Combien sont-ils, depuis des lustres, à avoir franchi la porte d’Orient dans les deux sens, allers et retours ?

C’est dire si le Turc, le Sarrasin, le Maure et le Barbaresque nous posent problème depuis longtemps. Notre imaginaire, nos fantasmes et la peur de l’Autre se sont construits sur une histoire plus fausse que la vraie, nourrie par les voyageurs et les marchands des deux rives, par la littérature (Pierre Loti et Gérard de Nerval, surtout) et les peintres orientalistes et locaux (regardez le tableau de Joseph Vernet : sur le port de Marseille, il y a autant de calots que de turbans !) - et aussi par les souvenirs des officiers des affaires indigènes, des militaires des guerres coloniales, des « rapatriés », des « pieds-noirs » d’origine italienne, maltaise, espagnole, des juifs maghrébins, des Vietnamiens, des Comoriens, citoyens français polygames, des Sénégalais et des enfants issus de l’émigration de la énième génération...

Marseille s’est enrichie de tout ce commerce, y compris des transports des personnes. Mais elle a subi également les effets psycho-pathologiques de l’effondrement de l’Empire colonial. Aussi, bien que multiculturelle et très diversifiée ethniquement, la ville (la société civile et la population : pas la mairie !) semble souffrir de la visibilité de l’Islam et manifeste quelques difficultés à digérer (alors qu’elle les gère plutôt bien) certains aspects des drames de la décolonisation, depuis le génocide arménien jusqu’à la guerre d’Algérie. Or, en dépit de plusieurs siècles de relations avec le monde musulman, et en dépit du progrès des sciences sociales et de la communication, de l’ouverture des archives et des travaux des savants, les historiens ont le plus grand mal a rectifier cette image négative.

De récents conflits ont agité le monde « pied-noir » sur ce point, et la loi du 23 février 2005 ne va pas arranger les choses... Car la mémoire et l’Histoire sont parfois inconciliables. L’article 4 de cette loi prévoit en effet que les programmes de recherches universitaires et les manuels scolaires doivent accorder « la place qu’elle mérite au rôle positif » de la présence française et au sacrifice des combattants de l’armée française... Le respect dû aux troupes coloniales vient un peu tard, car il y a bien peu de survivants ; la page « harki » de l’histoire de France n’est guère glorieuse, et la vérité est due aux vivants. Mais, des deux côtés de la Méditerranée, pour des raisons de prurit national, on continue à réciter des fables unanimistes sur l’Algérie française (« on était tous dans la cohabitation harmonieuse entre les communautés... ») et sur la révolution algérienne (« le peuple uni et indivisible a résisté cent trente ans au colonialisme »)... Les archives démontrent que c’est un peu plus compliqué : il y a beaucoup de gens vertueux et généreux, mais tout autant de traîtres, de renégats, de collaborateurs, de profiteurs, de magouilleurs, de petits et de gros malins... Il fallait survivre, s’adapter... et certains étaient plus égaux que d’autres.

Aujourd’hui, tout ce passé nous éclate à la figure : le 8 mai 1945, alors que la France fête la victoire contre le nazisme, elle bombarde Sétif et Guelma, où des émeutes de la faim ont fait les premières victimes annonciatrices de la guerre d’Algérie. Mais c’est la guerre d’Indochine, avec les premiers soldats qui partent du port de Marseille, qui est le début annonciateur des catastrophes : Diên Biên Phù en 1954, puis la bataille d’Alger en 1957, la violence aveugle, la torture, le FIS et le GIA, les enfants perdus du FLN, les enlèvements, les détournements, les égorgements, la deuxième guerre d’Algérie en 1990... A une heure de Marseille... Dans une nouvelle société ouverte, où tout le monde zappe, « maile » et surfe sur le Web et où les paraboles nous donnent l’actualité immédiate des deux côtés... Et leurs généraux au pouvoir paradent discrètement, tandis que les nôtres, à la retraite, se mettent à avouer, à légitimer... « Aucune bête au monde », comme disait Bigeard. Et nos enfants, nos élèves, qui nous interpellent : « Papa ? Tonton ? Pépé ? qu’est-ce que tu faisais en Algérie ? ? », « Est-ce que c’est vrai que Mitterrand était ministre de l’Intérieur en 1954 et que Guy Mollet a reçu des tomates ? », « Et les massacres d’Oran en 1962 et les massacres d’Alger en 1988 ? » Et les enfants de harkis qui nous somment de les regarder en face.

Mémoires croisées... amnésie, amnistie, amère Algérie.

Qu’on songe au travail accompli par les Africains du Sud : l’aveu vaut pardon. Géniale initiative, qui assure une transition que nous n’avons pas su ménager en Afrique du Nord.

Alors, à quand notre anamnèse ? Comment faire le travail du deuil ? Comment crever tous ces abcès d’une mémoire sacrifiée, comment essayer de reconstruire la mémoire collective falsifiée, gommée en un double sens parce que la dramaturgie du fait franco-algérien est une fantasmagorie ? Or les nouveaux croisés de l’anti-islamisme/nouveau totalitarisme entretiennent la confusion et obscurcissent encore un peu plus la réalité. Ils reçoivent d’ailleurs, dans cette mauvaise œuvre, le soutien (volontaire ou inconscient) des croisés islamistes et autres « salafistes », qui commettent quelques dégâts dans une jeunesse déprimée à la recherche d’une aspiration quelconque, entre la drogue et un Dieu vengeur... Pourtant Marseille, sur ce plan, est plutôt douée : cette ville a su gérer les différents conflits ethnico-religieux de façon pacifique, comme en témoigne l’enterrement de Gaston Defferre, dont le cercueil (et le chapeau) était porté par huit jeunes « différents ». Comme en témoigne aussi, grâce à Mme Edmonde Charles-Roux, le succès exceptionnel des expositions sur « L’Orient des Provençaux », en 1982-1983. Mais encore, aujourd’hui, le récit Laïcité + Religions du rabbin Ouaknine et du professeur Vigouroux, à propos de l’expérience de l’association Marseille Espérance . Car avec ses treize églises arméniennes, ses vingt-cinq synagogues, ses églises grecques, orthodoxes russes et libano-coptes, ses pagodes - sans oublier bien entendu les cultes protestants et catholiques -, Marseille est une sorte de mosaïque culturelle, cultuelle, ethnique. Avec des traditions politiques particulières : clientélisme, népotisme, prévarication/concussion comme modes de répartition des ressources rares, son commerce trabendo et razzia. Avec ses chanteurs de rap, reggae, cachenpégo, Massilia Sound System et tant d’autres qui font de la « lingua franca » un lieu de rencontres, par-delà toutes les différences, au Dock des Suds Le tout désintégré et intégré, à la fois et y compris grâce à l’OM et à la cité La Castellane de Zidane ... Intégrés : ils sont, ils se disent, marseillais, arabes et français musulmans. Désintégrés : l’ethnicité a pris d’assaut les quartiers très différenciés, autrefois classe à classe, aujourd’hui structurés par la rotation des différentes migrations - surtout depuis la période dite du « regroupement familial » dans les années 1973-1980.

Mais il nous faut aller plus loin. Et donc nous résoudre à l’anamnèse, à la recherche de cette histoire enfouie, et ne plus se satisfaire de meetings émotionnels, d’inaugurations de monuments aux morts et de « mémoriaux » bâtis sur l’écume des faits et ne satisfaisant que l’électoralisme démagogique. La violence a une histoire longue en Méditerranée : depuis le meurtre d’Abel par Caïn et Romulus et Rémus, sans oublier tous les meurtres commis par Œdipe. Mais elle a aussi une mémoire courte : celle de la violence coloniale, celle de la violence de la décolonisation.

La conquête de l’Afrique du Nord fut « rude », par-delà l’imagerie d’Epinal diffusée par le Malet-Isaac, la casquette du père Bugeaud, le père de Foucault et le maréchal Lyautey... Puis les guerres coloniales nous ont conduits dans cette période 1945-1962, qui a foulé aux pieds tous nos idéaux humanistes et républicains. Et aujourd’hui encore, le travail du deuil n’est pas fait sur ces guerres non avouées et mal reconnues. Alors, on se dispute sur cet héritage : faut-il fêter le 19 mars comme date anniversaire de la fin de la « guerre » d’Algérie ? « Non ! » disent les pieds-noirs... « Oui ! » disent les associations d’anciens combattants, enfin reconnus comme tels... Et les élus de tous bords inaugurent des monuments aux morts. « Quand le drapeau est déployé, toute l’intelligence est dans la trompette », disait Stephan Zweig...

Mais la reconquête de l’Algérie par elle-même ne fut pas moins violente, et les « terroristes islamistes » sont bien les enfants perdus d’un FLN violent et prévaricateur, qui lui non plus n’a pas su - pas pu - gérer cette transition. Et la deuxième guerre a fait plus 100 000 victimes civiles... sous nos yeux, car les paraboles suppriment même la mer qui nous unit.

Certes, il est aisé d’accabler les acteurs sociaux français et maghrébins. Il est bien plus difficile d’aller vers l’arrière-pensée, dans la brume « a-historique », hystérique, pour retrouver les restes oubliés des traces illégitimes. L’oubli amnésique ou amnistié ne fait que traduire l’échec de la transmission à partir d’une rupture plus ou moins volontaire. Mais prôner le seul devoir de mémoire sert surtout à faire la morale aux autres, ce qui ne va pas de pair avec la douleur pathologique des mensonges de l’idéologie officielle... des deux côtés.

Souhaitons que de ces deux côtés de la Méditerranée, de jeunes chercheurs puissent enfin faire de l’Histoire, tout simplement, et se dégager des carcans des ancêtres qui, selon le mot de Kateb Yacine, « redoublent de férocité » en sentant leur mort prochaine... Nos enfants pourront alors faire de la Méditerranée non plus le limes Orient/Occident et Nord/Sud, mais ce pont al-Kantara, dont le monde désorienté à le plus grand besoin...

Les Orients d'Occitanie

L’histoire de France - tout au moins celle qui nous a été imposée par l’Ecole normale, celle des manuels Lavisse, Malet-Isaac mais aussi celle de Michelet -, cette histoire patriotique, nationale et colonialiste n’est que l’histoire du « centre françois », vainqueur des périphéries par écrasement violent, comme l’a démontré Suzanne Citron, entre autres, dans ses travaux de relecture de cette histoire nationalisée... Et, depuis, la France unifiée et centralisée fonctionne grâce à l’amnésie et à l’amnistie, y compris dans son aventure coloniale, qui ne fut que le prolongement de cette expansion commencée avec la croisade contre les Albigeois. Michelet écrit sans vergogne dans l’Histoire de France (p. 528) : « Les mangeurs d’aïl, d’huile et de figues rappelaient aux croisés l’impureté du sang moresque et juif et le Languedoc leur semblait une autre Judée... »

Et dire qu’on m’a appris - et je l’ai cru longtemps - que l’école républicaine était neutre ! Il m’a fallu faire le détour par l’Autre et le voyage en Orient pour comprendre que les peuples sont nourris de fables nationales et paroissiales... C’est donc avec une satisfaction intense que certains abordent enfin ces Orients d’Occitanie, dans la mesure où, avec mes complices Robert Lafont et Henri Giordan, j’avais amorcé cette investigation de notre passé occulté par le jacobinisme.
N’en déplaise au législateur et à la loi de 2005, il nous faut partir résolument de l’archéologie de notre imaginaire, de l’ontogénèse. Le travail à la fois ironique, érudit et compétent que je propose est une première tentative sérieuse au moment où l’Europe - désorientée - se pose la question de son identité. Celle-ci est plurielle, chrétienne, juive, musulmane, mais aussi celte... avec sans doute quelques autres systèmes référentiels enfouis... Aucune des religions pratiquées en Europe n’y est née...

Comment avons-nous pu à ce point oublier nos juifs, nos Arabo-musulmans, nos hérétiques, nos vaudois, nos cathares et tous nos protestataires-protestants dans la constitution de notre conception du monde ? Que seraient la Renaissance et la Réforme sans les philosophes péripatéticiens juifs et musulmans d’Al-Andalus : ibn Tufayl, ibn Hazm Ibn Bajja, Moshe ibn Maïmon, le Maïmonide de Cordoue, Ibn Gabiriol/Avicébrol et tant d’autres... bien avant Spinoza et Leibniz ? Comment oublier que Rabbi Rachi est né à Troyes, en Champagne ?
C’est dans ce jardin parfumé, qui va depuis la Perse et Byzance jusqu’à Cordoue - en passant certes par Rome, mais surtout par Saint-Gilles-sur-le-Rhône et Toulouse et Tolède -, que nous devons nous promener...

Nous ne pouvons plus nous contenter des versions officielles. Il nous faut utiliser (et ce dans toutes les langues de notre Mare Nostrum) tout ce que le centre moniste a voulu détruire : les légendes, les contes, les oralités, aussi bien occitanes que morisques, juives... Et il faut surtout nous rappeler toutes nos « hérésies » (aux yeux des orthodoxes, des jacobins et de leurs successeurs), les cathares, les vaudois, et toutes les résistances protestataires annonciatrices des « protestants ». Au passage, quand apprendrons-nous enfin la vraie histoire de la bataille de Poitiers, qui n’arrêta rien du tout mais permit la mise en selle de ce Capet dit « le Marteau », sorte de samouraï de son époque, qui allait ainsi constituer les prémices du royaume à venir ?

L’oeuvre à venir est donc bien un « guide des convergences », comme autrefois Maïmonide écrivit le Guide des égarés... Car, contrairement à l’histoire de France et aux interdits de l’Eglise, les relations étaient fécondes, comme en témoignent Raymond Lulle, les troubadours, les musiciens, les chansons et romans médiévaux en langues mixtes. Et les mélanges sont variés : gréco-latin, bien entendu, mais aussi hispano-arabe, judéo-arabe, ladino, aljamiado, catalan, occitan - et donc les fins d’amor -, puis le flamenco, la guitare et son homologue, le ‘ud, etc. En fait, tout ceci s’est réalisé grâce à toutes les formes d’artisanat et d’art, et en particulier grâce à la naissance - dans ce conteste pluriel - de la poésie lyrique. Comment ne pas rappeler que les deux plus grands mystiques de l’islam et de la chrétienté - le cheikh al-Akbar Muhy al-Din Ibn ‘Arabi et Juan della Cruz, Yepès le maître du nada - sont nés tout deux à Murcie... et que tout deux ont chanté la plénitude d’être amant et aimé, murid et murad ?

Par-delà notre passé, c’est notre avenir dans une Europe plurielle qu’esquisserait mais que suggère ce travail d’anamnèse bien venue.

Le temps du pluriel est re-venu - enfin !

Bruno Etienne

1 commentaire:

pom a dit…

Un texte plein d'espoir !