Dans l’histoire des luttes de l’immigration postcoloniale, la référence aux luttes passées et la question de l’héritage politique ont souvent été problématiques. D’un côté, certains mouvements ont toujours revendiqué l’héritage d eluttes passées. Par exemple, lors de l’affaire Djellali Ben Ali (1971), le MTA revendique l’héritage de la révolution algérienne, alors même qu’ils étaient en opposition avec l’Amicale des Algériens en Europe.
Dans les années 1990 et 2000, une des principales revendications des différents mouvements autonomes de l’immigration est la réappropriation d’une histoire souvent occultée ou méconnue. De l’autre côté, certains militants, conformément à une stratégie d’avant-garde, occultent complètement ou minimisent l’importance des luttes passées, comme certaines associations des années 1980 et associations dequartier créées à la suite des révoltes de 2005. Alors que la « continuité » n’est pas évidente pour tous les acteurs, pourquoi avons-nous pris le parti de mettre en relation toutes ces histoires de luttes ? Le choix a été fait de s’intéresser particulièrement à une population, dont l’histoire politique reste marquée par beaucoup de zones d’ombres, ce qui n’empêche pas de poser le problème de l’héritage et des ruptures entre générations militantes.
Au lieu de juxtaposer les figures politiques de l’immigration artificiellement, on voudrait conclure en rendant compte des périodes charnières, de transition d’une figure à l’autre.
De la nation à l’usine
Située entre la figure de l’indépendantiste et celle du travailleur immigré, la première période se caractérise par une activité politique marquée par l’idée du retour et par une conversion des militants indépendantistes soit en cadres des amicales, soit en opposants politiques. Du point de vue juridique, tout a changé : les indigènes d’hier (« Français musulmans d’Algérie » ou protégés de l’Empire) deviennent les nationaux d’États indépendants, censés défendre les intérêts de leurs ressortissants à l’étranger. Mais cette politique de défense des nationaux sur le sol français trouve ses limites dans la logique d’encadrementpolitique et social dans lequel les immigrés, quelle que soit leur nationalité, sont la « cible ». Pendant le foisonnement politique des années 1968, les États d’origine vont trouver un intérêt commun avec l’État français pour réduire l’influence des militants immigrés : les premiers veulent éviter la structuration d’une opposition politique en France, le second est soucieux de veille à l’« ordre public » et de mettre un terme à l’« agitation » dans les usines.
La « défense » des intérêts des travailleurs immigrés ne va donc pas être totalement prise par les États d’origine et leurs amicales, mais par les opposants aux régimes dictatoriaux du bled, les travailleurs immigrés eux-mêmes, certaines sections syndicales locales, une partie de l’Église et l’extrême gauche montante. Cependant, la génération des indépendantistes n’est pas étrangère aux luttes des travailleurs immigrés. En dehors des cadres indépendantistes fidèles à leur gouvernement, des militants anticolonialistes, souvent ouvriers, sont quand même partie prenante des luttes qui vont suivre sur la questionpalestinienne, dans les usines et dans les foyers. À travers le partage de leur expérience politique, ils vont apporter leurs ressources militantes au service des luttes de l’immigration. Néanmoins, l’alliance entre les anciens militants anticolonialistes et les nouveaux militants arabes de l’extrême gauche (génération du MTA) ne semble pas être évidente. Par exemple, le MTA et le Comité des travailleurs algériens ont très peu travaillé ensemble. La nouvelle génération, plutôt étudiante et issue des classes moyennes (voire bourgeoises) des pays arabes, découvre la condition des travailleurs immigrés à travers son engagement dans le « gauchisme ». Les militants du MTA ne sont pas, dans leur écrasante majorité, des ouvriers, mais des intellectuels précaires : jeunes, étudiants et classés comme étant des « gauchistes », ils suscitent parfois les « interrogations » de la génération anticolonialiste tant par leur discours que par leur mode d’action « spontanéiste ». Produits par des modes de génération ou d’engendrement social (selon les termes de Sayad) distincts, ces deux générations collaborent ponctuellement sans qu’ils ressentent la nécessité de construire des structures politiques ensemble.
De l’usine au quartier
La seconde période est marquée par la disparition de la figure du travailleur immigré (incarnée par les grèves de 1981-1984), les logiques de reconversion de la génération du MTA et l’émergence des enfants d’immigrés sur la scène publique. Dans le contexte d’effondrement de l’extrême gauche et de la disparition des perspectives de révolution à la fois dans les pays d’origine et sur le territoire français, les leaders du MTA vont reconvertir leur capital social accumulé dans les luttes de l’immigration pour investir les associations de défense des droits de l’homme, les médias dits « immigrés », notammentdans la revue
Sans Frontière, et se rapprocher du Parti Socialiste. L’activitéde cette revue « faite par et pour les immigrés », qui suit dans ses colonnes les mobilisations des enfants d’immigrés et leur présence sur le terrain de l’action collective rendent possible une partie des rencontres entre la génération MTA et les enfants d’immigrés disposés à l’action collective. Cette nouvellegénération semble avoir obtenu le soutien des militants immigrés (ATMF, UTIT, etc.), mais les deux générations n’investissent pas le même lieu : le centre de la conflictualité sociale passe de l’usine au quartier. Par ailleurs, leurs trajectoires ne les disposent pas à la même attitude par rapport à la question de l’autonomie. Alors qu’une partie du « mouvement beur » reprend à son compte la radicalité de la génération du MTA sur l’exigence d’autonomie, d’autres acteurs associatifs optent pour des stratégies d’intégration ou de collaboration avec les partis politiques et les structures de l’État en charge de l’immigration.Tous ces éléments semblent expliquer la difficulté de l’alliance entre ces deux générations que, pourtant, on pourrait croire « naturellement » alliées.Néanmoins, les grèves des OS immigrés des années 1981-1984 ont montré que, malgré le discours médiatique sur les « beurs » qui tendait à distinguait les enfants d’immigrés « assimilables » et leurs parents ouvriers « inassimilables », une solidarité générationnelle existait entre eux. Par exemple, suite aux licenciements massifs des OS immigrés de l’usine Talbot-Poissy en 1983, le« Collectif Jeunes » ayant accueilli la Marche pour l’égalité fait partie des rares soutiens politiques des licenciés, en se rendant sur les lieux et en co-organisant la manifestation à Paris. La « continuité » entre la génération de militants des années 1970 et celle des années 1980 est donc à nuancer par la réalité de leur expérience concrète La troisième période est marquée par l’émergence des premières associations de jeunes musulmans et la précarisation des militants de quartier, après l’euphorie à court terme de la Marche pour l’égalité. Le discours médiatique sur le mouvement « beur », qui tend à opposer les « beurs laïcs » et les militants musulmans, affirme que les uns auraient fait le choix de l’intégration tandis que les seconds auraient fait celui du communautarisme. Mais l’histoire est autrement plus complexe. Par exemple, la scène lyonnaise montre que ces deux types d’engagement (identitaire musulman pour l’un, revendicatif sur la question des « quartiers » pour l’autre) se sont développés en parallèle sans s’opposer politiquement, mais aussi que l’on pouvait passer d’une sphère à l’autre sans contradiction. Les deux polarités de la conflictualité dans les quartiers populaires vont converger dans le contexte des attentats de 1995, qui établissent une correspondance entre « islam terroriste » et « banlieue ». Suite aux rafles de Folembray, le réseau du MIB a été l’un des seuls mouvements politiques à dénoncer les dérives sécuritaires de la lutte antiterroriste. Cette convergence politique, fondée sur le refus d’un régime d’exception envers les musulmans, s’est traduite, par exemple, par la création de DiverCité, qui reflétait la diversité des engagements politiques dans les quartiers populaires.Néanmoins, cette alliance rencontre ses limites au début des années 2000 pendant lesquelles des tensions apparaissent, en raison de cultures organisationnelles différentes (le fonctionnement « affinitaire » des uns s’accommodant mal avec l’exigence de rigueur des autres), de changement d’orientation politique au sein des organisations et, ceci résultant de cela, d’un clivage d’ordre social : le profil des militants musulmans est de plus en plus classe moyenne et se détache de plus en plus des préoccupations propres aux habitants des quartiers populaires.
« Établis » et « galériens »
La dernière période est marquée par l’effondrement avancé des espaces de socialisation politique, une crise générale du militantisme, une situation sociale de plus en plus difficile dans les quartiers populaires et une ethnicisation des revendications liées à l’immigration.
Cette ethnicisation est rendue possible par plusieurs facteurs : aggravation de la ségrégation sociale et spatiale qui transforme les quartiers ouvriers en quartiers immigrés ; les obstacles, évoqués dans ce livre, à la construction d’espaces autonomes dans les quartiers ; et enfin le succès grandissant du registre « identitaire ». Néanmoins, cette situation se conjugue avec l’émergence de nouveaux agents de la conflictualité : une petite« élite » parmi les habitants des quartiers populaires, qu’il s’agisse des travailleur précaires disposés à l’action politique ou à la cohorte d’intellectuels précaires en situation de déclassement social, ayant bénéficié de la massification scolaire des années 1980-1990 sans avoir pu trouver les débouchés professionnels correspondant à leur diplôme.
C’est parmi ce type de population que se renouvellent, en partie, les associations revendicatives des quartiers populaires. Mais les mobilisations sont encore marquées par les divisions propres aux quartiers populaires, notamment entre les « établis » (disposant d’un statut social plus ou moins stable) et les plus démunis. C’est à condition de surmonter ce type de division qu’une éventuelle alliance entre « établis » et « galériens » participerait à la construction de la cause des quartiers populaires.
« Histoire politique des immigrations post coloniales. France, 1920-2008 » (conclusion)
Publié par Le Bougnoulosophe à 9/23/2013
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