Il existe une sorte de cosmopolitisme global, aujourd'hui très influent, qui configure la planète comme un monde concentrique de sociétés nationales s'étendant en villages globaux. C'est un cosmopolitisme de prospérité et de privilèges relatifs fondé sur des idées de progrès complices de formes néolibérales de gouvernance et de forces du marché en concurrence. Cette conception du « développement » global croit aux pouvoirs virtuellement infinis d'innovation technologique et de communication globale. Elle est certes intervenue utilement dans des économies et des politiques stagnantes, contrôlées par l'État, et a fait démarrer des sociétés plongées dans la corruption bureaucratique, l'inefficacité et le népotisme.
Les cosmopolites globaux de cette espèce habitent souvent des « communautés imaginées » qui consistent en silicon valleys et en campus de logiciels - bien qu'ils doivent de plus en plus affronter le monde carcéral ou les centres de rétention et les ateliers clandestins de l'externalisation. Ce type de cosmopolitisme global ne manque jamais de célébrer un monde de cultures plurielles et de peuples situés à la périphérie, tant qu'ils produisent de confortables marges de profit dans les sociétés métropolitaines. Les États qui participent de ce multinationalisme multiculturel ne manquent pas d'affirmer leur goût pour la « diversité », chez eux et à l'étranger, tant que la démographie de la diversité consiste pour l'essentiel en migrants économiques éduqués - informaticiens, médecins et entrepreneurs plutôt qu'en réfugiés, exilés politiques ou pauvres.
En célébrant «une culture mondiale» ou « des marchés mondiaux », ce mode de cosmopolitisme passe rapidement et sélectivement d'une île de prospérité à un autre terrain de productivité technologique, évidemment moins soucieux de l'inégalité et de la paupérisation persistantes que suscite un développement aussi inégal.
J'estime pour ma part que la globalisation doit toujours commencer chez soi. Une juste mesure de progrès global exige avant tout d'évaluer comment les nations globalisantes se débrouillent de « la différence interne » - des problèmes de diversité et de redistribution au niveau local, et des droits et de la représentation des minorités sur le plan régional. Quel est le statut des peuples aborigènes d'Australie, des musulmans en Inde, au milieu des mythes et des réalités transformationnels de la connectivité globale? Aux États-Unis, par exemple, le rêve américain est soutenu par la « théorie des vagues » d'immigration : les Irlandais, suivis des Italiens, des Juifs, des Coréens et des Asiatiques du Sud. Il reste néanmoins une négligence profonde, une injustice structurelle envers les Afro-Américains ou les peuples des Nations premières dont les demandes éthiques et politiques d'égalité et de justice sont fondées sur des questions de répartition et de droits à la terre.
Ces droits vont au-delà du « bien-être » ou de « l'opportunité » et exigent la reconnaissance et la redistribution dans le processus de remise en cause de la souveraineté des traditions et des territoires nationaux; et ce sont bien ces interrogations et ces interventions à ce niveau fondateur qui font juger ces mouvements « à contre-courant de l'Amérique ». Ou de l'Australie, Kim Scott écrit ceci:
« Insécurité, incertitude, doute. J'entends encore souvent ces mots dans les discussions sur les droits des indigènes, prétendument en référence au contrat économique. Mais il s'agit d'insécurité, d'incertitude et de doute sur quelque chose de plus important encore. De bien plus profond.
Sur les fondements de la nation. Sur qui en fait partie. Sur qui nous sommes.»
Les hégémonies qui existent « chez nous » nous offrent d'utiles perspectives sur les effets prédateurs de la gouvernance globale, si philanthropique ou améliorative qu'ait pu être son intention de départ. Les « solutions » économiques à l'inégalité et à la pauvreté nationales et internationales mises en œuvre par le FMI et la Banque mondiale, par exemple, ont « la marque du dirigeant colonial », selon Joseph Stiglitz, autrefois vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale: « Ils aident à créer une économie duelle qui abrite des poches de richesse [ ... ] Mais une économie duelle n'est pas une économie développée » (c'est moi qui souligne). C'est la re-production d'économies duelles, inégales, en tant qu'effet de la globalisation qui rend les sociétés pauvres plus vulnérables à la « culture de la condition» où ce qui est censé être l'octroi de prêts se transforme en diktat péremptoire de politiques:
« Si le FMI voulait qu'une nation libéralise ses marchés financiers, par exemple, elle pourrait rembourser son prêt sous forme de réalisations diverses, associant l'octroi de nouveaux crédits à des étapes vérifiables de libéralisation. Des conditions de ce genre sont perçues comme des intrusions par le nouveau pouvoir colonial sur la propre souveraineté du pays. »
Un ordre économique mondial basé sur de telles pratiques de « conditionnalité » facilite les postures péremptoires de pouvoir qui mènent les politiques globales en posant au reste du monde - « vous êtes avec nous ou contre nous » - des « conditions » qui risquent fort d'être unilatérales et de ne pas respecter la loi internationale ni de chercher un consensus parmi les corps représentatifs de la communauté internationale. Quand le gouvernement global est mené en termes de conditionnalité coercitive, il est difficile d'entrer dans des négociations équitables avec ses alliés ou ses ennemis.
Il existe toutefois un autre cosmopolitisme, de type trinidadien, pour ainsi dire, qui émerge du monde des pensions de famille des migrants et des lieux habités par les minorités nationales et diasporiques. Julia Kristeva, dans un autre contexte, l'appelle un cosmopolitisme blessé. Selon moi, il est mieux décrit comme un cosmopolitisme vernaculaire mesurant le progrès global dans une perspective minoritaire. Ses prétentions à la liberté et à l'égalité sont marquées par « un "droit à la différence dans l'égalité" », plutôt que par une diversité fondée sur une « économie duelle ». Un tel « droit à la différence », comme le suggère Étienne Balibar, n'exige pas la restauration d'une identité culturelle ou essentialiste, la différence-dans-l'égalité peut être articulé du point de vue des minorités nationales comme globaux; et dans chaque cas, ce droit représente un désir de réviser les composants classiques de la citoyenneté - la citoyenneté politique, légale et sociale (T.H. Marshall) - en les étendant pour inclure le domaine de la « citoyenneté symbolique » (Avishai Margalit). L'aspect symbolique soulève des questions affectives et éthiques liées aux différences culturelles et à la discrimination sociale - problèmes d'inclusion et d'exclusion, de dignité et d'humiliation, de respect et de répudiation. Dans le contexte du désordre du monde où nous sommes plongés, la citoyenneté symbolique est désormais essentiellement définie par une culture de « sécurité » panoptique : comment distinguer le bon migrant du mauvais migrant ? Quelles cultures sont sûres ? Lesquelles sont dangereuses ?
Notre vision de la citoyenneté souveraine centrée sur la nation ne peut comprendre la difficile situation de « l'appartenance » minoritaire que comme un problème d'ontologie - appartenir à une race, un genre, une classe, une génération devient une sorte de « seconde nature » ; une identification primordiale, un héritage de tradition, une naturalisation des problèmes de citoyenneté. Le cosmopolite vernaculaire tend à estimer que l'attachement à un « droit à la différence dans l'égalité » en tant que problème de constitution de groupes et d'affiliations émergents concerne moins l'affirmation ou l'authentification des origines et des « identités » que les pratiques politiques et les choix éthiques. Les affiliations ou les solidarités minoritaires surgissent en réponse aux échecs et aux limites de la représentation démocratique, créant de nouveaux modes d'agent, de nouvelles stratégies de reconnaissance, de nouvelles formes de représentation politique et symbolique: ONG, groupes anti-mondialisation, Commissions Vérité, tribunaux internationaux, agences locales de justice transitionnelle (les tribunaux gacaca dans le Rwanda rural). Le cosmopolitisme vernaculaire est un processus politique qui œuvre en direction des objectifs partagés de gouvernance démocratique, au lieu de simplement reconnaître des entités ou des identités politiques
« marginales » déjà constituées.
Si je soutiens que le succès et l'échec de la globalisation commence chez soi, le grand cosmopolite vernaculaire afro-américain W.E.B. Du Bois ne l'a que trop bien compris. Dans une conférence sur les droits de l'homme donnée en 1945, il suggérait que l'essence du malaise global devait être cherchée dans « le problème des minorités » :
« Nous devons penser les colonies au dix-neuvième et vingtième siècles comme [ ... ] [une part] des problèmes locaux de Londres, de Paris et de New York. [Ici, en Amérique,] dans les États organisés et dominants du monde, il existe des groupes de gens soumis à un statut quasi-colonial: les travailleurs vivant dans les taudis des grandes villes; des groupes comme les Nègres aux États-Unis qui subissent une ségrégation physique et une discrimination spirituelle dans la loi et la coutume [ ... ]. Tous ces gens vivent sous un statut qui est en fait [quasi] colonial et forment le noyau et la substance du problème des minorités. »
La poétesse Adrienne Rich explore le cœur et la substance des minorités globales dans An Atlas or the Difficult World, l'une des plus frappantes séries de poèmes traitant du monde cosmopolite contemporain. Elle en prend une mesure globale - une mesure à la fois morale et poétique - en décentrant le lieu d'où elle parle, l'endroit qu'elle habite. Il n'y a pas ici de ventriloquisme de la victirnisation, pas de cartographie consensuelle. La résistance de Rich à des formes aussi faciles d'identification et de résolution vient de la puissance implacable, répétitive de ses vers à révéler la profonde « insatisfaction » que contient notre histoire « partagée » de civilisation et de barbarie humaines. L'angoisse nous lie au souvenir du passé tandis que nous luttons pour choisir une voie à travers l'histoire ambiguë du présent. Cette inquiétude incessante sur qui l'on est - en tant qu'individu, groupe ou communauté - et la complexité d'une perspective globale sont magnifiquement évoquées dans ces quelques vers:
« La mémoire dit: tu veux bien faire ? Ne compte pas sur moi ...
Je suis un canal en Europe où des corps flottent
Je suis une tombe collective je suis la vie qui revient
Je suis une table mise avec une place pour l'Étranger
Je suis un champ aux coins laissés pour les sans-terre
Je suis un enfant-homme priant Dieu d'être un homme,
Je suis une femme qui se vend pour un billet de passage
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Je suis un tailleur émigré qui dit Un manteau N'est pas qu'un simple vêtement
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J'ai rêvé de Sion j'ai rêvé de la révolution mondiale
Je suis un corps sorti d'un canal de Berlin
Un fleuve dans le Mississippi. Je suis une femme debout
Je suis debout ici dans votre poème. Insatisfaite.»
La répétition insistante de ce « Je suis un / Je suis un ... Je suis » - sorte de sombre comptine d'un enfant monstrueux de notre temps - se trouve à la fois impliquée dans les événements traumatiques des histoires globales (l'esclavage, la guerre, la migration, la diaspora, les révoltes paysannes, la révolution) et pourtant insatisfaite dans sa tentative d'imaginer comment mettre en œuvre une relation dans un monde rendu implacable par ses souvenirs trans-historiques. Chaque vers contient sa propre narration cryptée: Rosa Luxemburg peut être le corps sorti du canal Landswehr de Berlin; la période des droits civiques dans le sud de l'Amérique est évoquée par le Mississippi en flammes. Rich s'efforce d'établir une narration d'intérêt humain, au sens que donne Hannah Arendt à ce terme: une exploration de ce qui se tient dans l'entre-deux (interest), dans ces moments distincts, voire disjoints, qui leur permettent de s'affilier l'un à l'autre dans l'esprit d'un
« droit à la différence dans l'égalité ». La phrase répétée:
« Je suis - une table ... un champ ... un enfant-homme ... une femme ... un émigré » ne cherche pas à établir la souveraineté d'un sujet mondial « représentatif » qui peut parler pour tous les peuples.
Pour rester dans l'esprit du « droit à raconter » comme moyen d'atteindre notre propre identité nationale ou de communauté dans un monde global, il nous faut réviser notre sens de la citoyenneté symbolique, nos mythes d'appartenance, en nous identifiant aux « points de départ » d'autres histoires et d'autres géographies nationales et internationales. C'est en se situant à ces intersections (et dans les interstices) de ces narrations que Rich souligne l'importance de la ré-vision historique et culturelle: le processus d'être soumis à, ou le sujet de, une histoire particulière « à soi » - une histoire locale - laisse la poétesse « insatisfaite » et angoissée quant à ce qu'elle est, ou ce que sa communauté peut être, dans le vaste flux d'une histoire transnationale. Si nous regardons la relation entre les cultures de cette façon, nous les voyons comme une étape d'un processus complexe de modernité « minoritaire », et non une simple polarité de majorité et minorité, de centre et de périphérie. Adrienne Rich ne lie pas simplement entre eux les malheurs des « damnés de la terre » ; elle transforme l'abjection de l'histoire moderne en une histoire productive et créative de la minorité en tant qu'agent social. D'un esprit de résistance et de patience émerge le désir minoritaire de vivre, de faire, d'introduire l'acte de poesis dans la vie imaginée du migrant ou de la minorité comme une part de la société civique et civile : « Je suis un tailleur émigré qui dit Un manteau n'est pas qu'un vêtement. »
L' « insatisfaction » est-elle le pessimisme de l'idéaliste ou l'aspiration de l'utopique? L'évocation par Rich d'une éthique et d'une poétique de 1'« insatisfaction » est-elle un subtil avertissement contre la position du « spectateur informé », ou du réaliste politique qui agit essentiellement sur la base d'un auto-intérêt éclairé?
Je suis ici debout dans votre poème. Insatisfaite.
L'insistance du dernier vers sur le terme « debout » ne doit pas être négligée. Car il s'agit d'un type particulier de position politique, « l'être-debout de la citoyenneté » en tant que mesure de « bien » public, en tant que respect et reconnaissance, sur laquelle Judith Shklar fonde sa théorie de la citoyenneté américaine. Cette citoyenneté comme « être debout » nous rappelle qu'en tant que citoyens actifs, nous devons veiller à nous garder des stratégies étatiques d'exclusion et de discrimination masquées par ses promesses d'égalité formelle et de démocratie procédurale. En tant que femme, dont l'exclusion effective des prises de décision politique devient une condition « négative » pour le pouvoir du citoyen mâle, Rich se tient désormais debout avec ceux qui sont dans une position minoritaire à une échelle globale.
Dans le sillage de ces voix, nous en arrivons à la responsabilité philosophique et politique de concevoir la minoritisation et la globalisation comme le quasi-colonial, une situation à la fois ancienne et nouvelle, une relation dynamique, voire dialectique, qui dépasse les polarisations du local et du global, du centre et de la périphérie - en fait du « citoyen » et l'« étranger ». Un rapport récent de la commission mondiale a la Culture et au Développement de l'Unesco suggère qu'une situation minoritaire est de fait une sorte de citoyenneté mondiale. Les trente dernières années ont vu plus de gens vivre à travers ou entre des frontières nationales que jamais auparavant - selon une estimation basse, 40 millions de travailleurs étrangers, 20 millions de réfugiés, 20 à 25 millions de peuples déplacés à la suite de famines et de guerres civiles. Les émigrés, les réfugiés ou les minorités qui vivent au cœur de centres métropolitains au Nord et au Sud représentent la présence la plus tangible et la plus proche du monde global et transnational tel qu'il existe au sein de sociétés « nationales ». Quand nous parlons des frontières et des territoires en expansion constante du monde global, nous ne devons pas manquer à voir comment nos propres paysages intimes, indigènes, doivent être redessinés pour inclure ceux qui sont leurs nouveaux citoyens, ou ceux dont la présence citoyenne a été annihilée ou marginalisée.
Homi K. Bhabha
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