« Nous, les nègres »

Trois entretiens de 1963, avec une préface inédite d’Albert Memmi, posant d’emblée que les Noirs d’Amérique ont subi deux traumatismes : celui de l’esclavage, et celui de la décolonisation, mais oubliant le troisième traumatisme : celui de la décolonisation, qui n’aura été qu’une privatisation de la colonisation, et dont un pays comme la France porte toujours les stigmates.

 Trois entretiens menés par Kenneth B. Clark, interrogeant des trajectoires individuelles, suscitant chaque fois un récit de vie, réticent dans le cas de Malcom X, souvent exaspéré par ce ton de conversation qu’il refuse à juste titre, contredisant Kenneth Clark pour le ramener à ce qui seul compte à ses yeux : l’état des lieux de la souffrance noire, quand Clark voudrait construire autour d’eux une sorte de mythe, en faire des effigies commodes derrière lesquelles dissimuler, justement, et la souffrance et la colère noire.


 Trois courts entretiens qui livrent cependant les traits marquants de ces personnalités, Malcom X pugnace, inquiétant, rigoureux à l’excès, pesant chaque mot et dont on voit combien les deux autres le redoutent. Martin Luther King par exemple, prenant garde de ne jamais le critiquer ouvertement, et bien que Malcom X ne se prive pas de dénoncer en lui une démarche préjudiciable à la nation noire.

C’est James Baldwin avouant que sans doute Malcom est le seul porteur du discours de dignité des noirs d’Amérique. Malcom X si radical quand on relit ces entretiens, dans sa volonté de faire sécession et d’engager avec lui les Noirs américains à rompre avec des blancs qui ne renonceront jamais à les enfermer dans leur souffrance et leur humiliation.

 Trois trajectoires édifiantes sur cette Amérique qui n’a de fait toujours pas cessé de construire autour des noirs ses murs terrifiants. Malcom X avait sans doute raison, sans doute la lutte aurait-elle dû être plus radicale que ne le voulait Luther King.

Reste le témoignage plus mesuré et superbement émouvant de Baldwin, évoquant la schize dans laquelle on verrouille les mentalités noires : ils étaient américains, oui mais, bien qu’ils étaient là par la volonté des blancs, et bien qu’ils ne pouvaient plus être ailleurs, là où ils étaient, les blancs n’en voulaient pas.

Baldwin interrogeant une société capable de produire cinq agents de police battant une femme à mort dans les rues d’une grande ville : "cette société a accepté d’être monstrueuse". Superbe plaidoyer du même enfin, non pour contraindre l’état américain à s’engager moralement auprès des noirs, mais auprès de la nation américaine elle-même. "On ne peut pas survivre à tant d’humiliations sociales".

Obama ferait bien de l’entendre de nouveau, tant la situation des noirs d’Amérique est restée douloureuse.

Joel Jegouzo

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