A propos de « La croisade de Lee Gordon » de Chester Himes

Chester Himes a trop morflé pour avoir la pudeur ou le romantisme des combats héroïques. Il avait suffisamment d’audace désespérée pour tremper les mains dans la complexité des êtres, aussi merdique et boueuse fusse-t-elle. Peu lui importait qu’on ne soit pas « entre nous », peu lui importait de plaire, d’être stratégique ou de coller à un programme idéologique. Il écrivait avec l’énergie convulsée des nausées violentes, la rage impuissante des dernières cartouches et l’humour des naufragés. A 38 ans, en 1947, c’est un homme profondément blessé qui crachera La Croisade de Lee Gordon à la face de l’Amérique et recevra un accueil unanimement réprobateur :

« Tout le monde haïssait ce livre …. La gauche le haïssait, la droite le haïssait, les juifs le haïssaient, les noirs le haïssaient »[1]

De cette œuvre courageuse, dense, torturée qui valut à Himes les qualificatifs de « raciste » « psychotique » ou « contre-révolutionnaire », Richard Wright écrivit en préface :

« J’affirme très nettement que ces pages sont les premières à donner une peinture d’une indubitable authenticité quant aux rapports entre les noirs, les communistes et les syndicats. […] C’est une cruelle mise à nu du Noir, du parti communiste, du syndicalisme et des sentiments négrophobes du prolétariat américain. »

Comme dans son livre précédent, S’il braille, lâche-le, Himes y peint le racisme asphyxiant, pendant la Seconde Guerre mondiale, à Los Angeles, dévoilant les coulisses de l’union sacrée américaine. A travers l’histoire de Lee Gordon, organisateur noir dans un syndicat embauché pour amener d’autres noir-e-s à se syndiquer, il montre une autre guerre. Presque perdue d’avance celle-là. Contre le fascisme et le racisme américains. Contre les manipulations, la rigidité et l’hypocrisie des prétendus alliés de gauche. Contre la politique de terreur raciale et les névroses qu’elle provoque.

Himes montre aussi comment frustration raciale, sexisme et virilisme s’imbriquent pour faire de son personnage un homme noir dominé et un dominant, bourreau de la femme noire avec qui il partage sa vie. Femme noire dont Himes se révèle pourtant bien incapable d’accueillir la colère et la révolte dans son œuvre…

Précieux et unique, La croisade de Lee Gordon brille encore, toujours ; d’une lumière gênante, de l’éclat des vérités inacceptables. Un peu comme les œuvres de James Baldwin, beaucoup plus riches en amour mais tout aussi libres du dogmatisme des œuvres à programme.

« Without victory at home »

« Mais pour nous les noirs américains, une victoire au loin sans victoire chez nous n’est-elle pas une imposture, vide et dépourvue de signification, qui ne nous rendra pas, plus libre qu’auparavant ? »[2]

Voici la question rhétorique que posait Chester Himes en 1942 dans son article « Le moment c’est maintenant, l’endroit c’est ici ». Sa guerre, Lee Gordon va la mener seul, comme l’indiquait le titre anglais Lonely crusade, trop désespérant peut-être pour les éditeurs français. Une lutte solitaire contre le fascisme à domicile, pour la dignité.

Par les yeux de Gordon, Himes peint le paysage étouffant d’un Los Angeles au cœur de l’effort de guerre. Il dit un racisme anti-japonais asphyxiant, furieusement emmêlé dans la négrophobie. Il dit le racisme à l’embauche et le maintien systématique des noir-e-s dans des postes subalternes alors qu’en même temps l’arrivée massive de blancs sudistes, venus pour travailler dans les usines de guerre, leur rend « la vie impossible»[3].

Viré dès le début de la guerre, Lee Gordon cherche avec acharnement un poste qui soit en accord avec ses exigences et sa dignité. Il se sent littéralement coincé, assiégé. Alors que l’Amérique traumatisée par Pearl Harbour tremble d’une éventuelle invasion japonaise, Lee tremble de la bien réelle invasion Sudiste et ses résurgences d’arbitraire, d’insultes, de lynchages. A l’inverse, la possibilité d’une défaite de l’homme blanc le fascine :

« Avec la logique des désespérés, il s’imaginait que, si les Américains ne voulaient pas de lui, il n’en allait pas de même quant aux Japonais. Il rêvait de les voir débarquer sur la côte de Californie, de se joindre à eux et de les mener à la victoire… Mais il n’ignorait pas que c’était un rêve de déshérité. »

S’il ne rêve pas de Russie c’est que ses anciens amis communistes qui l’avaient harcelé pour qu’il milite, ont retourné leur veste :

« En juin 41, quand l’Allemagne attaqua la Russie, le Comité se transforma en organisme de propagande pro-soviétique. Ceux qui avaient combattu en faveur des minorités raciales prônèrent l’Union nationale contre le nazisme. Les questions de race, de préjugés, d’injustice, de discrimination leur paraissaient désormais mesquines »

Tout au long de La croisade Himes fustigera l’opportunisme des communistes, capables de faire « cause commune avec le capitalisme américain », pour qui la question raciale n’est qu’un instrument stratégique. Le solitaire Lee Gordon, assoiffé de justice, se heurtera aux stratégies politiciennes des partis, des syndicats et de leurs militants. Il dénonce le dogmatisme et les appareils qui instrumentalisent, sacrifient les individus au nom du catéchisme marxiste, de l’ « Idée » et du but final.

Dans S’il braille, lâche le, Himes critiquait déjà l’une des mesures emblématiques de cette période d’hystérie raciale : l’internement de 120 000 américano-japonais dans des camps. Décision scandaleuse censée protéger la nation contre des « ennemis de l’intérieur » étonnamment semblable aux politiques massives d’internement mises en place par l’Europe fasciste au même moment. Décision pourtant largement soutenue, notamment par le PC Américain (CPUSA) qui poussa le zèle jusqu’à exclure du parti des membres américano-japonais. La lutte contre le fascisme fut donc bien sélective :

« - Vous savez que l’antisémitisme se développe aux Etats-Unis de manière effarante ? continua la femme.
- Ah ! vraiment ? Combien de juifs ont été lynchés l’an dernier en Amérique ?
- Pourquoi ? Je n’ai jamais entendu dire qu’on lynchait des juifs.
- Eh bien, six nègres l’ont été, l’an dernier…- oui monsieur Rosie Rosenberg, durant la première année de votre guerre contre le fascisme – et pas un seul juif ! »

En 1943, Himes écrit dans le magazine « The Crisis » de la NAACP sur les émeutes dites Zoot Suit à Los Angeles, qui virent des Marines lyncher en masse des jeunes mexicains. Cet autre exemple d’hystérie collective, mêlant racisme et colonialisme n’était autre qu’une résurgence virile, applaudie par la presse, la police et la population, des lynchages du Ku Klux Klan et autres meutes racistes. Himes concluait ainsi son article:

« Mais le résultat c’est simplement que le Sud a gagné Los Angeles. » [4]

Quinze millions d’individus

« Les Nègres ! [....] je n’aurai jamais du employer un tel terme. Comment essayer de définir en quelques phrases les désirs, les opinions et les qualités de quinze millions d’individus tous différents les uns des autres par leur aspect physique, leur mentalité, leur caractère, leur âme ! » L’expression « les Nègres », prise comme un collectif, lui paraissait obscène. »

Le marronnage idéologique et solitaire contenu dans le roman n’est sans doute pas étranger à la stupeur des critiques. A mesure que Lee Gordon, l’organisateur syndical, reconnaissait son incapacité à représenter, comprendre ou résumer ses semblables, c’est l’image des noirs comme groupe homogène que Himes brûlait. Il jetait au feu les images d’Épinal au profit de l’individualité noire. Il ruinait les espoirs des futurs bergers en proclamant qu’aucun parti, aucun groupe politique ne serait le réceptacle naturel des desideratas des noir-e-s : « Suppose que les nègres préfèrent s’efforcer de devenir capitalistes. » dira Lee, mi-provocateur, mi-sincère.

Malgré des aliénations évidentes et un potentiel de soumission énorme, sa quête de dignité fait de Lee une figure de nègre incontrôlable ; pas souvent glorieux mais définitivement en marronnage. Or l’embauche de Lee comme organisateur syndical est sous-tendue par la prophétie incantatoire qui veut que les noir-e-s, en tant que sous-classe particulièrement exploitée de la classe ouvrière, doivent y jouer un rôle d’avant-garde. Lee doit donc leur montrer la voie :

« ‘Lee, enfonce-toi bien dans la tête que le sort du prolétariat mondial dépend de toi dès aujourd’hui. En effet, à la fin de cette guerre, il calquera son attitude sur celle des ouvriers de chez nous ; les ouvriers américains suivront l’exemple de leurs camarades californiens ; ces derniers seront plus ou moins attachés à leurs syndicats selon que nous réussirons ou non à organiser les travailleurs de la Comstock.’
Lee faillit éclater de rire. »

S’il est évidemment problématique que les organisations progressistes restent majoritairement blanches, Himes montre que chercher à recruter « les noirs » comme une troupe par le biais de représentant-e-s noir-e-s l’est tout autant ; Gordon ou son double maléfique Luther Mc Gregor ont trop conscience qu’on les utilise pour se laisser dissoudre, intégrer. Au fond, nous dit aussi Himes, une organisation progressiste qui reproduit naturellement en ses rangs les mêmes exclusions que le reste de la société… n’est pas vraiment progressiste. Pourquoi Lee inviterait-il alors ses sœurs et frères dans cette galère ?

Encore une fois certaines questions résonnent d’actualité :

« Faut-il vraiment que nous reconnaissions nos amis ? S’ils étaient vraiment nos amis, ils n’auraient pas besoin de nous le dire. »

Lee Gordon qui fut longtemps « le seul nègre de sa classe » retrouve dans son aventure syndicale et politique le même isolement et un puissant racisme structurel auquel le syndicat refuse de s’attaquer. « Oublie cette histoire. » lui dit-on quand un syndicaliste blanc sudiste refuse de lui serrer la main. Himes dresse le portrait de gauchistes qui ignorent les urgences de noir-e-s constamment dans la survie. Qui méconnaissent bien trop le poids quotidien du harcèlement raciste pour ne pas minorer son caractère destructeur, et leurs propres actes racistes :

« Lee s’arrêta net en voyant le paquet de tabac qu’ouvrait Rosie. La marque inscrite en grosses lettres lui fit l’effet d’une injure : chevelure de Moricaud.
‘Il est bon ce tabac ?’ demanda Lee.
Rosie répondit sans le moindre embarras : ‘Il est surtout bon marché. Nous avons empêché le fabricant d’utiliser cette marque, et comme il en avait un stock important, nous l’avons racheté au rabais pour notre usage personnel.’
Une femme qui avait vu la marque, elle aussi, dit d’un ton conciliant : ‘Il ne faut pas vous désoler à cause de vos cheveux. Tout le monde ne peut pas en avoir de beaux et ça ne change rien à votre personnalité.
-Mais oui, ces cheveux sont ceux que l’évolution dialectique de la matière m’a accordés, répondit Lee. »

Entre agression, incompréhension et bons sentiments Chester Himes décrit à merveille l’expérience déprimante de l’incommunicabilité du vécu racial. Il dit l’usure des capacités pédagogiques, la perte du sens dans un cadre militant. Il dessine en lettres amères l’impossible énergie qu’il faut pour expliquer ce que l’on est, ce que l’on vit, ressent ; et pour faire vaciller la bonne conscience anti-raciste.
« Alors Lee éprouva le sentiment désespérant d’être un fou perdu dans un monde fou, un idiot parmi d’autres idiots qui parlent tous une langue différente, qui ne peuvent pas se comprendre. »
Soixante-cinq ans plus tard, tout cela nous semble encore désagréablement familier. La formidable levée de bouclier qui accompagna la sortie du livre de Himes n’était que l’écho du refus d’entendre. Pour les autoproclamés progressistes, la franchise, leur racisme dans le miroir, l’échappée sur le terrain de la psychologie et des affects est toujours vécue comme une trahison politique. Les autoroutes du dogmatisme et du militantisme refusent fondamentalement d’être coupées ou juste détournées par la souffrance des individus ; mieux vaut l’écraser. Dans l’espace du roman, Lee, symptôme dérangeant d’une pathologie raciale américaine doit être éliminé. Himes sera littéralement poussé à quitter une Amérique qui ne pouvait s’accommoder de son regard sans concession.

Chester Himes sème quand même des graines d’espoir dans la relation qui va se nouer entre Lee et Rosie, le vieux juif communiste. Rosie est suffisamment imprégné de l’oppression raciale pour cheminer vers Lee. Il va modifier son propre comportement et faire largement vaciller l’antisémitisme de dominé qui anime Lee. Rosie est aussi suffisamment communiste pour privilégier la loyauté et la vérité au mépris des injonctions du Parti. De fait, c’est lui aussi un militant incontrôlable, trop juste pour se conformer aux décisions du Parti. Mais au fond la leçon majeure que Rosie tente de partager avec Lee, avec plus ou moins de succès, est la suivante : comment ne pas être un sacrifié de plus de l’oppression raciale.

Le corps de la terreur

La croisade est une errance cauchemardesque et lumineuse dans le corps et l’esprit d’un homme noir que la terreur a plastiqué. Un être condamné, même si son corps bouge encore. Des tics dont il n’a pas conscience, des bégaiements, une paranoïa impossible à maîtriser, un désir de blesser, des rides précoces ; le racisme a empoissonné son corps et son esprit.

Rares sont les œuvres qui n’ont pas la mauvaise foi de cacher comment le terrorisme racial modèle, empêche de sourire, de détendre l’ossature et les muscles. Comment il peut rendre fou.

Pourtant essayer de dire, comprendre n’est pas un luxe … Au grand dam de ceux qui bêlent à longueur de temps « discrimination », « systémique »… Comme si mépriser son corps était bien moins grave que de ne pas obtenir d’emploi. Sans doute aussi qu’il est plus rassurant pour les privilégiés d’imaginer que ma souffrance s’arrêtera quand j’aurai du boulot ; un objectif matériel atteignable et rassurant. Et cette souffrance là, qui m’empêche de rentrer dans le rang salarié, est sans doute plus présentable.

Entamer une réflexion abyssale sur le mal que la suprématie blanche fait à mon/notre corps offre peu d’îlots rassurants pour les coupables qui m’ont traité de singe, ont moqué mon nez, mes lèvres, mes cheveux, la couleur de ma peau.

Chester Himes refusait de neutraliser ce travail de sape raciste en « complexes », « susceptibilités », « tares psychologiques et personnelles» qu’il serait de notre ressort de régler par de l’estime de soi. Il dit la réalité de ces souffrances et les réinscrit dans la mécanique raciste globale qui dynamite les corps, les hypersexualise et s’en joue comme de marionnettes, ordonnant leur dissimulation ou leur dévoilement.

Mais il ne généralise pas, n’enferme pas. Le problème racial résonne en ses personnages de différentes manières. Si Himes n’hésite pas à en amplifier les bruits les plus sombres, chacun reste libre et responsable de ses actes.

C’est au moyen d’un système de doubles de Lee Gordon dans le roman qu’il trace correspondances et dissonances entre les individus. Lester Mc Kinley est un double vieilli et plus amer encore de Gordon. Mentalement perturbé, il est obsédé par le désir de tuer un homme blanc. Mais sa compréhension des mécanismes psychologiques lui permet de mettre en place des stratégies d’évitement. De Luther Mc Gregor, un autre double, le racisme a fait le débrouillard amoral des Signifying Monkey[5] ; qui parle, trahit, manipule et passe à l’acte s’il croit qu’il peut échapper à la punition.

Lee Gordon vit comme ses doubles dans le champ magnétique de la catastrophe et de l’arbitraire. Il l’a croisé plusieurs fois ; renvoyé de son école, renvoyé de sa ville, orphelin de père d’un meurtre raciste. Ces injustices lui ont donné le terrifiant sentiment de la précarité de son existence d’homme noir dans le monde blanc :

« Cette aventure et ses conséquences pesèrent lourdement sur son développement mental. A force de les ressasser, il en conclut que sa culpabilité ou son innocence dépendaient uniquement de la fantaisie des blancs. Dès lors il se sentit menacé à tout instant par un désastre, et la proximité d’un blanc l’épouvanta. »

Cette pression de la catastrophe imminente crée des êtres hypnotisés par le vide « espérant et redoutant à la fois un désastre », travaillés d’une peur surnaturelle face à un pouvoir surnaturel.

Le motif de la contamination par la peur est sans conteste une des grandes réussites du roman. La peur est comme une infection. Lee la transmet même à sa femme. Cette peur emmêle inextricablement méfiance légitime et paranoïa disproportionnée et rend absurde toute tentative d’essayer de distinguer les deux. Cela reste valable aujourd’hui : le règne de l’arbitraire crée des terreurs irrationnelles, surnaturelles ; qu’il est non seulement impossible mais qui plus est malhonnête d’essayer de raisonner. Et ça n’en rend pas le pouvoir moins arbitraire. Les injonctions à la détente ne valent rien quand cet arbitraire montre que pour les nécessités du contrôle social, on peut être tabassé, condamné ou tué même si l’on est innocent.
« Horace R. Clayton sociologue de l’école de Chicago et co-auteur de l’étude qui fit date sur les quartiers Sud de Chicago, Black Metropolis (1945), publia « A Psychological Approach to Race Relations » en 1946. Cet essai tente d’expliquer comment la peur, « sur laquelle l’intégralité du système de contrôle social dans le sud » est basée, et telle qu’elle est consolidée par les lynchages à travers l’espace et le temps, « modèle en profondeur les personnalités » des habitants noirs des villes du Nord qui n’ont probablement jamais vécu en direct la terreur frontale du Sud. »[6]

Clayton s’appuyait sur des exemples de fiction pour appuyer ses analyses dont S’il braille, lâche le : Robert « Bob » Jones tout comme Lee Gordon vit dans la terreur du lynchage. Parce que chaque violence raciale, chaque brutalité policière raciste vise celui/celle qui en est victime mais est aussi un message à ses semblables : la prochaine fois ce sera peut-être ton tour.

Le corollaire des lynchages du Sud des Etats-Unis est le stéréotype de l’homme noir qui viole les blanches et que Himes questionne dans ces deux œuvres.

Rappelons d’abord avec Angela Davis que ce stéréotype était une « arme idéologique » qui justifiait les lynchages et était conçue pour « empêcher les noirs d’aller de l'avant dans l’après-guerre civile et le combat pour la libération et l’égalité »[7].

Dans La croisade de Lee Gordon à travers l’histoire du procès Rasmus Johnson, Himes rappelle à quel point il est aisé de faire condamner un noir pour le viol d’une blanche ; il suffit d’une accusation et l’homme noir est perdu. Son personnage est rappelé à cette réalité après une tentative de viol sur une femme blanche. Puis, nous apprenons qu’il viole très régulièrement Ruth, sa femme noire, qui est, elle, dans une zone de non-droit et de silence.

Himes lève le tabou du viol conjugal et du viol des femmes noires par les hommes noirs. Il ébrèche l’un des grands mensonges entretenus par le stéréotype de l’homme noir violeur, tel qu’il fut immortalisé dans Birth of a nation. Angela Davis expliquait que les mouvements féministes blancs contre le viol avaient été largement inefficaces par le fait que nombre de blanches s’accrochaient au stéréotype raciste selon lequel le danger venait des hommes noirs, alors que statistiquement il y avait plutôt plus de risques que leurs agresseurs soient des hommes blancs.

Pour en revenir aux femmes noires, Himes démonte et dénonce les mécanismes de compensation qui exposent les femmes noires aux violences des hommes noirs en plus des violences que le système, hommes blancs et femmes blanches, leur impose déjà. En bas de l’échelle, Ruth est le seul être sur qui Lee a du pouvoir et il en profite de manière ignoble.

Gordon qui semble mener un combat viril contre l’homme blanc, est habité du lieu commun de l’homme noir émasculé par le racisme. Il perçoit autant les injustices raciales comme des dénis d’humanité que comme des dénis de virilité. Dans sa reconquête forcément sexiste de pouvoir phallique Lee découvre que s’il ne peut vaincre le système raciste il peut contraindre des femmes à reconnaître qu’il est un mâle.

En dénonçant cette attitude, Himes mettait ainsi précocement en lumière ce qui serait critiqué plus tard par les féministes noires notamment, suite au virilisme du Black Power : les luttes d’émancipation des hommes noirs ressemblaient parfois curieusement à une lutte pour récupérer les clés du patriarcat.[8]

Ici, il y a un épisode très révélateur. Ruth gère seule une agression raciste verbale pour ne pas mettre Lee en position d’impuissance ou en demeure d’agir. Lee s’en rend compte et s’en exaspère tellement qu’il finit par la gifler ; voilà le « défenseur » frustré devenu agresseur. L’ambiguïté de Himes tient dans le fait qu’il maintient Ruth dans la naïveté, la passivité et le pragmatisme politiques et une soumission qu’il fait le choix de qualifier de loyauté. Si malgré les coups, les viols, les trahisons, elle continue à « comprendre » Lee c’est que l’auteur l’a enfermée dans le mythe de la femme noire forte et compréhensive. Ce qui assure aussi à Lee une insupportable impunité absolue quant à sa violence sexiste. Ainsi, l’œuvre qui déborde de la colère des hommes noirs est incapable d’accueillir une miette de la colère des femmes noires et de leur désir de justice ; c’est bien là une de ses limites profondément dérangeantes. Ruth se tait systématiquement et nous sommes contraints de nous contenter des « regrets » indécents de l’homme ; c’est inacceptable. L’hyperlucidité semble ici faire sacrément défaut à Himes. De même, on cherchera en vain des pistes sur ce que toutes les violences combinées font au corps de Ruth… Le fait d’ailleurs qu’elle soit la seule femme noire du livre montre bien que pour Himes l’oppression raciale est une affaire qui se passe entre hommes.

Ce n’est sans doute au fond que son propre sexisme, son propre sentiment d’émasculation par le racisme qui l’empêche d’entrevoir une colère des femmes noires qui soit non négociable et qui se convertirait en lutte sans concession contre leurs oppresseurs ; racistes et sexistes. On voit là ses limites…

Conclusion

« Â 31 ans j’avais été blessé émotionnellement autant qu’un trentenaire peut le supporter. J’avais vécu dans le Sud, j’étais tombé d’une cage d’ascenseur, j’avais été viré de l’université, j’avais fait une peine de 7 ans et demi de prison, à Cleveland j’avais survécu aux 5 dernières années de la crise ; et j’étais encore entier, complet, en état de marche ; mon esprit était affûté, mes réflexes étaient bons et je n’étais pas amer. Mais sous l’usure mentale des préjugés raciaux à Los Angeles je devins amer et imbibé de haine. »

Ni Chester Himes, ni ses personnages ne sont des héros, loin de là. Trop imparfaits mais aussi trop conscients, trop francs, trop blessés. Avec La croisade, Himes scellait son divorce d’avec l’Amérique. Dans les années 50, il prendrait le chemin d’un exil français, terre où on aimait bien les noir-e-s ; à condition qu’ils fussent américain-e-s, artistes ou sportifs-ves, pas trop nombreux-ses. De loin, Himes continuerait à jeter ses grenades et quelques pétards hilarants et caustiques classés dans la catégorie polar. En 1953, Richard Wright sortait Le transfuge, qui malgré des passages d’existentialisme indigeste, est un écho intéressant à La Croisade  . Chester Himes est mort en 1984, en Espagne.

MT Kawengé

[1] Himes, Chester, « The Quality of Hurt », 1995.
[2] Himes, Chester, « Now Is The Time ! Here Is The Place », « Opportunity », sep. 1942.
[3] Sauf mention, toutes les citations sont extraites de C. Himes, La croisade de Lee Gordon, Livre de Poche, 1952.
[4] Himes Chester, Zoot Riots Are Race Riots, in« The Crisis », jul. 1943
[5] Singe ruseur, personnage récurrent de la culture orale afro-américaine.
[6] Nieland Justus, Everybody’s Noir humanism : Chester Himes Lonely crusade in African-American Review, Vol 43, Automne 2009.
[7] Conférence « The anti rape movment and the struggle against racism », Université de San Diego, 1985.
[8] « Black Macho and the Myth of the Super­woman » de Michelle Wallace publié en 1979 est l’un des livres qui fit le plus de bruit sur la question, même s’il fut amplement critiqué et parfois à juste titre. L’incroyable pièce de Ntozake Shange, «For Colored Girls Who Have Considered Suicide When the Rainbow Is Enuf » sortie en 1975, fut sans conteste une autre des oeuvres majeures.

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