"Les Subalternes peuvent-elles parler ?" (un compte rendu)

« En suivant un parcours nécessairement sinueux, cet essai partira d’une critique des efforts déployés actuellement en Occident [notamment par Gilles Deleuze et Michel Foucault] visant à problématiser le sujet, pour aboutir à la question de la représentation du sujet du Tiers-Monde dans le discours occidental. Chemin faisant, l’occasion me sera donnée de suggérer qu’il y a en fait implicitement chez Marx et Derrida un décentrement du sujet plus radical encore. J’aurai de plus recours à l’argument, qui surprendra peut-être, selon lequel la production intellectuelle occidentale est, de maintes façons, complice des intérêts économiques internationaux de l’Occident. Pour finir, je proposerai une analyse alternative des rapports entre les discours de l’Occident et la possibilité pour la femme subalterne de parler (ou la possibilité de parler en son nom). Je tirerai mes exemples spécifiques du cas indien, à travers la discussion approfondie du statut extraordinairement paradoxal de l’abolition par les Britanniques du sacrifice des veuves. » (Gayatri Chakravorty Spivak)

Jérome Vidal entreprend ici de retraduire l’un des textes les plus commentés des subalternes studies. Les études subalternes désignent à l’origine un courant de l’historiographie indienne influencé par le marxisme et qui décida de centrer son étude de l’histoire sur les subalternes. Ce courant a eu une influence et des prolongements entre autres sur les postcolonial studies. La notion de subalterne est reprise de Gramsci à qui elle sert à désigner des opprimés en contournant la censure durant son emprisonnement. L’usage ici de subalterne renvoie à l’idée que la notion de prolétariat serait inadéquate pour rendre l’oppression des ex-colonisés, qui n’est pas seulement une question d’exploitation économique, mais possède également d’autres dimensions spécifiques.

Les subalternes peuvent-elles parler ?” de Gayatri est un texte qu’elle proposa à l’origine pour un ouvrage collectif à l’issue d’une série de séminaires qui a réunit un certain nombre de marxistes et de post-marxistes au cours de l’été 1983. Ce texte a par la suite connu une série de publications dans des versions légèrement modifiées. Une première traduction en français en avait été faîte en 1999 (dans le recueil: Mamadou Diouf dir., L’historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, Paris, Karthala/Sephis, 1999).

La thèse de l’auteure, qui affirme que “les subalternes ne peuvent pas parler”, a donné lieu a de nombreux commentaires. L’édition est d’ailleurs suivie d’un extrait d’entretien de 1992 où Gayatari réaffirme sa position face aux critiques qui lui sont opposées.

L’argumentaire

Quel est l’argumentaire de Gayatri tel qu’on peut le suivre dans cet ouvrage et sans surcharger l’analyse de paratextes ?

L’auteure part dans son raisonnement des positions de Foucault et de Deleuze pour en faire la critique. “Les masses n’ont pas besoin d’eux pour savoir; elles savent parfaitement clairement beaucoup mieux qu’eux [les intellectuels]; et elles le disent fort bien” (Michel Foucault, “Les intellectuels et le pouvoir”, in Dits et écrits, t.II, Paris, Gallimard, 1994).

Alors que ces auteurs prétendent déconstruire le sujet, ils réintroduisent dans ce type d’assertion l’idée d’un sujet émancipé. “Ainsi la critique du Sujet souverain à laquelle on fait tant de publicité intronise en réalité un Sujet” (p.14). Pour sa part, Gayatri prétend revenir à Marx, qui irait en réalité plus loin dans la déconstruction du sujet: “ Marx est obligé de construire des modèles de sujet divisé et disloqué” (p.26). Ainsi repart-elle pour sa part de cette citation de Marx dans le Dix huit Brumaire : “les petits propriétaires paysans “ ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur apparaître [...] comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protèges contre les autres classes” ( p.27).

Ce qui se trouve ainsi posé, par Gayatri, est la question du rapport entre la construction de représentations du monde par les intellectuels et de la représentation politique des opprimés: “ ces théories [...] doivent prendre acte de la façon dont la mise en représentation du monde [...] dissimule le choix et le besoin de “héros”, de mandataires paternels, d’agents du pouvoir” (cf. également Bruno Latour sur la question du lien entre représentation de la nature par les savants et représentation politique).

Ce que l’auteure critique donc à travers cette prétention à affirmer que les subalternes peuvent parler, c’est celle de ces intellectuels à être des portes paroles transparents lorsqu’ils énoncent que les subalternes peuvent parler: “ la “transparence” ainsi produite marque la place de l”’intérêt”; elle est entretenue par une dénégation véhémente: “Or cette position d’arbitre, de juge, de témoin universel, est un rôle auquel je me refuse absolument” “(p.35). La seconde critique provient du fait qu’il ne s’agit pas tant pour l’intellectuel critique d’affirmer que les subalternes peuvent parler et donc ainsi de réintroduire un sujet souverain, mais au contraire d’expliquer et d’analyser pourquoi elles ne peuvent pas parler et de le dénoncer: “Faire quelque chose, travailler pour la subalterne, cela signifie l’amener dans le discours. La troisième chose est la pire de toutes; on ne donne pas de voix à la subalterne: on travaille pour cette foutue subalterne” (p.107).

En définitive, selon Gayatri, c’est Derrida qui permet le mieux de penser cette question en mettant en avant la dimension de la différence: “Derrida marque dans la critique radicale le danger de s’approprier l’autre par assimilation” (p.103). Car l’identité des subalternes se caractérise par sa différence irréductible avec l’intellectuel et c’est pourquoi il ne peut en être le porte-parole transparent.

L’anti-pragmatisme de Gayatri

La position de Gayatri peut être qualifiée d’anti-pragmatiste comme le montre cette phrase qu’elle reprend à Deleuze pour s’opposer à lui: “il n’y a plus de représentation, il n’y a que de l’action, de l’action de théorie, de l’action de pratique dans les rapports de relais ou de réseaux”.

La pragmatisme part de l’action, et donc tend à présupposer des capacités aux acteurs, qui sont conçus comme capables de s’auto-émanciper.

Au contraire, dans une conception intellectualiste et rationaliste, ce qui est mis en avant, c’est la théorie et la capacité de l’intellectuel à rompre avec la conscience spontanée et donc à analyser les rapports de domination qui expliquent les incapacités des acteurs, comme le fait qu’ils se révoltent peu par exemple.

Cependant, une telle capacité des savants à dire la réalité de leur situation, indépendamment même de la conscience que ceux-ci en ont, conduit à considérer que le scientifique serait transparent. Il représenterait ce qui est en en dévoilant la réalité profonde.

La position pragmatiste tend au contraire à notre avis à rompre avec le présupposé de la transparence, en disant que c’est parce que les intellectuels ne peuvent pas représenter les subalternes indépendamment de leur intérêt propre de savants que les subalternes ne peuvent pas être représentés et donc à affirmer que ces dernières peuvent parler par elle-mêmes.

De fait, la critique de la transparence ne nous semble pas être un argument contre le pragmatisme, mais davantage contre le rationalisme intellectualiste.

En revanche, là où la critique de Gayatri soulève un problème juste, c’est qu’inévitablement, lorsqu’on essaye de penser les capacités d’émancipation des opprimées, on est presque à l’inverse conduit à paraître atténuer les rapports de domination. La pensée critique est ainsi confrontée à un dilemme: soit l’on pense les capacités critiques des opprimées, soit l’on pense les rapports de domination. En effet, si les opprimées sont totalement dominées, comment peuvent-elles s’émanciper par elles-mêmes ? Mais à l’inverse, si elles sont capables de s’émanciper par elles-mêmes, cela ne signifie-t-il pas qu’elles ne sont pas si dominées que cela? L’articulation entre une théorie de la domination et une pratique de l’émancipation constitue donc le plus grand défi auquel est confrontée toute théorie critique.

Irène Pereira

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