On est étonné du sort réservé dans l'« Hexagone », et ailleurs en Europe, au livre d'un auteur qui, nous dit-on, a été très apprécié, notamment par « les Nouveaux philosophes » et assimilés (Alain Finkielkraut etc.). Auteur qui passe aujourd'hui pour la grande théoricienne du « totalitarisme », thème dont on sait la cote actuellement dans le marché des idées : j’ai nommé Hannah Arendt.
En effet, si The Origins of Totalitarism date de 1951, l'édition française qui ne se passionne que pour la troisième partie du livre, à savoir Le Système totalitaire (Seuil, Paris, 1972), et ensuite pour la première partie (Sur l'antisémitisme, Calmann-Lévy, Paris, 1973). Elle omet la seconde partie L'Impérialisme, qui sera publiée, de manière fort discrète dix ans plus tard (1982). Voilà un étrange hommage qui commence par démembrer un ouvrage qui, pourtant, forme un tout. Opération qui lui permet d'ignorer la deuxième partie. Ainsi la parution de cette deuxième partie n'a pas du tout connu les honneurs de la presse et des revues spécialisées au même titre que les deux autres parties - quand elle n'a pas été purement et simplement passée sous silence !
Etonnantes manœuvres autour d'un texte qui, en réalité, ne contient rien de subversif en lui-même. Rien de réellement nouveau ou inconnu des historiens des idées ou des analystes du politique. Voire de tout « honnête homme » suffisamment curieux pour se demander ce qu'Etat-nation, ce qu'impérialisme, ce que racisme veulent dire, ce qu'il en est de leurs rapports, de quelle manière, dans quelles conditions ils se sont constitués...
Mais c'est justement là que l'on bute contre l'intolérable de ce texte. En effet, l'intolérable de ce texte ne vient pas de ce qu'il nous raconte sur cet « événement majeur de l'ère impérialiste » que fut « l'émancipation politique de la bourgeoisie » ; il ne vient pas de ce qu'il estime être une frappante « similitude » de cette période « avec les phénomènes totalitaires du vingtième siècle » au point que « l'on pourrait non sans raison y voir le germe des catastrophes qui devaient suivre », de l'insistance vigoureuse et pertinente sur ce « concept absolument neuf dans les annales de la pensée et de l'action politiques », à savoir : le concept d'« expansion » tel qu'il triomphe à la fin du siècle dernier, et qui, soit dit en passant, n'a absolument rien à voir avec l'« impérialisme » antique (Antiquité grecque et romaine) - comme voudraient désespérément le faire croire certains « historiens » de la colonisation. Il ne vient pas non plus de cet accent particulier mis sur « la pensée raciale » dont « les racines sont profondément ancrées dans le XVIIIe siècle » (« le siècle des Lumières », comme chacun sait), et qui apparaît et triomphe « simultanément dans tous les pays occidentaux au cours du XIXe siècle », ni sur le racisme comme « forme d'idéologie propre à l'Europe », comme « forme d'explication de fortune pour des expériences meurtrières », comme « principale arme idéologique des politiques impérialistes depuis le tournant de notre siècle ».
Mais, plutôt, de ce qu'il montre de manière irréfutable que le nazisme n'est rien d'autre et rien de plus que la reproduction et l'application sur le continent européen des idées, doctrines, méthodes et pratiques conçues et mises en œuvre, à la fin du XIXe siècle, par les impérialismes allemand, anglais, français et belge, en Afrique noire.
Du génocide considéré comme un des beaux-arts ? Et encore sur une échelle de loin plus performante que celle de l'Auschwitz qui devait intervenir trente ans plus tard ? Voyons cela sur un seul cas parfait, à ce point parfait qu'il épuise toutes les qualités concevables de l'Art : le sieur Léopold II, heureux propriétaire de « l'Etat indépendant du Congo » depuis 1885, comme chacun sait, bien conforté dans la certitude invincible et l'évidence satisfaite de sa supériorité raciale, et dans celles de la nécessité et de la viabilité de l'espace vital, décide un beau matin de massacrer 12 à 30 millions d'êtres humains, c'est-à-dire; « la décimation de la paisible population du Congo – de 20 à 40 millions d'individus, réduite à 8 millions » ! Ce que confirme un historien de la période : « Il n'y avait qu'un seul homme que l'on pût accuser des exactions qui, de 20 à 40 millions en 1890, ont réduit la population du Congo à 8 500 000 individus en 1911 : Léopold II » (Selwin James, South of the Congo, New York, 1943, cité par H. Arendt).
Evidemment, Selwin James se trompe. Et il se trompe lourdement en croyant qu'« il n'y avait qu'un seul homme que l'on pût accuser des exactions » : Léopold II. Même si, il est vrai, le cas du « souverain de l'Etat indépendant du Congo » doit être soigneusement mis à part. Que dire, pour rester dans L'Impérialisme de Hannah Arendt, de « l'extermination des tribus hottentotes par les Bœrs » ou de « l'assassinat sauvage perpétré par Carl Peters en Afrique du Sud allemande » ? Que dire de cette « exploitation particulièrement brutale des colonies au nom de la nation » que fut l'Empire français, construit, « au mépris de toutes les théories », « en fonction de la défense nationale », dans lequel « les colonies étaient considérées comme terres à soldats susceptibles de fournir une force noire capable de protéger les habitants de la France contre les ennemis de leur nation » ? Que dire de cet Empire où ce grand humaniste chrétien de Poincaré fit, en 1924, cette prodigieuse « découverte » au sujet de ses tirailleurs « sénégalais » : une véritable « forme économique de chair à canon, produite selon des méthodes de fabrication en série » – pour reprendre ses propres termes? Que dire en somme de ce phénomène sans exemple dans l'Histoire – hors le fait d'avoir servi (plus tard) de ventre abominablement fécond où s'est enfanté et s'est nourri le nazisme – que fut l'impérialisme colonial, « l'expansion, tout est là » (pour reprendre la rengaine paranoïaque de ce grand croisé de la Civilisation que fut Cecil Rhodes), sinon que les « massacres administratifs » étaient aussi banals et naturels que la pluie et le beau temps !
Oui : les « massacres administratifs », admirable formule jadis consacrée par la colonisation, et qui exprime tout simplement la « philosophie » même de « l'expansion, tout est là » : massacrer un village pour que le district soit « pacifié »; attaquer au gaz, sans doute par souci d'économie de munitions, mais aussi par recherche d'effets esthétiques, pour liquider « proprement toute la population des districts récalcitrants ».
Du bel ouvrage, donc. Et qui figure ainsi les deux formes dominantes de la modernité européenne, ses deux plus grandes découvertes : la race et la bureaucratie. En effet, la race comme « principe du corps politique », comme « substitut à la nation », et la bureaucratie comme « principe de domination à l'étranger », comme « substitut au gouvernement », c'est bel et bien « la mêlée pour l'Afrique », et rien d'autre, qui rend possible ces « deux découvertes ».
C'est indiscutablement « sur le Continent Noir que ces deux découvertes ont été faites. La race apportait une explication de fortune à l'existence de ces êtres qu'aucun homme appartenant à l'Europe ou au monde civilisé ne pouvait comprendre et dont la nature apparaissait si terrifiante et si humiliante aux yeux des immigrants qu'ils ne pouvaient imaginer plus longtemps appartenir au même genre humain. La race fut la réponse des Boers à l'accablante monstruosité de l'Afrique – tout un continent peuplé et surpeuplé de sauvages –, l'explication de la folie qui les saisit et les illumina comme « l'éclair dans un ciel serein : "Exterminer toutes les brutes" ». Elle fut « la réponse » et « l'explication de la folie » de Léopold II, « la réponse » et « l'explication de la folie » de Carl Peters, « la réponse » et « l'explication de la folie » de l'administrateur colonial qui, comme chacun sait, « gouvernait à l'aide de rapports et par décrets, dans un secret plus hostile que celui de n'importe quel despote oriental ». Quant à la bureaucratie, elle « devint l'organisation du grand jeu de l'expansion où chaque région était considérée comme un tremplin pour de nouveaux engagements, chaque peuple comme un instrument pour de nouvelles conquêtes ».
Libre alors aux nostalgiques et aux laissés-pour-compte de cette Epoque Héroïque de brandir leur dignité en bêlant à la cantonade que l'impérialisme colonial, « l'expansion, tout est là », fut « une entreprise commune à des acteurs blancs et noirs », ou, qu'il « n'eut en réalité de système colonial que sur le papier ». Ce qui est sûr, en tout cas, et que souligne très bien Arendt, c'est que « les possessions coloniales africaines offraient le sol le plus fertile à l'épanouissement de ce qui devait devenir l'élite nazie. Les dirigeants nazis avaient vu là, de leurs propres yeux, comment un peuple pouvait être transformé en race et comment, à la seule condition de prendre l'initiative du processus, chacun pouvait élever son propre peuple au rang de race maîtresse ».
Ils avaient vu là assurément le modèle même d'un puissant mouvement de masse fondé sur une théorie et une pratique racistes susceptibles d'orienter les forces sociales dans une même direction, susceptibles en tous cas de mobiliser et de mettre coude à coude, dans une véritable union sacrée pour l'expansion de l'Etat-nation, donc pour l'impérialisme colonial, des « classes cultivées » (professeurs, médecins, avocats, prêtres, journalistes, etc.), des hommes politiques « de gauche » et « de droite », des grands financiers, des aventuriers coloniaux de tout poil à côté de toute une armée de paumés et de petites gens (déchets des grandes villes, déchets, de toutes les classes, chômeurs, ouvriers, etc.). Donc, le modèle-même d'une Sainte-Alliance réussie entre « le bas-fonds » et « la haute société » fondée sur le consensus autour de l'idéologie raciste et des actes génocides...
Qu'importe alors que tous les flagorneurs ahuris de l'auteur de The Origins of Totalitarianism brandissent leur dignité pour faire obstinément silence sur ce pan décisif de l'œuvre de leur maître à penser ? Qu'importe même que ce grand livre charrie encore par endroits des scories de l'évolutionnisme et du primitivisme et ne puisse dès lors parler du « monde de sauvages noirs » (par rapport au « monde civilisé », évidemment) qu'en prêtant curieusement le flanc aux pièges du pathos occidentalo-centriste convenu de l'ethnologie raciste du siècle dernier ? L'essentiel est qu'il souligne bien cette donnée banale d'une histoire : l'Histoire à majuscule qui habite encore notre histoire en minuscule, notre histoire subie : Hitler n'a rien inventé, il ne fut qu'un épigone !
Car avant d'être victime du nazisme, comme le dit Césaire dans son Discours sur le colonialisme, « on en a été le complice ( ... ), on l'a supporté avant de le subir, on l'a absout, on a fermé l'œil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens; ( ... ) ce nazisme-là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il sourd, qu'il perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne ». Dès lors si la réalité n'était pas tragique, l'on rirait volontiers de toutes ces petites diatribes convenues contre Hitler. Il est bien vrai que ce qu'on ne pardonne pas à Hitler, « ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique »...
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