« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve »

Secret et marchandises : « Les pratiques nucléaires, militaires ou civiles, nécessitent une dose de secret plus forte que partout ailleurs ; où comme on sait il en faut déjà beaucoup. Pour faciliter la vie, c’est-à-dire les mensonges, des savants élus par les maîtres de ce système, on a découvert l’utilité de changer aussi les mesures, de les varier selon un plus grand nombre de points de vue, les raffiner, afin de pouvoir jongler, selon les cas, avec plusieurs de ces chiffres difficilement convertibles. C’est ainsi que l’on peut disposer, pour évaluer la radioactivité, des unités de mesure suivantes : le curie, le becquerel, le röntgen, le rad, alias centigray, le rem, sans oublier le facile millirad et le sivert, qui n’est autre qu’une pièce de 100 rems. Cela évoque le souvenir des subdivisions de la monnaie anglaise, dont les étrangers ne maîtrisaient pas vite la complexité…

En juin 1987, Pierre Bacher, directeur adjoint de l’équipement à l’E.D.F., a exposé la dernière doctrine de la sécurité des centrales nucléaires. En les dotant de vannes et de filtres, il devient beaucoup plus facile d’éviter les catastrophes majeures, la fissuration ou l’explosion de l’enceinte, qui toucheraient l’ensemble d’une « région ». C’est ce que l’on obtient à trop vouloir confiner. Il vaut mieux, chaque fois que la machine fait mine de s’emballer, décompresser doucement, en arrosant un étroit voisinage de quelques kilomètres, voisinage qui sera chaque fois très différemment et aléatoirement prolongé par le caprice des vents. Il révèle que, dans les deux années précédentes, les discrets essais menés à Cadarache, dans la Drôme, « ont concrètement montré que les rejets — essentiellement des gaz — ne dépassent pas quelques pour mille, au pire un pour cent de la radioactivité régnant dans l’enceinte ». Ce pire reste donc très modéré : un pour cent. Auparavant on était sûrs qu’il n’y avait aucun risque, sauf dans le cas d’accident, logiquement impossible. Les premières années d’expérience ont changé ce raisonnement ainsi : puisque l’accident est toujours possible, ce qu’il faut éviter, c’est qu’il atteigne un seuil catastrophique, et c’est aisé. Il suffit de contaminer coup par coup avec modération. Qui ne sent qu’il est infiniment plus sain de se borner pendant quelques années à boire 140 centilitres de vodka par jour, au lieu de commencer tout de suite à s’enivrer comme des Polonais ?

Il est assurément dommage que la société humaine rencontre de si brûlants problèmes au moment où il est devenu matériellement impossible de faire entendre la moindre objection au discours marchand ; au moment où la domination, justement parce qu’elle est abritée par le spectacle de toute réponse à ses décisions et justifications fragmentaires ou délirantes, croit qu’elle n’a plus besoin de penser ; et véritablement ne sait plus penser. Aussi ferme que soit le démocrate, ne préférerait-il pas qu’on lui ait choisi des maîtres plus intelligents ?

Ceux qui avaient, il y a déjà bien longtemps, commencé à critiquer l’économie politique en la définissant comme « le reniement achevé de l’homme », ne s’étaient pas trompés. On la reconnaîtra à ce trait. » (Guy Debord)

Passons à autre chose : « Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose. Nous pouvons tout faire aujourd'hui à condition de ne pas singer l'Europe, à condition de ne pas être obsédés par le désir de rattraper l'Europe. L'Europe a acquis une telle vitesse, folle et désordonnée, qu'elle échappe aujourd'hui à tout conducteur, à toute raison et qu'elle va dans un vertige effroyable vers des abîmes dont il vaut mieux le plus rapidement s'éloigner. Il est bien vrai cependant qu'il nous faut un modèle, des schèmes, des exemples. Pour beaucoup d'entre nous, le modèle européen est le plus exaltant. Or, on a vu dans les pages précédentes à quelles déconvenues nous conduisait cette imitation. Les réalisations européennes, la technique européenne, le style européen, doivent cesser de nous tenter et de nous déséquilibrer. Quand je cherche l'homme dans la technique et dans le style européens, je vois une succession de négations de l'homme, une avalanche de meurtres. La condition humaine, les projets de l'homme, la collaboration entre les hommes pour des tâches qui augmentent la totalité de l'homme sont des problèmes neufs qui exigent de véritables inventions. Décidons de ne pas imiter l'Europe et bandons nos muscles et nos cerveaux dans une direction nouvelle. Tâchons d'inventer l'homme total que l'Europe a été incapable de faire triompher.» (Frantz Fanon)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

DÉ-POSTCOLONISER FANON.

Un spectre insaisissable hante la Théorie : Frantz Fanon. Quel mal ne se donne-t-on pas pour reconfigurer une pensée profondément vouée au ressaisissement de l’homme par l’homme. Les « limites » que la scène postcoloniale invente chez l’auteur des Damnés de la Terre ne sont que les limites du point de vue postcolonial lui-même. Renversement des évidences, par une opération de coupes et sélections au sein d’un répertoire fanonien plié à la réécriture très derridienne d’une indécidable narration subalterne.
Ce qui constitue chez Fanon la perspective de dépassement positif d’une histoire universelle des mutilations devient la marque d’un idéalisme lacunaire. Que Peau noire masques blancs engage à bondir hors des déterminations construites de la « couleur » ou de la « race » et voilà l’œuvre du psychiatre frappée d’un impensé que les redescriptions contemporaines se chargent d’encoder, sous le régime reconduit de ces mêmes déterminations, valeurs d’échange d’un commerce épistémique au service avéré du statu quo spectaculaire-marchand.
Quand il n’est pas une des propositions politiques de Fanon qui n’entre en contradiction avec une économie mémorielle en voie de globalisation : celle de la guerre de tous contre tous. Quand la culture ne s’accommode ici d’aucune domination, qu’elle soit (post)coloniale ou indigène – fût-ce de la République ; puisqu’elle procède du cycle émancipateur de la volonté dans la lutte, contre tous modes d’assignation à résidence de l’identité.
Chez Fanon, nulle posture essentialiste, pas même « stratégique » sous les faux-nez de la déconstruction ou de l’intersectionnalité, mais un double mouvement dialectique : celui de la nécessité et de la liberté. De la liberté comme nécessité.
Nulle performance, cette agitation figée dans la cage d’acier du capital postmoderne. Mais la projection même de l’humanité.

Firoun b. ASHA
Sainte-Affrique, France – Avril 2011.

Bhabha a dit…

Au petit branleur du dessus,

Il n’est qu’à voir le nombre (et la qualité) des pages consacrées à Fanon dans le wikipédia francophone, en comparaison du wikipédia anglais, pour s’apercevoir qu’en France Fanon est maudit et qu’on a tenté vainement de le faire disparaitre à tout jamais… La vraie urgence c’est la « démaspérisation » de Fanon, et sa réappropriation par les « indigènes » de partout ! Tout le reste n’est que caquetage vide de sens pour trou du cul de ta sorte…