Homme invisible, pour qui chantes-tu ?

Homme invisible, pour qui chantes-tu ? est le premier roman de Ralph Ellison (1914-1994). Commencé en 1945, il a été publié à New York en 1952.

Jeune garçon d’une vingtaine d’années parti de son Sud natal « en quête de son identité », le narrateur, qui s’exprime à la première personne sans jamais dire son nom, va à la fois se reconnaître comme américain à la peau noire et se révéler romancier, d’un côté se découvrir dans le regard des autres, de l’autre se découvrir à ses propres yeux.

La narration avance le long de ces deux questions : « qui suis-je ? » et : « qui les autres voient-ils en moi ? ». Et le garçon de se hisser, tel un alpiniste entre les deux parois d’une cheminée, entre le regard qu’il porte sur lui-même quand il s’observe et s’analyse et celui que les autres portent sur lui. S’ils ne coïncident pas, ces deux regards sont cependant nécessaires. Si l’un vient à manquer le garçon risque de glisser, c’est ce qui adviendra d’ailleurs à la fin du roman.

« Alors, pourquoi écrire, pourquoi me torturer à coucher tout cela sur le papier ? […] Il semble ne pas y avoir d’échappatoire. Voici que je suis parti dans l’intention de jeter ma colère à la face du monde, et maintenant que j’ai essayé de la mettre en mots, je retrouve la vieille fascination de jouer un rôle, et je me sens de nouveau attiré par le haut. De sorte qu’avant même d’avoir fini, j’ai échoué (peut-être ma colère est-elle trop lourde ; peut-être, étant un orateur, j’ai employé trop de mots). Mais j’ai échoué. Le fait même d’essayer de tout raconter m’a embrouillé et a détruit une partie de la colère et une partie de l’amertume. C’est pourquoi à présent je dénonce et je défends, ou je me sens prêt à défendre. Je condamne et je revendique, je dis non et je dis oui, oui et non. »

Le constat est amer, quel regard aura fait défaut ?

Le roman débute par une scène d’une grande violence : le jour de la remise de leurs diplômes les jeunes lycéens noirs d’une petite ville de province sont invités à présenter un « divertissement » aux « banquiers, hommes de loi, juges, docteurs, chefs de la Brigade d’incendie, professeurs, commerçants. Même un des pasteurs à la mode ». Il s’agit d’un combat de boxe qu’ils devront se livrer les uns contre les autres, yeux bandés, sur un ring improvisé dans la grande salle de bal d’un hôtel. Le vainqueur recevra une serviette en cuir de veau.

« Amenez les cireurs, messieurs ! Amenez les petits cireurs ! » hurle avec cynisme le censeur de l’école. Le combat commence. Les spectateurs, de plus en plus ivres, certains hostiles, d’autres amusés, tous méprisants, crient de façon hystérique, poussent les jeunes garçons tremblants, les injurient d’obscénités, les font trébucher, les frappent quand ils le peuvent cependant qu’une femme blonde, blanche, nue danse entre les tables. C’est le jeune narrateur qui gagne la serviette. Il la gardera tout au long du roman, y amassant peu à peu les diplômes, certificats, attestations, coupures de presse, cours d’histoire et de politique, tracts qui vont jalonner son parcours de l’université noire dont il se fera chasser jusqu’à son arrivée à New York, de l’usine de peinture où il se fera embaucher jusqu’à l’hôpital où, sous prétexte de le soigner d’un accident du travail, il servira de sujet d’expérimentation médicale, du Foyer pour hommes de Harlem jusqu’à la Confrérie, groupe politique qui ne l’admettra que pour mieux le déclarer traître à la cause quand il s’avisera d’évoquer la spécificité du problème noir aux États-Unis.

« - New York ! dit-il. Ce n’est pas un lieu, c’est un rêve. Quand j’avais votre âge, c’était Chicago. Aujourd’hui, tous les jeunes Noirs se précipitent à New York. Ils se sortent du feu pour s’enfoncer dans le creuset. Je vous vois d’ici, après trois mois de vie à Harlem. Votre manière de parler se modifiera, vous ne cesserez d’évoquer l’ « université », vous suivrez des cours au Foyer pour hommes… Vous risquez même de rencontrer quelques Blancs. Écoutez, dit-il en se penchant à mon oreille pour murmurer, il se peut même que vous dansiez avec une Blanche !
- Je vais à New York pour travailler, dis-je en regardant autour de moi. Je n’aurai pas de temps pour ça.
- Mais si, pourtant, insista-t-il d’une voix taquine. Au fin fond de vous-même, vous y pensez, à cette liberté du Nord dont on vous a tant parlé, et vous tenterez la chose une fois, juste pour voir si ce qu’on vous a dit est vrai. »

La narration progresse par rencontres et discussions : avec Mr Norton, mécène blanc de l’université noire, qui n’attend de lui que courbettes et remerciements pour sa bonté philanthropique ; avec le Dr Bledsoe, directeur noir de l’université, qui lui reproche son manque d’humilité et de soumission face aux Blancs ; avec les ouvriers, blancs ou noirs, qui considèrent tout étudiant de couleur comme un informateur du patron ; avec les militants, blancs et noirs, de la Confrérie qui utilisent ses talents d’orateur et son charisme auprès de la population noire pour s’en rapprocher ; avec Ras l’Exhorteur qui ne lui pardonne pas de se battre aux côtés de Blancs - autant de débats et de conflits qui exposent les deux questions qu’aborde ce roman : d’une part, comment penser, organiser, faire jouer ensemble ou désolidariser, éventuellement hiérarchiser les éléments qui composent un individu – dans ce cas, jeune, noir, homme, diplômé, sans métier. À partir duquel se définir et se battre ? Ou faut-il, au contraire, ne renoncer à aucun et les présenter de front ?

L’autre question, qui énonce une alternative identique entre l’un et le multiple, concerne la relation de l’individu avec le groupe : doit-on accepter de sacrifier certains individus, certaines luttes spécifiques, au nom d’une avancée plus générale ? Comment concilier le combat collectif et l’histoire individuelle ? Que faire quand la signification économique d’un fait est en contradiction avec sa signification politique, quand l’existence personnelle d’un individu entre en opposition avec son engagement de militant ?

Pendant des émeutes dans Harlem, au cours desquelles des barricades sont dressées dans les rues, des magasins incendiés et pillés, des manifestants et des passants abattus, et où le narrateur doit échapper à la police qui a repéré ce jeune activiste noir, aux militants de la Confrérie et aux troupes armées de Ras l’Exhorteur qui, chacun de leur côté, le considèrent comme un traître, il trouve à se réfugier dans une cave à charbon sans lumière. C’est là, dans l’obscurité, dans le silence, dans la solitude, dans l’abandon et le rejet par tous, après avoir brûlé un à un les papiers contenus dans sa serviette afin de prendre la mesure du lieu où il a échoué, qu’il arrive à formuler sa détermination essentielle : en tant que personne dont la singularité est davantage que la somme des éléments qui le composent, il est un individu invisible, invisible aux yeux des Noirs comme des Blancs, des hommes comme des femmes, de ceux qui ont choisi l’assimilation comme de ceux qui ont choisi une appartenance communautaire exclusive de tout autre. C’est l’autodafé de tout ce qui l’a déterminé jusqu’alors qui le conduira aux premières pages de ce roman, à la nécessité de raconter son histoire.

« Ah, je vous entends dire, alors, ce n’était rien d’autre qu’un baratin pour nous assommer avec ce boniment de dingue. Tout ce qui l’intéressait, c’est que nous l’écoutions délirer ! » Ce n’est vrai qu’en partie : étant invisible et sans substance, une voix désincarnée, pour ainsi dire, que pouvais-je faire d’autre ? Sinon essayer de vous raconter ce qui arrivait vraiment lorsque vos yeux me transperçaient ? Et c’est ceci qui m’effraye : Qui sait si, dans des fréquences trop basses, je ne parle pas pour vous ? »

Avec ce saisissant roman de six cents pages, vibrant de douleur, d’énergie et d’espoir, Ralph Ellison a pris place à jamais dans nos bibliothèques comme écrivain visible.

Dominique Dussidour