Dans un article du Diplo de janvier, intitulé « En Europe, le jeu des trois familles », on peut lire une analyse ahurissante des extrêmes droites européennes aujourd’hui. Armé d’une typologie ternaire aussi grossière que grotesque, fruit d’un speed dating avec deux chercheurs, par ailleurs réellement compétents (Jean-Yves Camus, Piero Ignazi), notre journaliste prétend aborder son objet d’étude comme Milou gravissant le Mont Everest.
Dans cette typologie - pauvre Max Weber - on distingue trois entités. Pas une de plus. Car l'adepte des soucoupes volantes est aussi un adepte du non troppo. Soit l’extrême droite old school (les néofascistes traditionnels), les partis anti-système en quête de respectabilité et les «ovni ». Une, deux, trois, le compte est bon. Bien sûr, l’ufologue a quelques années de vol, aussi il n’a négligé aucun signe extérieur de sérieux, de ceux qui esbaudissent le chaland : batterie de chiffres (pourcentage avec au moins une décimale), name dropping de partis européens (des plus exotiques), et pseudo exhaustivité (une exploration « panoramique » qui se déploie d’Ouest en Est). Mais très rapidement il en revient à son confusionnisme naturel. Ou, pour mieux dire, son réductionnisme confus.
Ainsi, notre chercheur de petits hommes verts-bruns n’a pas vu que le trait particulier, le plus saillant de cette nouvelle extrême droite était son caractère transversal et sa structure en chiasme. Car cela fait un moment que Rome n'est plus dans Rome et pour comprendre le phénomène il vaut mieux étudier son orbi que son urbi. L’approche « substantialiste » n’est d’aucun intérêt, encore moins quand elle est confuse. Appréhender le phénomène à sa juste mesure réclame une perspective systémique et relationnelle car, en pour dire vrai, ce sont les sociétés européennes dans leur ensemble qui ont muté (le curseur à droite toute). Et c’est seulement à cette aune qu’on peut comprendre la mutation de l’objet « extrême droite » ; objet qui joue une tout autre fonction aujourd’hui. Mais c’est trop demander à notre joyeux ufologue, lui qui réduit le jeu de sept familles à un médiocre tiercé de fafs.
Cette approche lui aurait pourtant révélé bien des choses. Ainsi, le racisme, qui traverse de part en part les sociétés européennes, et tout particulièrement française, vient du haut, notamment de la sphère politico-médiatique, mais également de l’élite intellectuelle. C’est un racisme froid qui relève avant tout d’une construction intellectuelle qu'il s'agit de faire percoler dans la société entière. « Ce qu’on appelle racisme aujourd’hui dans notre pays est essentiellement la conjonction de deux choses. Ce sont d’abord des formes de discrimination à l’embauche ou au logement qui s’exercent parfaitement dans des bureaux aseptisés. Ce sont ensuite des mesures d’Etat dont aucune n’a été la conséquence de mouvements de masse : restrictions à l’entrée du territoire, refus de donner des papiers à des gens qui travaillent, cotisent et paient des impôts en France depuis des années, restriction du droit du sol, double peine, lois contre le foulard et la burqa, taux imposés de reconduites à la frontière ou de démantèlements de campements de nomades. Ces mesures ont pour but essentiel de précariser une partie de la population quant à ses droits de travailleurs ou de citoyens, de constituer une population de travailleurs qui peuvent toujours être renvoyés chez eux et de Français qui ne sont pas assurés de le rester. » (*)
D’autre part, il existe un vaste phénomène de contamination réciproque. D'un côté, si l’extrême droite recourt à la séquence discursive « musulman = islamiste = nazi », celle-ci traîne un peu partout dans la prose dite républicaine. Et si cette nouvelle extrême droite a compris l’usage qu’il est possible de faire de la laïcité, du féminisme, de la liberté d’expression, de la lutte contre l’antisémitisme, c'est grâce à des intercesseurs de « gauche » (1) qui sont passés maître en stratégie du contournement (et du renversement) de l’accusation de racisme (devenant pour le coup de véritables think thank pour fachos). D’un autre côté, on trouve aujourd’hui dans tout le champ politico-médiatique (et bien au-delà) des postures « identitaristes », dont l’usage généralisé des termes, particulièrement connotés pourtant, d’ « Occident » et de « Civilisation judéo-chrétienne » sont une des nombreuses manifestations.
Ces contaminations réciproques peuvent déboucher sur des alliances sacrées, plus ou moins contre nature ; par exemple la porosité entre droite et extrême droite qu’on constate à l’envi dans le sarkozysme ou bien des alliances rouge-brun qu’on a vu à l’œuvre lors des apéros « saucissons-pinards », ou encore les convergences entre nazis reconvertis (de Flandre ou de Carinthie) et ultras d’Israël. La forme qui permet ces rencontres improbables et ces mariages de déraison n’a pourtant rien d’un ovni. Cet élément fédérateur est un objet familier des sociétés européennes, il s’agit de l’islamophobie (2), entendue comme un antisémitisme vertueux et sublimé. «Le portrait de l’arabo-musulman brossé par la xénophobie contemporaine ne diffère pas beaucoup de celui du juif construit par l’antisémitisme au début du XXe siècle. Dans les deux cas, les pratiques religieuses, culturelles, vestimentaires et alimentaires d’une minorité ont été mobilisées afin de construire le stéréotype négatif d’un corps étranger et inassimilable à la communauté nationale. Sur le plan politique, le spectre du terrorisme islamiste a remplacé celui du judéo-bolchevisme… » (*)
Et si l’ufologue du Monde diplomatique avait du flair, ne parlons même pas d'intelligence, il aurait remarqué que ce n’est pas en embarquant dans le Vaisseau Entreprise de la typologie bancale et du tape-à-l’œil (pour gogos demi-savants) qu’il aurait pu trouver la clef de l’énigme, mais en observant, les yeux grands ouverts, et sur le plancher des vaches, ses « amis », tout comme Dupin dans la Lettre volée….
(1) Cette nouvelle gauche réactionnaire, qu’on trouve dans le Cercle de l’Oratoire, qui est atlantiste, chante la gloire du « monde libre », est travaillée par la question identitaire et pour qui l’émergence du « nouvel antisémitisme » a déclenché la crainte de l’islam.
(2) Cette islamophobie a pour avers et corollaire un « philosémitisme » qui permet tout à la fois la bonne conscience dans la haine raciale décomplexée et la mise en place d’une mythologie judéo-chrétienne qui « explique » les rapports de forces dans le monde d’aujourd’hui…
Dominique Vidal, l'ufologue du Monde Diplomatique
Publié par Le Bougnoulosophe à 1/09/2011
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