Les mots et les choses

LES MOTS : « Aujourd’hui, des mots tels que « progrès » et « développement » sont devenus interchangeables avec « réformes » économiques, « déréglementation » et « privatisation ». Désormais, liberté signifie avoir le choix. Elle relève plus du nombre de marques différentes de déodorant en rayon que du domaine spirituel. Le marché... n’est plus l’endroit où vous vous rendez pour faire des courses mais un espace dématérialisé où des multinationales sans visage font des affaires, y compris en achetant et en vendant « l’avenir ». Justice est devenu synonyme de droits de l’homme (et en ce qui concerne ces derniers, comme on dit, « ça ira comme ça, merci »). Ce vol de langage, cette technique qui consiste à usurper les mots et les utiliser comme des armes, pour un usage destiné à masquer l’intention qui se cache derrière et le fait qu’ils signifient désormais exactement le contraire de ce qu’ils étaient censés signifier à l’origine, a été une des victoires stratégiques les plus brillantes des tsars de la nouvelle donne. Cela leur a permis de marginaliser leurs détracteurs, de les priver du langage pour exprimer leurs critiques et de les faire passer pour des adversaires du « progrès », du « développement », de la « réforme », et bien sûr de la « nation » - autant de négativistes de la pire espèce. Essayez de sauver une rivière ou de protéger une forêt et ils vous diront « vous ne croyez pas au progrès ? » A ceux dont les terres sont englouties par les eaux d’un barrage, et à ceux dont les maisons sont rasées par des bulldozers, ils disent « avez-vous un modèle de développement alternatif à nous proposer ? » A ceux qui croient que le gouvernement a l’obligation de fournir aux gens une éducation, des soins, une sécurité sociale, ils rétorquent « c’est contraire aux lois du marché ». Et il n’y a qu’un crétin pour vouloir contrarier les lois du marché, n’est-ce pas ? Pour se réapproprier les mots dérobés, il faudrait se lancer dans des explications trop compliquées pour un monde où les capacités de concentration sont limitées, et trop coûteuses à une époque où la Liberté d’Expression est hors de portée des plus pauvres. Ce détournement de vocabulaire pourrait bien constituer la pierre angulaire de notre déchéance.» (Arundhati Roy )

LES CHOSES : « Je me suis "amusé" à relever les termes utilisés dans le New York Times pour parler des "évenements de Jérusalem". Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours l’impression qu’à l’étranger, les mots sont plus clairs qu’en France. Le 9 mars, Isabel Kershner écrit un article émouvant racontant comment une famille palestinienne s’est retrouvée à la rue après 53 ans passés dans sa maison de Jérusalem. Elle manifeste depuis tous les jours devant sa maison, dans laquelle vit désormais un « groupe de fervents nationalistes Israéliens ». Le lendemain, Uri Dromi redoute que son son pays soit déjà sur « la Marche de la Folie » qui ne peut plus justifier une société basée sur l’apartheid. Le 13 mars. Netanayaou regrette l’incident qui a mis le feu aux poudres et affirme que l’annonce de son ministre de l’intérieur (sur l’autorisation des 1600 logements ») a été « faite en toute innocence ». En fait, la date était prévue pour plus tard, mais elle a été avancée... au jour de l'arrivée de Biden. Le même jour, Thomas Friedman, dans son édito "Driving drunk in Jerusalem" en vient à dire : « On ne laisse pas ses propres amis conduire quand ils sont ivres. Et en ce moment, (le gouvernement israélien) conduit alors qu’il est saoul. Vous pensez que vous pouvez embarrasser votre seul allié au monde, juste pour satisfaire vos besoins politiques domestiques sans en assumer les conséquences ? Vous avez perdu tout contact avec la réalité ». Pour lui, établir ces logements à Jérusalem est de la « pure folie ». Le 15 mars. Bibi refuse de laisser tomber ses logements. Alors que l’administration américaine en fait un sujet de drama, Bibi insiste : « La construction de ces quartiers juifs ne fait aucun mal aux Arabes de Jérusalem Est ». Pourtant le journal Yedioth Ahronoth considère que « les liens entre Israël et les Etats-Unis traversent leur pire crise depuis 1975 ». David Axelrod, le conseiller d’Obama, considère que cette décision est un « affront » et une « insulte », un geste « très très destructif ». Il faut rappeler que Netanyahou a traité Alexelrod et Rahm Emanuel de "self hating Jews", ce qu'ils n'ont pas dû apprécier. Une page plus loin, Roger Cohen ne mâche pas ses mots. Depuis dix ans, les USA ont inondé Israël de 28.9 milliards de dollars et l’échec actuel est la conséquence de cette politique du chèque en blanc. L'administration américaine est furieuse car la politique israélienne met en danger les Etats-Unis partout où ils sont. Selon Axelrod, il est impossible d’obtenir le moindre rapprochement avec les musulmans du monde entier si on accepte « la constante appropriation israélienne de l’espace physique de la Palestine ». C’est ce qui constitue un « affront ». 16 mars. Lors de la journée d’affrontements, Israël ne trouve rien de mieux qu’annoncer le feu vert pour 309 logements juifs supplémentaires à Jérusalem Est. Ethan Bronner écrit que l’administration Obama est convaincue que Netanyaou est de « mauvaise foi » et que l’annonce des 1600 logements le jour de l’arrivée de Biden « semblait calculée pour miner » les discussions de proximité entre Israéliens et Palestiniens. Toutes ces décisions immobilières sur Jérusalem ne sont pas le fait du « hasard ». L’article finit sur une note ironique en disant : « Certains Palestiniens disent qu’on devrait envoyer la police et l’armée pour protéger Netanyahou et Libermann car ils sont trop bons pour la cause palestinienne ».
On atteint alors le sommet des confrontations verbales. Israël tente de calmer le jeu, mais, la veille, le beau-frère de Bibi est intervenu sur la radio Hagai Ben Artzi en disant qu’Obama est antisémite. Les éditorialistes américains se déchaînent. Thomas Friedman relaye la critique iranienne selon laquelle Israël pratique un « overstretch impérialiste » en occupant illégalement 2,5 millions de Palestiniens. Maureen Dowd dit que la « gloutonnerie des implantations » d’Israël empêche toute chance de paix. Selon elle, Obama est tellement impopulaire dans le pays qu’il n’a plus rien à perdre s’il a envie de gifler un allié qui se montre si grossier envers son vice-président. Obama sait que les Israéliens sont divisés sur cette histoire : nombreux sont ceux qui sont « gênés par le comportement » de Netannyahou. Maureen Dowd finit son billet en assurant : « Les mollahs iraniens doivent rire devant les disputes des Américains et des Israéliens qui se demandent qui a insulté qui en premier, pendant qu’ils sont occupés à tourner les vis de leurs bombes nucléaires ». Bernard Avishai décrit l’impasse de la politique israélienne en insistant sur le fait que le moment de vérité est arrivé. Lors du discours de Biden à l’université de Tel-Aviv, avant son départ, le vice-président a été surpris de voir que sa critique des nouveaux logements à Jérusalem a reçu la plus grande ovation de son allocution. Israël ne comprend pas que les américains sont en train de dire à la classe politique israélienne d’arrêter « tous les établissements, point à la ligne ». Selon Shimon Perez, le gouvernement israélien a « asséché le buisson », ce qui veut dire que n’importe quelle étincelle peut désormais déclancher un feu généralisé...» (Didier Lestrade)

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