De Tel-Aviv, la route principale file à peu près droit, puis, passé l’aéroport Ben-Gourion, elle commence à onduler en grimpant vers Jérusalem, entre des collines dont la conquête par les forces juives, en 1948, fit couler tant de sang. A 700 mètres d’altitude, elle pénètre dans la ville sainte par l’ouest. Les Israéliens comme les étrangers n’ont en fait que l’embarras du choix : ils peuvent atteindre le centre-ville par bien d’autres routes, au nord comme au sud.
Pour les Palestiniens de Cisjordanie, gagner la ville trois fois sainte est une autre histoire. S’ils ont franchi les checkpoints intérieurs, ils buteront sur le plus brutal des obstacles jamais inventés pour contrôler et limiter les déplacements dans les territoires occupés : un mur d’une dizaine de mètres de hauteur, qui enveloppera bientôt entièrement la partie orientale de la cité, effaçant le paysage et interdisant les accès traditionnels. Il coupe même net les deux grands axes historiques – Jérusalem-Amman (route 417) et Jénine-Hébron (route 60). Le monstrueux serpent ne s’interrompt plus – pour les Cisjordaniens – qu’en quatre points : Qalandiya au nord, Shuafat au nord-est, Ras Abou Sbeitan à l’est et Gilo au sud. Encore devront-ils, pour y parvenir, se livrer à maints détours, laisser leur voiture et traverser à pied, les véhicules palestiniens (à plaques vertes) étant strictement interdits à Jérusalem...
Longtemps chargé par le ministère israélien de la défense de concevoir, tracer et construire la « barrière de sécurité » (selon la terminologie officielle), le colonel Danny Tirza, colon de Kfar Adoumim, est surnommé « seconde Nakba » par les Palestiniens. Au terme de son projet grandiose, il promet à Jérusalem 11 checkpoints semblables à des « terminaux d’aéroport ». Ce n’est pas l’impression que laisse un passage, même bref, par celui de Gilo. Partout les panneaux sermonnent : « Entrez un par un », « Attendez patiemment votre tour », « Laissez cet endroit propre », « Retirez votre manteau », « Obéissez aux instructions ». Quant aux couloirs grillagés en haut comme sur les côtés, ils ressemblent aux tunnels conduisant les fauves jusqu’à la piste du cirque...
Mais ici, pas de Monsieur Loyal : une fois franchi le portillon, dont une petite lumière indique s’il est ou non ouvert, une voix métallique exige qu’on soumette ses bagages au détecteur. Derrière des vitres blindées et teintées, on devine quelqu’un. Enfin une présence : un soldat débraillé, les pieds sur la table et le pistolet-mitrailleur Uzi en bandoulière, contrôle les papiers, chuchotant ou aboyant – au faciès. A la sortie, d’autres pancartes souhaitent aux « usagers », en trois langues, la « bienvenue à Jérusalem » (pourtant à 4 kilomètres). « Et que la paix soit avec vous »...
Le plan de partage onusien de 1947 avait doté la ville d’un « régime international particulier », qui demeure, en 2007, son seul statut mondialement reconnu. Mais la guerre de 1948 déboucha sur sa division entre la Jordanie et Israël, lequel installa sa capitale dans la partie occidentale avant de s’emparer, en 1967, de la partie orientale et de l’annexer. En 1980, une loi fondamentale proclama « Jérusalem entière et réunifiée capitale éternelle d’Israël ». A défaut d’éternité, la politique de tous les gouvernements israéliens, depuis, a consisté à préserver l’hégémonie juive sur la ville et à empêcher sa division ainsi que, ce faisant, la naissance d’un Etat palestinien avec Jérusalem-Est pour capitale.
« La clé, précise M. Khalil Toufakji, directeur du département de cartographie de la Société des études arabes, conseiller de la délégation palestinienne jusqu’aux négociations de Camp David, c’est la démographie. Imposer une large majorité juive a toujours été la priorité absolue des Israéliens. Mais les Palestiniens, de 20 % de la population en 1967, sont devenus 35 % et pourraient être majoritaires en 2030. » Cette poussée résulte du différentiel de natalité, mais aussi du départ de Juifs chassés par le chômage, la crise du logement et... le climat intolérant créé par les religieux ultraorthodoxes.
Au point qu’un tabou de soixante ans vient de tomber : le schéma directeur pour 2020 réaffirme certes le ratio politique 70 %-30 %, mais en « envisage » un autre, pragmatique, de 60 %-40 %. « Comme s’il y avait un bon pourcentage ! », s’exclame Meron Benvenisti, sans doute le meilleur spécialiste de Jérusalem, pour qui c’est « du racisme pur et simple. Nous vivons dans la seule ville au monde où un pourcentage ethnique tient lieu de philosophie ». Moins bouillant, M. Menahem Klein – lui aussi ex-conseiller à Camp David, mais côté israélien – ajoute : « Les pragmatiques constatent, les politiques se battent : nous assistons au plus grand effort israélien depuis 1967 pour annexer Jérusalem. »
Historiquement, le premier instrument de cet effort fut l’extension illégale des frontières municipales. Résumé d’Amos Gil, directeur de l’association Ir Amim (La Ville des peuples) : « La vieille ville ne fait que 1 km2 ; avec les quartiers arabes l’entourant, elle atteignait du temps de la Jordanie 6 km2. Israël a annexé, en 1967, 64 km2 de terres cisjordaniennes – dont 28 villages – pour atteindre 70 km2. Lorsque le mur sera terminé, il ceindra à l’Est quelque 164 km2. En revanche, à Jérusalem-Ouest, le plan d’extension, dit Safdie, a provoqué une levée de boucliers écologiques. » « Il y a une couleur qui n’existe qu’ici : le vert politique. »Meir Margalit, coordinateur du Comité israélien contre les destructions de maisons (Icahd), rappelle que, lorsque le chef du parti de gauche Meretz, Ornan Yekutieli, s’indigna de la construction de la colonie de Har Homa à la place d’une magnifique forêt palestinienne, le maire de l’époque, Teddy Kollek, récemment décédé, rétorqua : « Ce n’est vert que pour les Arabes. » Apartheid écologique : ces zones « plutôt jaune poussière et remplies de détritus », se moque l’architecte Ayala Ronel, interdisent aux Arabes de construire, mais permettent aux Juifs de coloniser...
La colonisation constitue le deuxième instrument de la stratégie israélienne. Architecte et dirigeant de l’association Bimkom, qui se bat pour le droit de tous à planifier la ville, Shmuel Groag récapitule : « Le premier anneau se composait de 7 grandes colonies : Gilo, Armon Hanatziv - Talpiot-Est, French Hill, Ramat Eshkol, Ramot, Ramot Shlomo, Neve Yaacov. Le second en comprenait 2, Pisgat Zeev et Maale Adoumim. Le troisième en a rajouté 9 : Givon, Adam, Kochav Yaacov, Kfar Adoumim, Keidar, Efrat, Betar Illit, Har Homa et les colonies du Goush [bloc] Etzion. Au total, elles regroupent la moitié des 500 000 colons que compte la Cisjordanie. »
Fondateur du Centre d’information alternatif et figure majeure du mouvement pacifiste, Michel Warschawski organise volontiers des « tours » militants, afin de montrer concrètement « le principe qui guide la colonisation : créer une continuité territoriale juive qui brise la continuité territoriale arabe ».Et de brandir une feuille tombant en lambeaux à force d’avoir été manipulée. C’est une citation de l’ancien maire de la colonie de Karnei Shomron, qui entend « garantir que la population juive de Yesha ne vive pas derrière des barbelés, mais dans une continuité de présence juive. Si l’on prend par exemple la région qui se trouve entre Jérusalem et Ofra, et qu’on y ajoute une zone industrielle à l’entrée de la colonie d’Adam et une station d’essence à l’entrée de Psagot, alors nous avons un axe de continuité israélien ».
Le troisième instrument, c’est la maîtrise totale des voies de communication pour disloquer l’espace palestinien, réduire la mobilité de la population et oblitérer les chances de développement. Non seulement Israël s’est emparé des grands axes existants qu’il a rénovés et élargis, mais il en a construit de nouveaux afin que les colons puissent arriver à Jérusalem le plus rapidement possible – c’est aussi un des objectifs du futur tramway (voir « Un tramway français nommé schizophrénie »).
Le tout forme un impressionnant réseau de routes à quatre voies, éclairées la nuit, au long desquelles les arbres ont été coupés, des maisons dites « dangereuses » détruites et des murs de protection érigés – au nom, bien sûr, de la « sécurité ». Reliant les colonies entre elles, ces « routes de contournement » sont interdites à la circulation palestinienne, rejetée sur un réseau secondaire de mauvaise qualité, peu ou pas entretenu, et verrouillé par de nombreux checkpoints, fixes ou volants.
Nous voici au barrage dit Container, au sud d’Abou Dis, qui commande – et souvent ferme – le dernier axe majeur palestinien reliant le nord au sud de la Cisjordanie. Il porte bien son nom de Wadi Nar, « vallée du feu », et, par extension, « vallée de l’enfer » : sa chaussée est par endroits si étroite que deux camions s’y croisent difficilement – à supposer qu’ils parviennent à monter et descendre ses pentes vertigineuses. En revanche, non loin, la large voie express offerte par Itzhak Rabin aux colons leur permet de foncer droit sur les colonies de Goush Etzion et d’Hébron... sans rencontrer un seul Arabe.
Cet « apartheid qui ne dirait pas son nom »– formule du chef négociateur palestinien Saëb Erekat – devient explicite avec le projet de « circulation fluide » cher au colonel Tirza : là où Juifs et Arabes doivent vraiment se croiser, ils ne se verront pas, grâce aux ponts et aux tunnels... « Pour désenclaver les villages palestiniens de Bir Nabala et Al-Jib, explique sur place l’architecte Alon Cohen-Lifschitz, de Bimkom, les Israéliens construisent, sur 2 km, à 10 m au-dessous du niveau du sol, une route encaissée et grillagée, 2 tunnels et 1 pont ! »En matière de ségrégation, il y a plus infâme : à compter du 19 janvier 2007, un ordre militaire devait interdire à tout Israélien ou Palestinien « résident » de transporter un habitant non juif de Cisjordanie... Il a suscité des protestations telles que son application a été « gelée »...
Quatrième instrument, l’infiltration de la vieille ville et du « bassin sacré ». « Pour les colons, Jérusalem est comme un oignon : le meilleur, c’est le cœur », plaisante Margalit. Récupération d’anciens biens juifs, confiscations en vertu de la loi des absents et achats via des collaborateurs se multiplient à un tel rythme que le journaliste Meron Rappoport a pu parler de « République d’Elad » – du nom de l’organisation de colons à laquelle les autorités ont très inhabituellement délégué la gestion de la « Cité de David ». A partir de cette implantation à caractère historique, on mesure – au nombre de maisons arabes arborant des drapeaux israéliens et de « gorilles » armés déambulant dans les rues – combien la colonisation la plus triviale s’empare de Silwan, descend vers Boustan (où 88 bâtiments sont menacés de destruction), puis remonte vers Ras Al-Amoud (Maale Zeitim) et Jabal Mukaber (Nof Zion). Et les deux premières maisons de Kidmat Zion défient déjà, par-dessus le mur, le Parlement palestinien, terminé mais vide, d’Abou Dis. La carte confirme que toutes ces métastases dessinent une véritable diagonale d’épuration ethnique...
« Ne vous arrêtez pas aux chiffres, insiste M. Fouad Hallak, conseiller de l’équipe de négociation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).Les 17 points de colonisation de la vieille ville et de ses alentours immédiats comptent certes à peine 2 600 habitants sur 24 000, mais ils s’inscrivent dans une stratégie tenace de “dépalestinisation”. »
La judaïsation, cinquième instrument de la stratégie israélienne, commence par des symboles. Un ami palestinien indique ces signes qui plaquent sur la Jérusalem arabe le décor de la ville juive. « Du plus spectaculaire – comme ces mémoriaux aux héros des guerres d’Israël et ces bâtiments publics installés à l’Est – au plus discret : pavés, lampadaires, corbeilles. Sans oublier les noms de rue. » Place de Tsahal, rue des Parachutistes, carrefour du Quartier-Général : « Ces appellations ont été données après l’annexion de Jérusalem-Est en 1967, observe le journaliste Danny Rubinstein apparemment pour que les Arabes n’oublient pas qui a gagné. »
A Paris, des amis nous avaient prévenus : « La vieille ville est en train de se vider. » Jamais, hélas, en trente ans elle ne nous était apparue aussi triste. « Les Israéliens voudraient en coloniser l’essentiel et réduire le reste à quelques rues folkloriques, comme à Jaffa », lâche le nouvel ambassadeur palestinien à l’Unesco Elias Sanbar. Qui vient de déjouer une manœuvre à peine croyable : un tour de passe-passe israélien pour obtenir l’inscription de la vieille ville arabe sur la liste du patrimoine... de l’Etat juif !
La judaïsation passe aussi par la remise en cause du libre accès aux Lieux saints, pourtant principe commun à tous les textes internationaux depuis le traité de Berlin (1885). « Voici des années que les musulmans et les chrétiens de Cisjordanie n’ont plus accès à Al-Aqsa ou au Saint-Sépulcre, proteste le directeur du Waqf Adnan Al-Husseini. Quant aux résidents de Jérusalem, ils doivent avoir 45 ans pour venir y prier. Sans parler des humiliations infligées par les quelque 4 000 soldats déployés lors des grandes fêtes. » Et les excavations pratiquées sous l’Esplanade ? « Je n’ose envisager ce qui se passerait si les fous qui rêvent de “reconstruire le Temple” endommageaient nos mosquées. »
Non moins inquiets, les patriarches et chefs des Eglises chrétiennes à Jérusalem ont publié, le 29 septembre 2006, une déclaration réaffirmant l’exigence d’un « statut spécial » garantissant notamment « le droit humain de liberté de culte pour tous, individus et communautés religieuses ; l’égalité devant les lois de tous les habitants en conformité avec les résolutions internationales ; le libre accès à Jérusalem pour tous, citoyens, résidents ou pèlerins ». Ils insistaient pour que « les droits de propriété, de garde et de culte que les différentes Eglises ont acquis à travers l’histoire continuent à être détenus par les mêmes communautés ». Et d’en appeler à la communauté internationale pour faire respecter le « statu quo des Lieux saints »...
On a beau savoir l’incroyable violence dont tout occupant – juif, chrétien ou musulman – est capable, la destruction au bulldozer d’une maison, sous les yeux de ses habitants, est un spectacle insupportable. Que, depuis l’an 2000, la municipalité et le ministère de l’intérieur ont répété 529 fois – sans parler des amendes imposées aux propriétaires, 22,5 millions d’euros ! Répression très inégale : selon Betselem, l’organisation israélienne de défense des droits humains, en 2005, les 5 653 infractions constatées à l’Ouest ont donné lieu à 26 démolitions partielles ou totales, tandis que les 1 529 enregistrées à l’Est en ont entraîné 76 !
Pour Margalit, la municipalité « vit dans la hantise que la souveraineté israélienne sur Jérusalem soit en danger. Dans cette mentalité paranoïaque, chaque maison, chaque arbre et même chaque plante en pot devient partie prenante d’une conspiration politique mondiale ». Des arguments que n’invoque même pas M. Yigal Amedi : pour ce maire adjoint, les démolitions « exceptionnelles » se justifient puisqu’elles frappent des « bâtiments construits illégalement ». Curieusement, alors qu’il fait partie du Comité pour la planification et la construction, il assure ignorer que, dans bien des cas, les inspecteurs de sa municipalité procèdent aux destructions en violation d’une décision de justice. « La municipalité, plaide-t-il, s’efforce de mettre un peu d’ordre dans ce chaos. »
Riche idée ! Car l’« illégalité »de 40 % des maisons de Jérusalem-Est – 15 000 sur 40 600 – tient à ce que la mairie n’accorde qu’au compte-gouttes les permis aux Palestiniens : de 2000 à 2004, 481 sur 5 300 immeubles bâtis. Et une demande coûte cher : plus de 20 000 euros et des mois de démarches pour une bâtisse d’environ 200 m2... Mais surtout la superficie constructible s’est rétrécie comme peau de chagrin. Après 1967, Jérusalem-Ouest totalisait 54 km2 et Jérusalem-Est 70 km2, dont 24 furent expropriés au profit des colonies. Sur les 46 restants, 21 n’ont pas fait l’objet d’un plan d’urbanisation. Parmi les 25 planifiés, 16 sont réservés aux espaces verts, bâtiments publics, routes, etc. Les 9 km2 constructibles pour les Palestiniens représentent donc... 7,25 % de la superficie totale de la ville !
Architecte et militante de Bimkom, Efrat Cohen-Bar brandit l’énorme volume du nouveau « master plan ». « Malgré quelques progrès, l’inégalité de traitement demeure. D’ici à 2020, nos planificateurs accordent 3 nouveaux kilomètres carrés constructibles aux 158 000 Palestiniens supplémentaires et 9,5 km2 aux 110 000 Juifs supplémentaires. » La géographe Irène Salenson évoque de plus une« limitation horizontale et verticale du développement urbain palestinien » : l’Est pourra bâtir en moyenne jusqu’à 4 étages (au lieu de 2 actuellement), mais l’Ouest 6 à 8 !
Cette inégalité n’est qu’une des facettes d’une politique globale de discrimination qui constitue le sixième et dernier instrument de l’hégémonie d’Israël. Ne sont citoyens que les Juifs (et 2,3 % des Palestiniens). Titulaires d’une carte d’identité verte, les Palestiniens de Cisjordanie n’ont aucun droit, même plus celui de venir en ville, sauf autorisation de plus en plus rarement accordée. Les « résidents permanents », avec leur carte d’identité bleue, bénéficient, eux, de prestations sociales et du droit de vote aux élections locales, qui ne se transmettent automatiquement ni au conjoint ni aux enfants.
Le fameux rapport européen dont la censure par le Conseil des ministres des Vingt-Cinq fit scandale fin 2005 révèle une autre dérive : « Entre 1996 et 1999, Israël a mis en place une procédure intitulée “centre de vie”, en vertu de laquelle ceux qui détiennent une carte d’identité bleue et dont le domicile ou le travail se trouve en dehors de Jérusalem-Est, à Ramallah par exemple, perdent cette carte d’identité. Une vague de détenteurs de ces cartes s’est pour cette raison repliée sur Jérusalem-Est . »
Discriminatoire, le budget de la ville ne l’est pas moins : Jérusalem-Est, avec 33 % de la population, ne s’en voit allouer que 8,48 %. Chaque Juif obtient en moyenne 1 190 euros, et chaque Arabe 260. Rien d’étonnant si, précise Betselem, 67 % des familles palestiniennes vivent sous le seuil de pauvreté, contre 29 % des familles israéliennes . Issu lui-même d’un quartier pauvre, M. Amedi ne nie pas les « retards dont souffrent, en matière d’infrastructures et de services, les quartiers arabes et ultraorthodoxes ». Il assure toutefois que la ville, lorsque son maire s’appelait Ehoud Olmert, a« plus investi que jamais pour combler ces fossés », et égrène les projets en cours. « Des gouttes d’eau dans l’océan, reconnaît-il. Mais il faut bien commencer quelque part. »
Force est de constater que, pour l’heure, tout commence et finit par la construction du mur, qui mobilise les plus gros moyens : 800 000 euros du kilomètre – et il y en aura 180, dont 5 seulement sur la Ligne verte. C’est dire que l’argument de la sécurité ne tient guère. Les attentats kamikazes – 171 victimes en six ans – ont traumatisé la ville. Mais ici, le mur, sur l’essentiel de son tracé, ne sépare pas Israéliens et Palestiniens : il coupe les Palestiniens de leurs écoles, de leurs champs, de leurs oliveraies, de leurs hôpitaux et de leurs cimetières...
« Le mur est un outil que le gouvernement utilise pour contrôler Jérusalem et non pour assurer la sécurité des Israéliens »,tranche Menahem Klein. De fait, il représente la quintessence de tous les outils de domination évoqués jusqu’ici. Il multiplie la surface de Jérusalem-Est par 2,3 en dessinant une sorte de trèfle qui inclut les nouvelles colonies avec leurs zones de développement : au nord, Beit Horon, Givat Zeev, Givon Hadasha et le futur « parc métropolitain » de Nabi Samuel ; au sud, Har Gilo, Betar Illit ainsi que l’ensemble du Gouch Etzion ; à l’est, enfin, Maale Adoumim.
On prend mieux conscience depuis le belvédère de l’hôpital Augusta-Victoria de la menace mortelle que le chantier en cours à l’est représente pour le futur Etat palestinien. La colonie elle-même occupe 7 km2. Mais le plan municipal du « bloc de Maale Adoumim » couvre une superficie totale, encore largement déserte, de 55 km2 (plus que Tel-Aviv, 51 km2). La poche s’étend presque jusqu’à la mer Morte et coupe donc en deux la Cisjordanie. Au nord, la fameuse zone E1 représente avec ses 12 km2 (12 fois la vieille ville !) le dernier espace de croissance possible pour Jérusalem-Est. Or même l’opposition – formelle – de Washington n’a pas empêché la construction du nouveau quartier général de la police pour la Cisjordanie, en attendant logements, centres commerciaux, hôtels, etc. Quant aux Bédouins Jahalin, voici leurs pauvres baraquements sur la colline où ils ont été « transférés » et qui domine... la décharge.
Le plus possible de terres palestiniennes avec le moins possible de Palestiniens : ce vieux principe a dirigé le tracé du mur qui, s’il inclut des colonies juives, exclut aussi des quartiers arabes. Ainsi rejette-t-il en Cisjordanie, du nord au sud, la localité de Qafr Aqab, à côté du camp de réfugiés de Qalandiya, la moitié de Beit Hanina, le gros d’Al-Ram, Dahiyat Al-Bared, Hizma, le camp de Shuafat, Dahiyat Al-Salam, Anata, Ram Khamzi et, tout au sud, Walaja. Une première : 60 000 des 240 000 Palestiniens de Jérusalem en ont été expulsés... sans avoir bougé ! Avec des pertes en chaîne.
Perte de temps : « Avant, j’allais à la fac à pied en dix minutes, témoigne Mohammed, un étudiant de Ramallah inscrit en médecine à l’université Al-Qods. Depuis, il me faut quatre-vingt-dix minutes en voiture. » Perte de revenus : si les commerçants du « mauvais » côté d’Al-Ram déplorent une baisse de 30 % à 50 % de leur chiffre d’affaires, ce dentiste a dû fermer purement et simplement son cabinet, tandis que le propriétaire de cet immeuble avec vue imprenable sur le mur n’a plus un seul locataire. Perte de personnel : entre un tiers et la moitié des médecins et des infirmières, mais aussi des enseignants ne peuvent plus venir travailler à Jérusalem. Perte annoncée de la « résidence » : quiconque ne justifiera plus d’un logement et d’un travail à Jérusalem, lors du renouvellement de sa carte d’identité bleue, en sera privé. Perte, enfin et surtout, pour Jérusalem-Est de son rôle de métropole palestinienne.
« Chacun sait que les prochaines négociations partiront des “paramètres de Clinton”, et notamment la partition de la ville pour faire place à deux capitales, résume Menahem Klein. Voilà ce que le mur cherche à éviter, en cassant Al-Qods comme centre métropolitain, en la déconnectant de son hinterland économique, social et culturel palestinien. Mais, si nos dirigeants espèrent profiter de la faiblesse des Palestiniens, ils font un calcul à courte vue : la jeune génération redressera la tête. Que restera-t-il alors de l’ambition de Sharon et d’Olmert de “relibérer Jérusalem” ? »
D’autres interlocuteurs relient l’escalade israélienne et l’état du processus de paix. Ainsi l’ambassadeur Sanbar, selon qui les choses se sont accélérées « à partir du moment où Jérusalem a été officiellement inscrite à l’ordre du jour de la négociation. Afin qu’à force de faits accomplis il ne reste rien à négocier ». Pour M. Wassim H. Khazmo, conseiller de l’équipe de négociation palestinienne, « Sharon a profité de la faiblesse de la communauté internationale pour prendre ce que M. George W. Bush lui avait promis dans sa lettre du 14 avril 2004 – les blocs de colonies. »
Quelle ne sera pas, d’ailleurs, notre surprise, en entendant M. Toufakji renoncer à revendiquer ces « blocs », au nom du réalisme. « Même Maale Adoumim ? » « Oui. » « Même la zone E1 ? » « Oui. » Comme en réponse à cet abandon, M. Hasib Nashashibi, de la Coalition pour Jérusalem, évoquera la « crise de leadership » dans l’OLP : « Les Israéliens exploitent évidemment nos divisions et nos erreurs. » Et Amos Gil de pointer « l’argument majeur que les attentats kamikazes ont donné pour justifier le mur ».
En les découvrant, on pense à Kafka ou à Ubu roi : ce sont les Palestiniens des enclaves de Biddu (35 500 personnes), Bir Nabala (20 000) et Walaja (2 000) pris au piège du mur ou de la barrière, qui les encercle entièrement. Et la famille Gharib est assurément la victime expiatoire. Un à un, les colons de Givon Hadasha ont construit, sur des terres privées palestiniennes, des maisons autour de la sienne, qu’ils ont transformée en mini-enclave, reliée par un chemin à son village originel, le tout ceinturé d’un grillage bientôt électrifié et surveillé par une caméra... Sympathiques voisins : en nous voyant, l’un d’eux hurla depuis sa fenêtre : « J’ai une arme, je vais vous descendre ! » Paroles en l’air ? Ils ont déjà tué un de ses fils. Persécutés, les Gharib résistent néanmoins depuis plus de vingt ans...
Comment ne pas penser à l’envolée, la veille, de Benvenisti : « Le mur ? Mais c’est le monument du désespoir total ! Regardez Bethléem : d’un côté, l’église de la Nativité, de l’autre, le bunker construit autour du tombeau de Rachel. C’est l’arrogance de l’occupant prétendant définir et redéfinir les communautés à sa guise : comme si la “barrière” triait les “bons” Arabes, acceptés à Jérusalem, des “mauvais”, qui en sont exclus. Les inventeurs de cette horreur raisonnent avec la même logique coloniale du XIXe siècle que vous, les Français, lorsque vous vous accrochiez à l’Indochine et au Maghreb. Mais ça ne marchera pas mieux ! Le mur de Jérusalem finira comme celui de Berlin. »
Philippe Rekacewicz et Dominique Vidal
Comment Israël confisque Jérusalem-Est
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