Qu’est-ce donc que le «communautarisme»? Il faut noter d’emblée qu’il s’agit d’un argument, qui a été très souvent utilisé contre les associations homosexuelles, mais aussi contre le mouvement noir, contre les Juifs, contre les Musulmans, contre les jeunes de banlieue, contre ceux qui défendent l’identité bretonne, occitane, alsacienne, corse, basque, etc. En d’autres termes, le communautariste, c’est l’Autre.
Cependant, malgré la vigilance de tous ceux qui sont hostiles aux communautarismes, et ils sont nombreux, plusieurs communautés majeures échappent à leurs critiques. Par exemple, le monde du travail suscite des communautés tout à fait légitimes, que je ne critique nullement, qu’il s’agisse des syndicats, des comités d’entreprises, ou simplement des soirées entre collègues, qui sont souvent le lieu où se forment les réseaux d’alliance amicale ou conjugale. La famille est elle aussi une communauté, puisqu’on parle de communauté familiale; elle est même la première dans la carrière de l’individu et du citoyen, et elle est aussi extrêmement déterminante dans l’acquisition du capital social, économique et culturel des agents sociaux quels qu’ils soient. La nation, elle aussi forme bien ce qu’il est convenu d’appeler une communauté nationale, et il est évident qu’elle contribue largement à la détermination des destinées individuelles.
Bref, voilà trois communautés majeures, qu’on ne critique jamais en tant que telles. Je ne dis pas qu’il le faudrait. Mais je remarque que toutes les critiques portées contre les communautés en général pourraient s’appliquer tout autant à ces trois-là. Encore n’ai-je rien dit de Neuilly, du monde des affaires, du monde politique, ou de Jean Sarkozy. N’y a-t-il pas aussi un communautarisme des élites ? Or, en tant que telles, ces communautés évidentes demeurent étrangement invisibles. Le paradoxe s’éclaire si l’on considère qu’elles sont en fait le point de vue, et donc le point aveugle de toute vision, et notamment de toute vision anti-communautaire. Bref, la rhétorique anti-communautaire n’est pas contre les communautés, elle est contre certaines communautés.
Qu’est-ce donc que le communautarisme? C’est le contraire de l’universalisme. Mais, direz-vous, qu’est-ce donc que l’universalisme? Avant ce définir cet étrange concept, il faut tenter de le saisir dans l’espace, c’est-à-dire à la fois dans l’espace géographique et dans l’espace social. Or, la prétention à l’universalisme n’est pas universelle. En Angleterre, en Espagne, en Allemagne, en Chine, au Congo ou au Mexique, on ne se pique pas d’être universaliste, le mot n’ayant pas de pertinence particulière dans le débat social de ces pays. Il faut remarquer que la prétention à l’universalisme est en fait une spécificité française. Encore tous les Français ne se soucient-ils pas d’universalisme. En effet, si l’on interroge M. ou Mme Tout-le-Monde, et si on leur demande quels sont leurs soucis majeurs, ils évoqueront sans doute le chômage ou l’insécurité, la vie chère ou l’éducation des enfants. Mais il est peu probable qu’arrive en tête de leurs préoccupations «La-Crise-De-L’Universalisme-Français»… En réalité, plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus diminue en même temps la propension à se réclamer de l’universalisme. Bref, l’universalisme n’est même pas une spécificité française, c’est une spécificité des élites françaises.
Ainsi, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, l’universalisme est donc un fait de discours typiquement franco-français, et qui n’est le fait que d’une minorité, si élevée soit-elle. Mais alors, pourquoi la majorité serait-elle particulariste tandis que les élites seraient universalistes? Pourquoi le bas peuple n’est-il pas plus sensible à cet universalisme exaltant dont les élites se font les chantres inspirés? Les provinces sont-elles vouées au provincialisme, les régions au régionalisme, les communautés noires, arabes, juives et homosexuelles au communautarisme, et les gens différents au différentialisme? L’oubli de l’universel serait-il lui-même universel? C’est que, peut-être, l’universel des universalistes n’est pas vraiment l’intérêt général.
Au fond, il faut revenir à la question de départ: qu’est-ce donc que l’universalisme? J’ignore ce qu’il devrait être en théorie, mais dans la pratique, c’est en fait le travail très particulier par lequel un groupe social dominant tend à constituer son ethos en éthique. Les positions les plus élevées, donc les plus minoritaires a priori, ont d’autant plus besoin de s’universaliser pour justifier les prétentions universelles qui fondent leur domination symbolique, pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu. L’universalisme est dans le débat public l’illusion de perspective que produisent (et que subissent) ceux qui, étant placés au centre du dispositif social de facto, prétendent de jure demeurer au centre de ce dispositif, objectivement ajusté à leurs dispositions.
Ainsi, l’universalisme n’est souvent qu’un particularisme parmi d’autres, qui prétend s’imposer aux autres au nom d’une valeur supérieure, Dieu, la Nature, la Raison, l’Etat, l’Ordre Moral, ou l’Ordre symbolique (remarquez bien «l’adoration des majuscules», qu’analysait avec humour Sabine Prokhoris ) etc., n’importe quoi, à la limite, et même la langue française (bien que toute langue repose évidemment sur l’arbitraire du signe), pouvant devenir pour l’occasion une valeur universaliste, à condition de réussir le travail de légitimation de sa propre production sociale. Ce n’est pas un hasard si le premier véritable universalisme de l’Histoire est celui de l’Eglise catholique (catholicos signifie justement «universel» en grec). C’est cela qui a justifié la Colonisation, puisqu’il fallait convertir à la religion chrétienne le monde entier, universellement. Urbi et orbi, comme on dit, au Vatican. Et après tout, l’ultra-libéralisme est lui aussi est une forme d’universalisme, c’est le rêve d’un marché libre et ouvert, à l’échelle de la planète. Pour autant, est-on obligé d’être favorable à l’Eglise universelle ou à l’ultra-libéralisme universel? Pas forcément.
En réalité, un bon grammairien vous dirait que l’universalisme est d’abord une figure de style: une hyperbole. En effet, rien, ou presque, n’est vraiment universel ; mais en exagérant un peu, et même beaucoup, on peut évidemment se réclamer de l’universel. Or, en réalité, l’universalisme est une coquille vide. On peut y mettre tout et n’importe quoi. On peut y mettre la justice, la liberté, le christianisme, le capitalisme, etc. Et à vrai dire, sans vouloir faire d’amalgame, il n’est pas de totalitarisme qui ne se réclame également de l’universel.
En d’autres termes, dans le contexte français, se dire universaliste est un code social, celui de l’honnête homme d’aujourd’hui, et parfois, ce n’est qu’une façon de faire l’important. Certes, moi aussi, je veux bien être universaliste, comme vous. Mais que mettez-vous dans cet universalisme? Là est la question. Si vous n’y répondez pas clairement, votre universalisme demeurera une coquille vide.
Et le communautarisme, alors? Si l’on y réfléchit bien, toute politique sociale peut être «accusée» d’être communautariste. Que l’on fasse des emplois-jeunes, ou que l’on cherche à agir pour les seniors. Et par exemple, pour ce qui est des noirs, s’ils constituent des associations pour lutter contre les discriminations, on les accuse de «communautarisme». Mais s’ils ne font rien, on les accuse d’«immobilisme», pour les rendre responsables de leur situation, étant donné leur indolence proverbiale. Bref, qu’ils fassent quelque chose ou qu’ils ne fassent rien, ils ont toujours tort. On voit bien là la logique du double bind, c’est-à-dire la logique illogique des injonctions contradictoires. De même, pour les homosexuels: s’ils se regroupent pour défendre leurs droits, c’est qu’ils sont communautaristes; s’ils ne se mobilisent pas, on les accuse d’être responsables de la propagation du sida.
Pour ma part, si l’on m’«accuse» d’être communautariste, au lieu de m’excuser d’être ce que je suis, ce qu’on pense que je suis, ce qu’on veut faire croire que je suis, ou ce qu’on ne veut pas croire que je sois, j’essaie plutôt de déconstruire l’argumentation adverse, comme je viens de le faire. Si je n’arrive pas à convaincre (ce qui peut toujours arriver), j’ignore les objections: je continue mon petit bonhomme de chemin...
Louis-Georges Tin
Cependant, malgré la vigilance de tous ceux qui sont hostiles aux communautarismes, et ils sont nombreux, plusieurs communautés majeures échappent à leurs critiques. Par exemple, le monde du travail suscite des communautés tout à fait légitimes, que je ne critique nullement, qu’il s’agisse des syndicats, des comités d’entreprises, ou simplement des soirées entre collègues, qui sont souvent le lieu où se forment les réseaux d’alliance amicale ou conjugale. La famille est elle aussi une communauté, puisqu’on parle de communauté familiale; elle est même la première dans la carrière de l’individu et du citoyen, et elle est aussi extrêmement déterminante dans l’acquisition du capital social, économique et culturel des agents sociaux quels qu’ils soient. La nation, elle aussi forme bien ce qu’il est convenu d’appeler une communauté nationale, et il est évident qu’elle contribue largement à la détermination des destinées individuelles.
Bref, voilà trois communautés majeures, qu’on ne critique jamais en tant que telles. Je ne dis pas qu’il le faudrait. Mais je remarque que toutes les critiques portées contre les communautés en général pourraient s’appliquer tout autant à ces trois-là. Encore n’ai-je rien dit de Neuilly, du monde des affaires, du monde politique, ou de Jean Sarkozy. N’y a-t-il pas aussi un communautarisme des élites ? Or, en tant que telles, ces communautés évidentes demeurent étrangement invisibles. Le paradoxe s’éclaire si l’on considère qu’elles sont en fait le point de vue, et donc le point aveugle de toute vision, et notamment de toute vision anti-communautaire. Bref, la rhétorique anti-communautaire n’est pas contre les communautés, elle est contre certaines communautés.
Qu’est-ce donc que le communautarisme? C’est le contraire de l’universalisme. Mais, direz-vous, qu’est-ce donc que l’universalisme? Avant ce définir cet étrange concept, il faut tenter de le saisir dans l’espace, c’est-à-dire à la fois dans l’espace géographique et dans l’espace social. Or, la prétention à l’universalisme n’est pas universelle. En Angleterre, en Espagne, en Allemagne, en Chine, au Congo ou au Mexique, on ne se pique pas d’être universaliste, le mot n’ayant pas de pertinence particulière dans le débat social de ces pays. Il faut remarquer que la prétention à l’universalisme est en fait une spécificité française. Encore tous les Français ne se soucient-ils pas d’universalisme. En effet, si l’on interroge M. ou Mme Tout-le-Monde, et si on leur demande quels sont leurs soucis majeurs, ils évoqueront sans doute le chômage ou l’insécurité, la vie chère ou l’éducation des enfants. Mais il est peu probable qu’arrive en tête de leurs préoccupations «La-Crise-De-L’Universalisme-Français»… En réalité, plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus diminue en même temps la propension à se réclamer de l’universalisme. Bref, l’universalisme n’est même pas une spécificité française, c’est une spécificité des élites françaises.
Ainsi, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, l’universalisme est donc un fait de discours typiquement franco-français, et qui n’est le fait que d’une minorité, si élevée soit-elle. Mais alors, pourquoi la majorité serait-elle particulariste tandis que les élites seraient universalistes? Pourquoi le bas peuple n’est-il pas plus sensible à cet universalisme exaltant dont les élites se font les chantres inspirés? Les provinces sont-elles vouées au provincialisme, les régions au régionalisme, les communautés noires, arabes, juives et homosexuelles au communautarisme, et les gens différents au différentialisme? L’oubli de l’universel serait-il lui-même universel? C’est que, peut-être, l’universel des universalistes n’est pas vraiment l’intérêt général.
Au fond, il faut revenir à la question de départ: qu’est-ce donc que l’universalisme? J’ignore ce qu’il devrait être en théorie, mais dans la pratique, c’est en fait le travail très particulier par lequel un groupe social dominant tend à constituer son ethos en éthique. Les positions les plus élevées, donc les plus minoritaires a priori, ont d’autant plus besoin de s’universaliser pour justifier les prétentions universelles qui fondent leur domination symbolique, pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu. L’universalisme est dans le débat public l’illusion de perspective que produisent (et que subissent) ceux qui, étant placés au centre du dispositif social de facto, prétendent de jure demeurer au centre de ce dispositif, objectivement ajusté à leurs dispositions.
Ainsi, l’universalisme n’est souvent qu’un particularisme parmi d’autres, qui prétend s’imposer aux autres au nom d’une valeur supérieure, Dieu, la Nature, la Raison, l’Etat, l’Ordre Moral, ou l’Ordre symbolique (remarquez bien «l’adoration des majuscules», qu’analysait avec humour Sabine Prokhoris ) etc., n’importe quoi, à la limite, et même la langue française (bien que toute langue repose évidemment sur l’arbitraire du signe), pouvant devenir pour l’occasion une valeur universaliste, à condition de réussir le travail de légitimation de sa propre production sociale. Ce n’est pas un hasard si le premier véritable universalisme de l’Histoire est celui de l’Eglise catholique (catholicos signifie justement «universel» en grec). C’est cela qui a justifié la Colonisation, puisqu’il fallait convertir à la religion chrétienne le monde entier, universellement. Urbi et orbi, comme on dit, au Vatican. Et après tout, l’ultra-libéralisme est lui aussi est une forme d’universalisme, c’est le rêve d’un marché libre et ouvert, à l’échelle de la planète. Pour autant, est-on obligé d’être favorable à l’Eglise universelle ou à l’ultra-libéralisme universel? Pas forcément.
En réalité, un bon grammairien vous dirait que l’universalisme est d’abord une figure de style: une hyperbole. En effet, rien, ou presque, n’est vraiment universel ; mais en exagérant un peu, et même beaucoup, on peut évidemment se réclamer de l’universel. Or, en réalité, l’universalisme est une coquille vide. On peut y mettre tout et n’importe quoi. On peut y mettre la justice, la liberté, le christianisme, le capitalisme, etc. Et à vrai dire, sans vouloir faire d’amalgame, il n’est pas de totalitarisme qui ne se réclame également de l’universel.
En d’autres termes, dans le contexte français, se dire universaliste est un code social, celui de l’honnête homme d’aujourd’hui, et parfois, ce n’est qu’une façon de faire l’important. Certes, moi aussi, je veux bien être universaliste, comme vous. Mais que mettez-vous dans cet universalisme? Là est la question. Si vous n’y répondez pas clairement, votre universalisme demeurera une coquille vide.
Et le communautarisme, alors? Si l’on y réfléchit bien, toute politique sociale peut être «accusée» d’être communautariste. Que l’on fasse des emplois-jeunes, ou que l’on cherche à agir pour les seniors. Et par exemple, pour ce qui est des noirs, s’ils constituent des associations pour lutter contre les discriminations, on les accuse de «communautarisme». Mais s’ils ne font rien, on les accuse d’«immobilisme», pour les rendre responsables de leur situation, étant donné leur indolence proverbiale. Bref, qu’ils fassent quelque chose ou qu’ils ne fassent rien, ils ont toujours tort. On voit bien là la logique du double bind, c’est-à-dire la logique illogique des injonctions contradictoires. De même, pour les homosexuels: s’ils se regroupent pour défendre leurs droits, c’est qu’ils sont communautaristes; s’ils ne se mobilisent pas, on les accuse d’être responsables de la propagation du sida.
Pour ma part, si l’on m’«accuse» d’être communautariste, au lieu de m’excuser d’être ce que je suis, ce qu’on pense que je suis, ce qu’on veut faire croire que je suis, ou ce qu’on ne veut pas croire que je sois, j’essaie plutôt de déconstruire l’argumentation adverse, comme je viens de le faire. Si je n’arrive pas à convaincre (ce qui peut toujours arriver), j’ignore les objections: je continue mon petit bonhomme de chemin...
Louis-Georges Tin
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