« Islamophobie, n.f. (1994) : “De islam et -phobie”. Forme particulière de racisme dirigée
contre l'islam et les musulmans. »
C'est la définition que donne le Petit Robert 2005 d'un de ces nouveaux « entrants » de l'année,
en compagnie entre autre, de « Hidjab », « Burqa » ou « Communautarisme ». Vincent Geisser,
chargé de recherches au CNRS (Institut de Recherches et d'Études sur le Monde Arabe et
Musulman, Aix-en-Provence), en publiant à l'automne 2003 La nouvelle islamophobie, n'est
certainement pas étranger à la promotion de ce néologisme.
La thèse centrale de cet essai
repose sur un postulat : il y a en France, et notamment depuis les attentats du 11 septembre
2001, une phobie de l'islam en tant que religion et civilisation et, par delà, un rejet de ceux qui
sont supposés en faire partie. Cette peur de l'islam et des musulmans qui « se déploie de façon
autonome », V. Geisser la distingue du racisme anti-arabe ou anti-immigré « plus traditionnel »
puisqu'elle s'exerce non plus sur un référent ethnique mais religieux et en l'occurrence « sur
tout signe visible de l'islamité. »
Dès la première page de son introduction, V. Geisser nous donne à lire les deux rapports qui
justifient sa prise de position et qui sont à la base de son constat :
a) Le rapport 2001 de la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme
(CNCDH) (organisation officielle rattachée au Premier ministre) qui relève que « si les
Maghrébins et les “beurs” issus de l'immigration étaient jusqu'à présent plus particulièrement
visés, ces violences se sont souvent élargies aux communautés arabo-musulmanes. »
b) L'étude du réseau RAXEN (Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes)
réalisée dans quinze pays de l'Union Européenne après les attentats du 11 septembre 2001 et
qui montre « dans tous les pays, une islamophobie latente [qui] a mis à profit les circonstances
présentes pour émerger, se concrétisant sous la forme d'actes d'agression physique et d'insultes
verbales. »
Or, si le phénomène est constaté aussi bien en Europe qu'en Amérique du Nord, pour V. Geisser
il existe bien une islamophobie « à la française » qui serait avant tout « une religiophobie »
venue se greffer à un « contentieux historique » mêlant histoire coloniale, guerre d'Algérie mal
« digérée », et anti-cléricalisme républicain. Tout au long de son ouvrage, l'auteur propose de
nous éclairer sur les causes de cette nouvelle peur et les dangers quelle peut représenter pour
notre société. Aussi décline-t-il sa démonstration en quatre parties correspondant aux quatre
catégories d'islamophobes ou de « faciliteurs d'islamophobie » que son analyse a pu dégager.
Dans son premier chapitre « Islamophobie médiatique ; les journalistes et les intellectuels en
question », l'auteur s'en prend ouvertement à ce qu'il appelle les « intellectuels médiatiques »
largement responsables de la « diffusion et la banalisation de l'islamophobie au sein de
la société française ». Pour V. Geisser, si les journalistes, notamment depuis la révolution
khomeiniste de 1979, ne créent pas de l'islamophobie, ils « contribuent à la banaliser sous
couvert d'investigation approfondies » en véhiculant clichés et stéréotypes du fait musulman
présenté le plus souvent comme « une altérité radicale et conflictuelle ». Ainsi, l'auteur cite
pêle-mêle les unes alarmistes des grands hebdomadaires hexagonaux (Marianne voilée du
Figaro Magazine en 1985 ou jeune fille en tchador du Nouvel Observateur en 1989) ou « la
traque » des télévisions d'une « prétendue réaction musulmane » aux attentats du 11 septembre
2001 « comme si les musulmans de France se devaient d'avoir nécessairement un avis sur Ben
Laden ou les évènements en cours ». Mais le sociologue est plus irrité encore par le fait que
les « intellectuels médiatiques » comme Alain Finkielkraut, Jean-François Revel ou Alexandre
Adler, ont réussi à décrédibiliser et à marginaliser la parole des chercheurs spécialistes de
l'islam, qu'ils soient islamologues, sociologues ou politologues, accusés d'angélisme et de ne
pas avoir su prévoir le 11 septembre 2001.
Cette mise à l'écart des universitaires a permis la promotion médiatique d'experts sécuritaires
– Antoine Basbous, Antoine Sfeir, Alexandre Del Valle ou Frédéric Encel – dont la notoriété
s'appuie, sur un « prétendu réalisme » face au danger d'islamisation des banlieues hexagonales.
Ces « nouveaux experts de la peur », dont il est question tout au long du deuxième chapitre,
sont devenus, au grand regret de l'auteur, « les figures de références en matière d'islam et
d'islamisme ». Pour V. Geisser, la figure la plus emblématique de ces « experts de le peur »
est sans conteste A. Del Vale : ancien de l'extrême-droite « païenne » et militant de l'UMP de
tendance souverainiste, il partage avec les experts militaires une même « haine de l'Amérique,
le mépris de l'islam et des penchants pro-serbes ». Le 11 septembre 2001 est un véritable
« événement providentiel » pour le jeune auteur puisqu'il passe en quelques jours des « milieux
obscurs de la Nouvelle droite » aux projecteurs des plateaux de télévisions. Le plus dérangeant,
pour l'auteur, est l'appui dont bénéficient ces experts de la part d'universitaires, ou de certains
géopoliticiens qui prennent là une « revanche médiatique » sur le milieu académique qui les
accepte mal ou certains chercheurs non spécialistes de l'islam. C'est le cas de la démographe
de l'INED Michèle Tribalat ou du politologue du CNRS, Pierre-André Taguieff, qui « au nom
d'un combat commun contre l'islamisme et la nouvelle judéophobie », en viennent à accorder
des tickets d'entrée à des auteurs « peu scrupuleux sur l'origine de leurs informations et de
leurs sources ».
Le troisième chapitre, consacré à cette « nouvelle judéophobie », est en fait le coeur
de la démonstration de cet essai. En effet, nous ne pouvons comprendre le ton de La
nouvelle islamophobie si nous oublions qu'il est une réponse, le titre est cependant là pour
nous le rappeler, à celui de P-A. Taguieff, La nouvelle judéophobie, paru quelques mois
auparavant (Paris, Mille et Une Nuits, 2002). La thèse centrale de ce livre est l'apparition
en France, et singulièrement depuis les attentats du 11 septembre 2001, d'une nouvelle
« judéophobie » (terme qu'il préfère à antisémitisme, trop lié à l'histoire européenne des
XIXe et XXe siècles), fruit d'une « alliance » objective entre islamistes et certains militants
de gauche et d'extrême-gauche pro-palestiniens, anti-américains et anti-mondialistes et qui
aurait pour prétexte l'anti-sionisme et la critique d'Israël. Pour l'auteur, cette thèse, qui n'a
jamais fait l'objet d'une véritable enquête de terrain, ne tient pas. Il reproche à ses promoteurs
une vision « conservatrice de l'ordre social [...] » censée prévenir de l'« imminence de
conflits communautaires sur notre territoire. » C'est finalement toutes ces thèses, qu'il appelle
« huntingtonienne in societa », que V. Geisser combat. Selon lui, elles créent un climat
malsain en désignant les jeunes « Arabo-musulmans », aidés en sous-main par des « intellogauchistes
», comme les auteurs d'une nouvelle forme d'antisémitisme supplantant celui plus
« traditionnel » des milieux d'extrême-droite et ourdissant de concert un prétendu « complot
contre la République. »
Le quatrième et dernier chapitre est consacré à ce que V. Geisser appelle les « cautions
ethniques » de la dialectique islamophobe : les acteurs politiques, intellectuels, religieux ou
médiatiques « de culture musulmane » tirant leur légitimité d'une expertise « du vécu »,
se posant comme « décrypteurs autorisés des questions musulmanes » et tenant un discours
catastrophiste, sur une « benladisation » supposée des banlieues françaises. Souvent proches
du pouvoir algérien, ces personnalités diverses, du recteur de la mosquée de Paris Dalil
Boubakeur au journaliste de Marianne Mohammed Sifaoui, ne perçoivent les enjeux de l'islam
en France « qu'à travers le prisme du syndrome algérien, c'est-à-dire réduits à une lutte entre
les “musulmans éclairés” et les “musulmans obscurantistes” ».
Oeuvre d'un chercheur au CNRS, La nouvelle islamophobie, aurait pu être une étude
sociologique sur les comportements islamophobes dans notre société, de la part d'individus
ou d'organisations diverses, mais les outils de la démonstration scientifique, entretiens et
références théoriques par exemple, ne sont pas réunis. En effet, le chercheur a choisi, le
temps de cet essai, de troquer le costume du sociologue pour celui de l'intellectuel engagé,
en allant au-delà du simple diagnostic, en ne se contentant pas de comprendre et d'analyser
le phénomène mais en le dénonçant. La nouvelle islamophobie tient donc à la fois de
l'engagement intellectuel et du « coup de gueule » pamphlétaire.
L'ouvrage se lit d'une traite :
l'auteur dénonce, raille, condamne. C'est un essai visiblement écrit rapidement et « sur le
vif » qui est d'ailleurs le titre de la collection où le publie son éditeur. C'est un « J'accuse »
dénonçant les différents « faciliteurs d'islamophobie » mais surtout la place qui leur est faite
dans les médias. En effet, il s'agit avant tout d'une critique des médias et de l'image de l'islam et
des musulmans qu'ils véhiculent. Les postures jugées islamophobes de certains intellectuels,
experts ou « cautions ethniques » sont dénoncées parce qu'elles sont médiatiques et diffusent,
loin de la réalité, une image « fantasmagorique du fait musulman. » Reste qu'au-delà des idées
exprimées, et à l'instar de son alter ego P.-A. Taguieff, l'auteur de La nouvelle islamophobie
pose par ses prises de positions sans concession, peu nuancées et en désignant nommément ses
amis comme ses contradicteurs, la question de l'engagement public – engagement intellectuel
bien sûr, mais également idéologique et partisan – de l'universitaire dans les débats qui agitent
la société, notamment lorsque les dits débats rejoignent son champ de recherche habituel.
Mouloud Haddad
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire