Archaïsme et nouveauté

« Selon le concept d'innovation est innovateur celui qui veut détruire tout l'existant, sans se soucier de ce qui arrivera ensuite puisque, c'est bien connu, métaphysiquement toute destruction est création, et même on ne détruit que ce qu'on remplace par une nouvelle création. A ce concept romantique se joint un concept rationnel. On pense que tout ce qui existe est un « piège » tendu par les forts aux faibles, par les malins aux pauvres d'esprit. Le danger vient du fait que, « du point de vue rationel », ces mots sont pris à la lettre, matériellement.

La philosophie de la praxis est contre cette façon de voir. La vérité est au contraire : toute chose qui existe est rationnelle, c'est-à-dire qu'elle a eu ou qu'elle a une fonction utile. Que ce qui existe ait existé, c'est-à-dire ait eu sa raison d'être en tant que « conforme » au mode de vie, de pensée, d'action de la classe dirigeante, ne signifie pas que ce soit devenu « irrationnel » parce que la classe dominante a été privée du pouvoir et de sa force de donner impulsion à toute la société.

Une vérité que l'on oublie : ce qui existe a eu sa raison d'exister, a servi, a été rationnel, a « facilité » le « développement historique » et la vie. Qu'à partir d'un certain point cela n'ait plus eu lieu, que de modalités du progrès qu'elles étaient telles formes de vie soient devenues un empêchement et un obstacle, c'est vrai, mais n'est pas vrai « sur toute la ligne » : c'est vrai là où c'est vrai, c'est-à-dire dans les formes de vie les plus hautes, celles qui sont décisives, celles qui marquent la pointe du progrès, etc. Mais la vie ne se développe pas de façon homogène, elle se développe au contraire par des avancées partielles, de pointe, elle se développe pour ainsi dire par croissance « pyramidale ».

De tout mode de vie il importe donc d'étudier l'histoire, c'est-à-dire l'originaire « rationalité » puis, celle-ci reconnue, se poser la question pour chaque cas pris à part : cette rationalité existe-t-elle encore, pour autant qu'existent encore les conditions sur lesquelles cette rationalité se fondait ? Le fait auquel, au contraire, on ne prête pas assez attention est le suivant : les modes de vie apparaissent à qui les vit comme absolus, « comme naturels », comme on dit, et c'est déjà énorme d'en montrer l' « historicité », de démontrer qu'ils sont justifiés dans la mesure où existent telles conditions, mais qu'une fois changées ces conditions ils ne sont plus justifiés mais « irrationnels ». C'est pourquoi la discussion de telles façons de vivre et d'agir prend un caractère odieux, persécuteur, devient une affaire d' « intelligence » ou de « stupidité », etc. Intellectualisme, illuminisme pur, qu'il importe de combattre sans répit.

On en déduit : 1. que tout fait a été « rationnel » ; 2. qu'il est à combattre pour autant qu'il n'est plus rationnel, c'est-à-dire qu'il n'est plus conforme au but mais se traîne par la viscosité de l'habitude ; 3. qu'il ne faut pas croire, parce qu'une façon de vivre, d'agir, de penser, est devenue irrationnelle dans un milieu donné, qu'elle soit devenue irrationnelle partout et pour tous, et que seule la méchanceté ou la bêtise la maintiennent en vie ; 4. que pourtant, le fait qu'une façon de vivre de penser, d'agir, soit devenue irrationnelle quelque part a une grande importance - c'est vrai, et il importe de le mettre en lumière par tous les moyens : c'est ainsi qu'on commence à modifier les coutumes, en introduisant une forme de pensée « historiciste » qui facilitera les changements effectifs dès que les convictions seront changées, qui autrement dit rendra moins « visqueuse » la coutume routinière.

Un autre point à préciser : qu'une façon de vivre, d'agir, de penser se soit introduite dans toute la société parce qu'elle appartient proprement à la classe dirigeante, cela ne signifie pas qu'elle soit par elle-même irrationnelle et à rejeter. Si l'on y regarde de près, on voit que dans tout fait existent deux aspects : l'un « rationnel », c'est-à-dire conforme au but ou « économique », et l'autre relevant de la « mode », qui est une façon d'être déterminée du premier aspect rationnel. Porter des chaussures est rationnel, mais la forme déterminée de la chaussure est due à la mode. Porter le faux-col est rationnel, parce que cela permet de changer souvent cette partie du vêtement « chemise » qui se salit plus facilement, mais la forme du faux-col dépend de la mode, etc. On voit en somme que la classe dirigeante en « inventant » une utilité nouvelle, plus économique ou plus conforme aux conditions données ou au but donné a en même temps donné une « sienne » forme particulière à l'invention et à l'utilité nouvelle.

C'est penser avec des oeillères que de confondre l'utilité permanente (dans la mesure où permanence il y a) avec la mode. Au contraire la tâche du moraliste et du créateur de coutumes est d'analyser les façons d'être et de vivre, de les critiquer en séparant le permanent, l'utile, le rationnel, ce qui est conforme au but (dans la mesure où ce but subsiste) de ce qui est accidentel, de ce qui est snobisme, de ce qui est singerie, etc. Sur la base du « rationnel », il peut être utile de créer une mode originale, c'est-à-dire une forme neuve qui intéresse.

Que la forme de pensée critiquée ne soit pas juste, cela se voit au fait qu'elle a des limites : par exemple personne (à moins d'être fou) n'ira prêcher qu'il ne faut plus apprendre à lire et à écrire, parce que la lecture et l'écriture ont assurément été introduites par la classe dirigeante, parce que l'écriture sert à diffuser certaine littérature ou à écrire les lettres de chantage ou les rapports des mouchards. » (Gramsci, Cahiers de prison)

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