En réalité, je n’ai pas envie de vous parler de la Tunisie, parce que d’une part, ça vous déprimerait, d’autre part, me déprimerait aussi. Non je rigole.
Tout d’abord, pour qu’il y ait une scène alternative, il faudrait qu’il y ait d’abord une scène. Or tout l’espace public est contrôlé, verrouillé, aseptisé, plastifié : salles de spectacles en nombre limité, toutes avec des chaises fixes; bars en nombre limité aussi, non à cause d’un conservatisme religieux puisqu’il suffit d’aller en Egypte, en Algérie ou au Maroc, pays beaucoup plus conservateurs pour se rendre compte que cet argument n’est pas valable tant il y a de bars, c’est bien pour pouvoir contrôler tout dérapage ; médias strictement contrôlés, strictement, les journaux ne font que copier les dépêches officielles.
Même internet est contrôlé : Dailymotion et Youtube sont censurés, aucun accès à partir des serveurs qui appartiennent d’une manière ou de l’autre à l’Etat. Toutes les pages non désirées par le pouvoir se voient remplacées par un 404 unfound.
Donc aujourd’hui, à l’heure actuelle, il n’y a pas de scène, et encore moins alternative. Circulez, il n’y a rien à voir.
Et puis si on parle strictement d’alternatif, c’est par rapport à quoi ?
Parce qu’il existe une défiance qu’on peut qualifier de résistance face au modernisme et face à l’occidentalisation des mœurs, peut-elle, cette défiance, avoir un statut alternatif, doit-on la qualifier de révolution réactionnaire, de quête identitaire qui se définit par exemple dans le retour aux musiques traditionnelles ?
Parce que d’une autre manière, il peut aussi exister une frange hip hop hardcore dont les paroles intègrent une dimension islamiste.
Il n’est donc pas évident de parler de culture underground avec les concepts qui ont cours en Occident.
Car ici se juxtaposent plusieurs problématiques : celle de la politisation ou non, celle des différents positionnements face aux pouvoirs, où s’entremêlent les rapports à une société conservatrice, à la religion, voire à l’islam politique, et dans un même mouvement, des rapports complexes face à l’Occident, à la « modernité » politique et/ou sociale et/ou économique. Ces derniers sont de l’ordre de la répulsion/attraction, d’un « je t’aime moi non plus » qui finira on ne sait comment.
Si on analyse les problématiques inhérentes à la jeunesse, ça donne un amoncellement de photographies individuelles en rapport à un contrôle sociopolitique ténu et difficile, et ce dans un environnement économique en crise.
25 à 30 % de la population a moins de 25 ans.
Un taux de chômage élevé pour cette classe d’âge qui se retrouve, quel que soit son diplôme, à travailler dans des centres d’appels téléphoniques à traiter les desiderata des Français, des Suisses ou encore des Belges.
Elle est aussi confrontée aux problèmes liés aux rapports entre sexes dans des sociétés conservatrices.
La jeunesse s’ennuie, ou bien passe son temps dans les cafés, en couple, en mode fleur bleue, rêvant de mariage, de téléphones portables et de voitures.
Elle s’en fout du politique dans la mesure où, de président, elle n’en a connu qu’un seul qui règne depuis 22 ans. Et puis, il n’y en a eu que deux depuis l’indépendance en 1956. Elle s’en fout dans un fatalisme toujours teinté d’humour. Et de toutes les façons, les mascarades d’élections, de pluralisme des partis politiques, de droits de l’homme, de libre-expression et de presses libres ne cherchent à convaincre personne sauf les opinions occidentales, et ce dans des mises en scène tellement ridicules qu’il ne reste que l’humour pour supporter ce vacarme malsain.
Si on caricature : les hommes cherchent à esquiver les rafles militaires, les filles cherchent un mari idéal.
Les rêves de changement sont dans un ailleurs improbable : phantasmes d’Europe, de Canada, des Etats-Unis. Pour certains, confrontés à une impasse d’imaginer le futur, ça tourne à l’obsession, quitte à brûler identité, partir et devenir, peut-être…
Et que faisons nous, nous qui ne voulons pas partir ?
Les seuls moments où la culture est en effervescence, c’est lors de festivals. En dehors de ces moments, rien. Les cinémas ne sont plus le catalyseur des formes artistiques les plus élaborées, ne sont plus les lieux du spectacle social par excellence. La crise que rencontre cet art en Europe est ici accentuée d’une manière critique, puisque les consommations culturelles sociales s’individualisent. Les cinémas en eux-mêmes ne servent plus que de lieux de passe (véridique), puisque les hôtels réclament que les couples soient mariés pour pouvoir prendre une chambre. [...]
Les années 1990 ont été une des périodes les plus dures en termes de répression. L’étouffement des corps et des esprits était tel qu’une scène alternative de métal a explosé dans une déflagration soutenue par une jeunesse unanime. Car cette musique exprimait au mieux tout le désespoir, l’ennui et la frustration. Le premier concert de métal fut donné par un groupe nommé TSA en 1993, et tout le monde a été surpris par l’affluence. Les chaises fixes ne résistèrent pas longtemps face à la découverte extatique du pogo. Le concert a dégénéré, la police est intervenue pour arrêter le concert, mais le phénomène était lancé.
Pendant une dizaine d’années, des concerts se sont organisés là où c’était possible. Nirvana, Sepultura, Slayer, Metallica, Megadeath ont été les sources d’inspiration de nombreuses formations à géométries et à durées variables. Pourtant, bien que la rage exprimée ait été profonde, ce n’était pas non plus du punk contestataire, la plupart des groupes faisaient soit des reprises, soit des compositions chantées à majorité en anglais sur des thèmes poétiques de malaise qu’on pourrait qualifier d’adolescent.
A la même époque, une scène beaucoup plus engagée s’est développée, celle du hip hop, dans les bidonvilles et les quartiers défavorisés de la ville : Kabbariyya, Jbel Jloud… Cette différence de géographies et de classes a fait que ce mouvement, bien que très productif, fut méconnu et restreint à un cercle d’initiés. Beaucoup plus contestataire, maniant le dialecte tunisois le plus cru, ce mouvement est resté discret parce que surveillé puisque certains opus anonymes se sont attaqués aux violences policières, et aux réalités sociales et politiques.
A la fin des années 1990, une lame de fond à touché tous les pays maghrébins, la fusion entre reggae, musiques gnawa, chaâbi et rock prônée par Gnawa Diffusion et son chanteur emblématique Amazigh Kateb a littéralement révolutionné le paysage musical, puisqu’une sorte de synthèse entre les musiques des deux rives de la Méditerranée était possible.
Ce reggae fusionnant a été l’étendard de plusieurs groupes tunisiens assumant des identités différentes, des langages multiples et des styles divers.
Dans les années 1990, le reggae était d’ailleurs une des musiques à la fois les plus appréciées et craintes, puisqu’elle était associée au hash, ce pays a une des législations les plus dures au monde en terme de répression : pour un spliff, on prend une année de prison, et on en risque cinq. Il suffisait de montrer à l’époque qu’on écoutait du Bob pour avoir un dossier qui s’ouvrait quelque part et qui n’attendait qu’à se remplir. Et vu le nombre de paires de yeux et d’oreilles spécialement dédiées à la surveillance, ça pouvait arriver très vite ! Bien que la législation n’ait pas changé, la répression s’est beaucoup calmée à partir des années 2000, puisque c’est aussi une soupape de sécurité qui permet de relâcher la pression sociale confrontée aux difficultés économiques. C’est peut-être aussi une des raisons qui a permis la multiplication des groupes de reggae et de hip hop à partir de cette époque. Peut-être…
Quant aux musiques électroniques, elles apparurent dès le début des années 2000 dans des projets radicalement opposés au clubbing des boîtes de nuit dans les zones touristiques où s’amusent les touristes et la jeunesse dorée. Imprégnée dans tous les sens par toutes les musiques électroniques occidentales, on y trouve de tout : dub, dubstep, jungle, techno, breakcore… Internet permettant une meilleure diffusion, ce mouvement tend à s’étendre plus facilement, mais reste confronté à un manque d’espace d’expression : la quasi impossibilité de trouver des lieux adéquats pour jouer plombe totalement ceux qui désirent se produire dans des conditions live.
Reste la chanson, quelle que soit la musique derrière. Une prise de parole est toujours l’acte le plus subversif dans un système qui tend à faire taire toutes les voix. Le statut du poète a toujours été sacré dans le monde arabe. C’est une sorte de rock star. C’est pour ça que lui peut s’élever contre les injustices. Il existe ainsi une forte tradition de chanteurs-poètes contestataires, le plus illustre d’entre eux restant l’aveugle Cheik Imam qui, avec son parolier Fouad Negm, a chanté les révoltes dans les années 1960 et 1970, dénoncé les despotismes, appelé à la révolution, pourfendu l’impérialisme et le sionisme. [...]
Aujourd’hui, [une scène] contestataire tunisienne existe, mais à l’étranger. Tous ceux qui veulent s’exprimer n’ont d’autres choix que l’exil. France, Angleterre, Canada, tous ceux qui sont partis nous nourrissent grâce à internet de ce qui nous manque ici, aujourd’hui, à savoir une parole libre et critique.
Ce qu’on comprend à travers tout ça, c’est qu’il ne peut y avoir d’espace public tant que celui-ci est totalement et rigidement contrôlé.
Une exception notable dans cette analyse de l’espace d’expression sociale : le football. Ça n’a l’air de rien comme ça, et pourtant ce phénomène est quasi une religion, certes, ça arrange le pouvoir, mais d’un autre point de vue, que peut faire le pouvoir policier face à un stade rempli de 40 000 ou 70 000 personnes ? Il ne peut que tenter de canaliser, ce qu’il ne réussit pas toujours à faire. Dans un stade, à travers les rivalités entre clubs, s’expriment toutes les contradictions sociales et économiques : contradictions entre quartiers, entre classes, qui des fois se transcendent et s’unissent dans des explosions de violence contre le système. C’est ainsi que des matchs de foot ont dégénéré dans des phénomènes de révoltes urbaines, avec un défoulement des individus envers les symboles de leurs frustrations économiques et c’est pourquoi tous les matchs sont sous haute surveillance.
Quel gâchis tout de même ! Tant d’individus, de groupes, tant d’expressions originales n’ont pu se réaliser faute d’accéder à une scène ! C’est peut-être ça notre scène alternative : une histoire non écrite puisque l’histoire est écrite par les vainqueurs, une histoire faite de cris étouffés, de soupirs, de tentatives avortées et de désirs mort-nés.
Prenons en conclusion l’exemple du graffiti et mettons le dans notre contexte : le fait d’écrire sur un mur, surtout dans la médina, même une déclaration d’amour, a toujours été, quelle que soit l’époque, une remise en question du pouvoir.
Un jour, en 1996 je crois, la ville de Tunis s’est réveillée sous le choc : tous les murs de la médina avaient été recouverts d’inscriptions faites au charbon ou au fusain. C’étaient des textes de Mahmoud Darwich, d’Abou Nuwas (LE poète du vin de l’époque abbasside) et d’autres auteurs subversifs de la longue histoire littéraire arabe, recouvrant l’espace le plus anciennement sacré politiquement dans une frénésie et une jouissance totale. Le lendemain, tout était repeint.
De tels graffitis, qui ne délivraient pas en eux-mêmes un message politique évident à décoder, se situaient dans une dimension tellement inconnue ici, que les autorités ne savaient pas comment réagir face à pareils trublions faisant leurs gammes sur les murs des espaces isolés dans les banlieues éloignées.
Il n’y a pas de contre-culture graffiti. Et pourtant, il y a des gens qui écrivent, même s’ils sont rares, mêmes s’ils sont inconnus, même si ce n’est qu’une fois.
CPA
Pour une "psychanalyse" du Maghreb: le cas de la Tunisie...
Publié par Le Bougnoulosophe à 12/16/2009
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