De la dialectique du "je" césairien

« Nègre je suis, nègre je resterai », tel est le postulat existentiel et révolutionnaire énoncé par Aimé Césaire lors d’une série d’entretiens qu’il accorda à l’historienne Françoise Vergès en 2005. Le poète est alors au soir de sa vie quand il prononce ces paroles, véritable témoignage non seulement de sa fierté d’appartenir à la culture noire mais aussi de sa volonté de protéger ce lien intime qui le rattache à ses racines afro-antillaises contre toute forme d’aliénation. Sa palabre s’ancre ainsi dans un présent atemporel à la fois actuel et originel – « je suis » sous-entendant elliptiquement « né » - pour se projeter dans un futur hors du temps, éternel, ad infinitum. Et ce faisant, Césaire met au défi quelque civilisateur que ce soit - passé, présent, futur - de lui arracher son essence « nègre », adjectif autrefois maudit dont le pouvoir expressif lui est cher car intrinsèquement imprégné et révélateur de la tragédie du peuple noir. De plus, l’incroyable fougue qui se dégage de son assertion accentue son refus de cette assimilation occidentale qui nie à la fois l’existence et la possibilité d’appartenir à une culture autre. Résistant dans l’âme et fidèle à ses convictions profondément humanistes, Césaire ne cessera donc jamais de clamer sa Négritude, hymne de la culture noire et de la fraternité universelle.

Pour Vergès, il était primordial de publier ces entretiens afin de faire entendre la parole césairienne face au regain dangereux de l’idéologie coloniale au sein de la sphère publique française. La pensée négritudienne du « poète politique » - formule que j’emprunte à François Beloux - constitue en effet un rempart contre la reviviscence contemporaine de la logique civilisatrice française et de ses dérives néocoloniales. C’est pourquoi il nous semble aujourd’hui essentiel de revenir aux sources mêmes de la négritude césairienne en analysant le texte fondateur de l’œuvre littéraire et politique de cette figure tutélaire, à savoir Cahier d’un retour au pays natal.

Publié en 1939, Cahier marque de son empreinte poétique la naissance d’une nouvelle expression artistique caribéenne dont la ponctuation surréaliste rompt avec le carcan littéraire classique français et le doudouisme antillais. Ce texte révolutionnaire à plus d’un égard expose également avec audace une conception anticoloniale du monde – inédite jusqu’alors – qui, comme nous l’apprendra l’Histoire deux décennies plus tard, s’avèrera rétrospectivement un signe précurseur des Indépendances à venir. Consubstantielle de sa poétique surréaliste et écriture engagée, l’ambivalence discursive de Cahier – écrit en prose et non en vers - l’éloigne ainsi de la poésie pour le transmuer en une épopée lyrique relatant les différentes épreuves quasi initiatiques de la quête identitaire du Je césairien. Le texte méta-biographique met ainsi en scène un narrateur-personnage, alter-ego du poète, qui oscille entre sa déploration de la zombification du peuple antillais, incapable de s’extraire de son assujettissement, et sa dénonciation virulente de l’idéologie impérialiste occidentale, responsable de l’acculturation et du déracinement traumatique de ses frères caribéens. La finalité de Cahier demeure néanmoins le dépassement de cette dichotomie. Sa structure repose donc sur une logique dialectique de transfiguration des deux réquisitoires – présentant dans un premier temps l’effet (l’aliénation du peuple antillais) puis dans un second temps la cause (la colonisation occidentale) – en une Négritude libératrice et universaliste. Notre analyse tentera donc d’expliciter la maïeutique négritudienne dans Cahier en disséquant les trois phases de sa dialectique : notre première partie s’intéressera au refus césairien de la victimisation du peuple antillais ; la seconde mettra en exergue le réquisitoire contre la mission civilisatrice ; la troisième traitera enfin de l’Aufhebung poétique, à savoir l’éclosion de la Négritude en tant que célébration de la culture noire émancipée et expression de la fraternité humaine.

Critique et clinique du Mal antillais

La première séquence du mouvement poétique de Cahier correspond à la thèse de la dialectique précédemment énoncée, c’est-à-dire la déploration de la misère et du désespoir antillais. Le narrateur-personnage retourne aux Antilles, sa terre natale, à la fin de ses études supérieures en métropole, et y découvre avec stupeur et dégoût la laideur d’un corps social aliéné, psychologiquement décomposé. A la fois frappé de douleur et de rancœur, le jeune intellectuel dresse alors le portrait spectral de la communauté antillaise qu’il ne reconnaît pas et à laquelle il ne peut s’identifier, ce peuple n’étant plus que l’ombre de lui-même, une présence fantomatique, absente. Ce tableau n’inspire d’ailleurs aucune empathie à l’égard de celui-ci qui, selon le poète, partage avec le colonisateur la responsabilité de sa zombification. Mais encore faudrait-il que la communauté antillaise en ait conscience pour tenter de s’extirper du piège que représente l’assimilation. Puisant sa force dans la rage et le ressentiment, le discours césairien prend ainsi la forme d’un réquisitoire dénonçant la résignation du peuple antillais soumis à l’oppression coloniale, vomissant ces « martyrs qui ne témoignent pas » et qui s’enferment dans « un vieux silence crevant de pustules tièdes ». Le mutisme antillais devient inacceptable car il témoigne de l’hypocrisie, voire de la complaisance, de la victime face à son bourreau. En d’autres termes, Césaire ne laisse aucune place à l’incertitude : soit le colonisé se révolte contre le système colonial et manifeste ainsi son rejet de sa condition d’aliéné, soit il s’emprisonne dans le silence et accepte docilement son statut de subordonné. Malheureusement, le choix du colonisé semble se tourner vers la soumission ce qui constitue une gageure intolérable pour l’auteur et son double poétique.

Afin de transmettre au lecteur son profond sentiment d’abjection, le poète imprègne donc la première partie de son œuvre du champ lexical des pathologies corporelles, et ce d’une façon hyperbolique comme l’indique le passage suivant :

Ici la parade des risibles et scrofuleux bubons, les poutures de microbes très étranges, les poisons sans alexitère connu, les sanies de plaies bien antiques, les fermentations imprévisibles d’espèces putrescibles.

La juxtaposition compressive de tant de termes cliniques dénote ici la présence d’une maladie galopante, en voie de développement exponentiel et non de guérison, tout en connotant le dégoût chez celui qui en est témoin, à savoir le narrateur-personnage et le lecteur en tant qu’observateur de l’univers poétique décrit. Ce dernier est ici tributaire du regard césairien qui lui impose un certain point de vue voyeuriste au sens mulveyiste du terme. Le poète ne cède cependant pas à la tentation manichéiste, n’opposant à la résignation antillaise aucun contre-exemple de peuple paradigmatique de la résistance anticoloniale. Autrement dit, Césaire ne propose aucun modèle à suivre dans les limites de la première phase de son épopée poétique. La révolution haïtienne ne sera en effet mentionnée que plus tard, lors du second mouvement discursif.

Mais la métaphore filée de la pathologie incurable ne s’arrête pas là. Au contraire, elle s’intensifie tout au long de cette sombre entrée en matière au point d’aboutir à l’acte de décès de la communauté antillaise. Le Je césairien ne cesse en effet de répéter l’adjectif « inerte » lorsqu’il présente les traits abjects de cette dernière. Le thème de la mort (culturelle) devient d’ailleurs le leitmotiv majeur du poème, une fin tragique à laquelle nulle culture colonisée ne peut échapper à moins de se rebeller contre l’ordre impérialiste. Or, par son manque de cohésion sociale, le peuple antillais ne semble pas disposer ni être en mesure de résister à l’autorité européenne. Le narrateur-personnage dépeint une population zombifiée, malade de son individualisme au point de ne plus savoir faire corps. Cette incapacité à transformer l’hétérogène en homogène constitue donc le symptôme d’une mort culturelle en devenir : cette « étrange foule qui ne s’entasse pas, ne se mêle pas […] cette foule qui ne sait pas faire foule, cette foule, on s’en rend compte, si parfaitement seule sous ce soleil » revêt - par sa division interne et sa soumission à l’ordre occidental - le linceul de son autodestruction, et ce faisant avorte toute possibilité de construction d’une civilisation.

Face au chaos dans lequel le peuple antillais s’emprisonne, Césaire éprouve une douleur immense qu’il exprime via la voix narrative en un langage poétique des plus virulents comme nous l’avons vu. Mais son ressentiment se transmue, par le biais d’une catharsis régénératrice, en une expiation des fautes du colonisé. Cette volte-face influe donc sur la connotation de l’expression « au bout du petit matin » qui ponctue chacune des strates de la première séquence discursive. L’ambiguïté de son signifié situé dans l’entre-deux-mondes nocturne et diurne permet en effet à Césaire de donner libre cours à son imagination. Il décide ainsi d’en faire, tout au long de cette séquence à l’exception de sa dernière page, le signe linguistique annonciateur de l’effacement progressif de la culture antillaise au bénéfice de l’omnipotence de la culture occidentale : la nuit estompe petite à petit l’antillanité au profit de la lumineuse francité. Cependant, les forces semblent s’inverser à la page 20, le petit matin devenant celui de l’Europe. Cette substitution de signifié correspond au passage transitoire de la première à la seconde phase dialectique, c’est-à-dire aux prémices de la prise de conscience négritudienne : la désaliénation du peuple caribéen ne sera possible qu’au travers d’une déconstruction de la racine du Mal antillais, à savoir l’idéologie coloniale.

Articulation du second réquisitoire césairien ou la déconstruction de l’idéologie coloniale

Ce premier acte cathartique purifie le Je césairien de son amertume à l’égard de la communauté antillaise en lui faisant prendre conscience de l’amour inconditionnel qu’il éprouve pour ce peuple martyr dont il est issu. Le narrateur-personnage se sent alors investi d’une mission, non plus civilisatrice mais émancipatrice, qui aurait pour dessein d’extraire le sujet antillais de sa condition d’objet colonisé. Le second mouvement dialectique de Cahier se transforme donc en réquisitoire contre cette Europe colonialiste qui n’a eu cesse d’exploiter, de tyranniser, et d’annihiler les « sous-hommes » de son Empire. En un élan universaliste, le poète ne se fait pas simplement porte parole de sa communauté opprimée ; il dépasse les divisions intra et intercommunautaires pour faire littéralement corps avec l’ensemble des peuples persécutés par l’ordre occidental blanc. Il entame ainsi sa marche révolutionnaire vers l’émancipation du mis-sous-relation : « ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir ». Cette fusion identitaire entre le Je césairien et le Moi collectif des martyrs se matérialise linguistiquement via la formation composite d’une mosaïque de persona. Le narrateur-personnage revêt ainsi le masque de la multitude exploitée comme l’indique ses autodénominations : « je serais un homme-juif / un homme-cafre / un homme-hindou-de-Calcutta / un homme-de-harlem-qui-ne-vote-pas / l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture / … un homme-juif / un homme-pogrom». Le sujet autobiographique de Cahier recouvre ainsi les traits du héro pourfendeur de l’ordre colonial et salvateur du monde colonisé : « c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche ».

Outre ce phénomène d’identification multiple, le Je poétique s’approprie le monde colonial pour mieux en déconstruire la dynamique tant géographique qu’idéologique. Il met en effet en lumière l’inéluctabilité de son union avec les lieux emblématiques du choc colonial, avec ces « terres rouges, terres sanguines, terres consanguines »: l’Amérique, l’Europe, l’Equateur, l’Afrique, Haïti, la Guadeloupe, la Floride, la Virginie, le Tennessee, la Géorgie, l’Alabama représentent ainsi autant de régions qui, parce qu’elles témoignent de cette histoire tragique au cours de laquelle l’ordre impérialiste occidentale a imposé sa loi à l’hémisphère noire, portent en leur sein le Je césairien. L’exclamation de ce dernier exprime d’ailleurs cette conviction : « pas un bout du monde qui ne porte mon empreinte digitale et mon calcanéum sur le dos des gratte-ciel et ma crasse dans le scintillement des gemmes ! ». Césaire affirme ainsi que la trace coloniale, qu’il personnifie lui-même, sera à jamais inscrite dans ces lieux-famine, lieux-insulte, lieux-torture . Au travers de cette topographie dichotomique opposant l’hémisphère occidental au monde colonisé, le poète démontre l’omniprésence de l’Histoire dans notre univers contemporain. Le passé colonial hante le temps présent, en perturbe le cours via le resurgissement du refoulé. La piste coloniale est donc latente et peut apparaître en tout lieu et à tout moment. La convocation (présente) de Toussaint Louverture, figure héroïque de l’indépendance haïtienne (passée) – « Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois » -, participe d’ailleurs d’une double stratégie césairienne qui tend à provoquer le retour du refoulé dans la conscience du lecteur occidental tout en suscitant l’éveil révolutionnaire des peuples opprimés.

Au-delà de la dénonciation de la barbarie coloniale dans son exploitation inhumaine de la main d’œuvre colonisée, le discours césairien s’attaque également à la mission civilisatrice occidentale responsable de l’aliénation culturelle et de la fragmentation traumatique du Moi colonisé, tant à l’échelle collective qu’individuelle. La révolte du narrateur-personnage y est de plus en plus palpable. Le lecteur est en effet frappé par la recrudescence de la violence verbale qui fait tout à coup irruption dans le poème. L’offense se substitue en effet à la défiance comme en témoignent les extraits suivants : « nous vous haïssons vous et votre raison » ; « qui écorche ma voix ? Me fourrant dans la gorge mille crocs de bambou. Mille pieux d’oursin. C’est toi sale bout du monde. Sale bout du petit matin. C’est toi sale haine ». Il est à noter que l’expression syntaxique se simplifie ici pour privilégier l’agressivité lexicale dont la répétition quasi compulsive de l’adjective « sale » et du substantif « haine » (ou de son verbe « haïr ») suffit à bousculer le lecteur, et à plus forte raison le lecteur métropolitain susceptible d’interpréter ces insultes comme lui étant directement adressées.

Ecœuré par la logique raciste de la pensée occidentale qui, en se fondant sur un raisonnement supposé scientifique, démontre à grands coups de craniomètre que « les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la négrerie », Césaire poursuit son argumentation poétique en analysant les conséquences de ces actes dits civilisateurs sur sa propre personne. Il avoue ainsi sa « lâcheté » et « vanité stupide » quand, étudiant à Paris, il avait considéré avec dédain et moquerie l’un de ses frères noirs. Son regard occidentalisé avait objectivé ce dernier à la manière du colonisateur. La description quasi romanesque de cet épisode autobiographique constitue un second point de rupture au sein de la linéarité du discours poétique. L’aveu de sa trahison fraternelle et la reconnaissance de sa culpabilité permettent en effet à Césaire par l’intermédiaire de son double poétique de prendre conscience des dangers dévastateurs de l’aliénation occidentale, synonyme de la perte du cordon ombilical rattachant le colonisé à sa culture natale. Pour contrecarrer les effets destructeurs de l’acculturation, le Je césairien prône alors la nécessité d’un retour aux sources via l’acte révolutionnaire tant au niveau individuel que collectif. Il exprime d’ailleurs sa propre révélation personnelle en ces termes : « Par une inattendue et bienfaisante révolution intérieure, j’honore maintenant mes laideurs repoussantes ». Il est intéressant de remarquer la présence des trois éléments constitutifs de la dialectique dans cette phrase : la fierté (premier élément positif), la vision occidentale du nègre à laquelle pourrait s’ajouter la vision césairienne de l’acculturation européenne (second élément négatif), la révolution (transcendance du négatif par le positif). L’Aufhebung de cette micro-dialectique accouche ainsi de la Négritude dont le chant se fait entendre tout au long de la troisième séquence de Cahier.

De la descente aux enfers à la révélation apocalyptique

Le troisième mouvement du poème épique correspond à l’Aufhebung dialectique, c’est-à-dire à la révélation de la Négritude et de sa finalité universelle. La chute poétique se transmue en élévation de l’initié qui, après avoir appréhendé dans la douleur le Mal de son peuple antillais et sa racine – la colonisation –, prend conscience, et ce sans le renier, du lien intime qui le rattache au colonisateur à qui il doit sa formation académique, i.e. son masque blanc. Cette scissure littéralement exprimée dans l’aveu « me voici divisé des oasis fraîches de la fraternité » n’est pourtant pas synonyme d’écartèlement. Sous l’effet de la dialectique, elle se transforme au contraire en brèche dans laquelle viennent fusionner les multiples racines culturelles, historiques et géographiques du Je césairien pour aboutir à la constitution d’un singulier universel négritudien. Mais cette identité demeure en constante mouvance, en recherche perpétuelle du point d’équilibre entre ses éléments structurels. Le Je poétique résulte en effet de la somme de l’ensemble des pronoms personnels, en particulier de leur interactivité frictionnelle que le Moi tend tant bien que mal à canaliser. Le sujet semble donc voué à une éternelle quête identitaire car, comme l’affirme Césaire, « la carte du printemps est toujours à refaire ».

Sous la plume du poète, le chaos devient par conséquent source de regain. Césaire enrichit ainsi le parcours initiatique et existentiel de son personnage d’une dimension apocalyptique au sens biblique du terme. La révélation négritudienne naît ainsi de la lutte à la fois interne, via une introspection individuelle et collective, et externe en tant que mouvement de résistance anticoloniale. La phrase suivante métaphorise d’ailleurs ce passage transitoire du chaos à la régénération : « Il y a dans le regard du désordre cette hirondelle de menthe et de genêt qui fond pour toujours renaître dans le raz-de-marée de ta lumière ». Cette représentation poétique excède même le cadre métaphorique pour exprimer une allégorie apocalyptique du renouveau négritudien.

Césaire entame alors le chant révolutionnaire de sa Négritude et revendique sa race dans toute sa complexité car, nous rappelle-t-il, « aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force ». La célébration de cette renaissance est fondamentalement dialectique comme l’illustre l’articulation de ce cri poétique :

Ma Négritude n’est pas une pierre, sa surdité
Ruée contre la clameur du jour
Ma Négritude n’est pas une taie d’eau morte
Sur l’œil mort de la terre
Ma Négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
Elle plonge dans la chair rouge du sol
Elle plonge dans la chair ardente du ciel
Elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.
Eia pour le Kaïlcédrat royal !
Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé.


Césaire transcende ici le positif, à savoir l’essence naturelle de ses frères noirs - « fils aînés du monde » -, et le négatif, i.e. la Raison occidentale et son corrélat spirituel symbolisés par la « tour » et la « cathédrale », en un élan poétique qui sublime la transmutation du noir libéré du carcan dichotomique dans lequel le colonisateur l’avait emprisonné.

De plus, ce dépassement des clivages engendre une prise de conscience de la pluralité culturelle du monde. L’affirmation de la Négritude mène en effet à une communion avec l’univers dans sa globalité, c’est-à-dire avec « l’essence de toute chose ». Or, d’après Césaire, la seule Raison occidentale ne permet pas de percevoir la totalité du monde. Bien au contraire, elle la biaise, aveuglée par l’idéologie civilisatrice dont elle est féconde. C’est pourquoi le Je césairien s’exclame : « Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ! », leur domination n’étant en fait qu’illusion puisque les rendant incapables d’appréhender la réalité dans toute sa diversité. En décrivant avec fierté sa Négritude (re)trouvée, le poète-narrateur-personnage met ainsi en exergue la dimension universelle de son acte à la fois poétique et politique qu’il exprime en ces termes :

vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c’est pour la faim universelle
pour la soif universelle


L’auto-proclamation métaphorique du Je poétique en « bêcheur de cette unique race » accentue sa transformation progressive en héros messianique non seulement du peuple noir mais de l’ensemble de l’humanité persécutée. Le discours de Cahier s’achève donc sur un Aufhebung nous affirme le héro individuel devenu collectif. La Négritude ne constitue donc qu’un moyen transitoire mais nécessaire à l’édification d’une société a-raciale. Jean-Paul Sartre le souligne d’ailleurs dans son essai intitulé Orphée Noire : « Ainsi la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière ». La pensée sartrienne rejoint ici la poétique césairienne dans l’affirmation de cette condition essentielle à l’élévation de l’humanité qui ne se fera que par le truchement négritudien prophétique, annonciateur d’une ère nouvelle car « l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer.»

Comme notre analyse l’a démontré, Cahier d’un retour au pays natal est l’expression poétique de la pérégrination existentielle d’un narrateur-personnage au Je(u) multiple. La structure dialectique du poème permet de distinguer les trois phases initiatiques menant à la prise de conscience de la Négritude du héro, à savoir la déploration de l’aliénation antillaise, la dénonciation de la barbarie coloniale et de sa mission civilisatrice, l’affirmation de la nécessité du retour à la race noire. La Négritude césairienne ne se cantonne cependant pas à la défense et à l’encensement du peuple noir. Elle se veut fondamentalement universelle, s’érigeant contre la pensée impérialiste et prônant une nouvelle marche de l’Histoire libératrice des jougs coloniaux et des clivages raciaux. Mais en acceptant sa part nègre, en la magnifiant jusqu’à en faire l’élément fondateur du mouvement révolutionnaire négritudien, Césaire ne reconquiert-il pas son identité et celle du peuple antillais via une réappropriation du mythe occidental de l’homme noir ? Sa démarche ne s’enracine-t-elle pas dans une illusion fantasmatique, fruit de l’imaginaire colonial que le poète tente pourtant de mettre à bas ? A l’instar de Maryse Condé, « nous demanderons si tout compte fait, il y a refus ». La réponse négritudienne à la question « qui et quels nous sommes? » entretient donc une part d’ambiguïté au point de constituer une aporie interprétative.


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