La Guadeloupe est une île minuscule des Caraïbes de la taille du Grand Londres. Sa population est d’environ 400 000 habitants. La presse internationale ne la mentionne quasiment jamais. Depuis le 20 janvier, elle est le lieu d’une grève générale qui a réussi à faire descendre dans la rue 10% de sa population, ce qui doit être un record mondial. L’appel à la grève a été lancé par le Liyannaj Kont Profitasyon (LKP), que l’on peut traduire du créole par « Collectif contre la “Profitation” » (c’est-à-dire les profits exorbitants).
Le LKP est un collectif de 31 syndicats, partis politiques et associations culturelles qui représentent à peu près l’ensemble de la société civile. La direction est assurée par l’UGTG, un syndicat local indépendant qui a reçu la majorité des voix aux dernières élections prud’homales.
Le LKP a établi une liste de 126 demandes adressées à quatre groupes : les trois échelons de l’Etat (gouvernement national, région et département) ainsi que le patronat. La plupart de ces demandes concernaient des questions économiques. Mais comme l’a indiqué le secrétaire d’Etat chargé de l’Outre-mer Yves Jégo, au-delà de ces demandes économiques existe une crise « sociétale ». C’est une façon polie de dire que la grève n’est pas simplement une grève pour la subsistance. C’est également un mouvement profondément anticolonial. Et c’est cette combinaison-là qui fait que ce qui se passe dans ce petit coin obscure de la planète constitue une clef de la crise mondiale dans laquelle nous nous trouvons tous.
La Guadeloupe est peut-être obscure aujourd’hui mais elle a été un lieu important de l’économie-monde capitaliste depuis 1493, année où Christophe Colomb y a posé les pieds pour la première fois. Aux XVIIème et XVIIIème siècles, c’est devenu l’un des principaux centres au monde de production sucrière et, pour la France, l’une de ses précieuses sources de richesse avec Haïti. Bien entendu, les plantations de canne à sucre avaient recours au travail des esclaves importés d’Afrique, la population indigène ayant été exterminée.
En 1763, lorsque la France et la Grande-Bretagne négocièrent le traité de Paris qui mit fin à la Guerre de Sept Ans, le destin du Canada français et de la Guadeloupe constitua une question majeure. Les Britanniques avaient pris à la France ces deux territoires pendant la guerre mais il fut décidé qu’ils ne pourraient en conserver que l’un des deux, à leur convenance. A l’époque, les deux pays considéraient la minuscule Guadeloupe comme un gros trophée, comme une source majeure de la richesse mondiale. Le Canada, par contraste, souffrait de sa dévalorisation par Voltaire, qui n’y voyait là que « quelques arpents de neige ».
C’est précisément parce que la Guadeloupe avait tant de valeur que la Grande-Bretagne décida de conserver le Canada. Les planteurs de canne à sucre des Antilles britanniques ne voulaient pas de concurrence. De surcroît, le gouvernement britannique voulait faire des économies de troupes au Canada, ce qu’il pensait pouvoir faire si les Français n’étaient plus présents sur place.
La Révolution française provoqua des troubles dans les possessions françaises des Caraïbes et notamment en Haïti et en Guadeloupe. Dans ces deux territoires, des soulèvements d’esclaves se produisirent. Dans ces deux territoires, les propriétaires français de plantations paniquèrent, en particulier une fois que les Français mirent fin à l’esclavage en 1794. Les planteurs se tournèrent alors vers les Britanniques pour être secourus. Dans ces deux territoires, les Français chassèrent les Britanniques, réprimèrent les rébellions et, dans la foulée, réinstaurèrent l’esclavage.
Contrairement à Haïti, toutefois, la Guadeloupe demeura colonie française. Retour à la normale.
Puis arriva 1848 et une nouvelle révolution en France. Et une nouvelle fois, la fin de l’esclavage, dont le grand protagoniste fut Victor Schoelcher, ministre du gouvernement provisoire. Comme Lincoln en 1863 aux Etats-Unis, Schoelcher décida d’abolir l’esclavage par décret car il savait bien qu’il ne pouvait l’obtenir par les voix du Parlement. Cette fois-ci, cependant, l’acte juridique ne fut pas abrogé, alors même que le gouvernement provisoire auquel appartenait Schoelcher était remplacé par un gouvernement bien plus conservateur.
L’esclavage fut déclaré illégal en Guadeloupe (comme ailleurs) mais pendant presque un siècle l’économie ne changea que très peu. Les plantations continuaient de produire du sucre de canne, les propriétaires blancs continuaient d’engranger les profits et les anciens esclaves continuaient d’être très mal payés. Pour aggraver le tout, leur misérable paye devenant trop coûteuse pour les planteurs, ils se voyaient en partie remplacés par des travailleurs asiatiques nouvellement importés. Le chômage devint endémique et l’est resté jusqu’aujourd’hui.
Après 1945, dans le sillage des mouvements anticoloniaux partout présents, le gouvernement français intégra la Guadeloupe pour en faire un département d’outre-mer, présumé à égalité avec les autres départements métropolitains. Mais, économiquement, elle se retrouvait plus dépendante que jamais des largesses de Paris. La canne à sucre avait épuisé les terres et le tourisme devenait la nouvelle base de l’économie. La population guadeloupéenne vivait dans une économie qui procurait des payes bien inférieures aux standards de la France métropolitaine mais où le coût de la vie était bien plus élevé en raison du contrôle exercé sur l’import-export par quelques grands quasi-monopoles, propriété des Blancs.
C’est cela qui a provoqué la double explosion contre la « profitation » et contre ce qui continue d’être perçu comme un esclavage de fait. Que veulent les habitants de la Guadeloupe ? Leur toute première demande sur la liste est d’obtenir 200 euros de plus par mois pour les personnes payées au salaire minimum et pour les retraités percevant le minimum-vieillesse. Etant donné l’ampleur de la grève, il semble qu’ils puissent obtenir ces 200 euros, malgré l’opposition féroce d’une grande partie du grand patronat. Il est demandé à celui-ci de contribuer à hauteur de 50 euros sur les 200 ; il a proposé d’aller jusqu’à 10 euros. Le gouvernement français devra probablement lui forcer la main pour qu’il accepte cette demande-là, mais probablement pas la longue liste des autres demandes.
Mais quid de la crise « sociétale » ? Une modalité historique de poursuivre la quête anticoloniale a été la demande d’indépendance formelle. En Guadeloupe, les mouvements populaires ont été réticents à faire cette demande. Ils ont bien vu le pouvoir réel limité des Etats indépendants partout dans le monde, surtout aux alentours. Le destin de Haïti n’est pas attirant. Mais ils veulent bel et bien un profonde transformation sociale : la fin du pouvoir économique et social de la petite minorité blanche et une forme pratique d’égalisation.
Quand, au milieu d’une catastrophe économique planétaire, demandes économiques et « sociétales » se rejoignent, c’est un puissant cyclone qui se lève. Et ce ne sont pas les quelques nationalisations de quelques banques dans quelques pays riches qui permettront de l’arrêter. Jusqu’à présent, la Guadeloupe (et ailleurs) est restée relativement pacifique dans ses protestations. Mais les cyclones ont l’art de devenir bien plus violents.
Immanuel Wallerstein
Le paradigme gadeloupéen
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