La Marche des Beurs : un bilan amer...

Le 3 décembre 1983, environ 100.000 personnes accueillent à Paris la Marche pour l'égalité et contre le racisme, partie de Marseille en octobre en petit comité. Vingt-cinq ans plus tard, les manifestations se font rares pour évoquer cette mobilisation inédite de la «génération beur».

Moment de liesse et d'espoir de courte durée, la Marche symbolise dans l'histoire de France de l'après-guerre la première prise de parole collective des enfants d'immigrés. Dans un documentaire de 1993 reste culte, Douce France, la saga du mouvement beur, Mogniss H. Abdallah, fondateur de l'agence d'information et d'archives IM'média, s'interroge sur la manière dont cet événement, encadré en amont par les émeutes des Minguettes et en aval par les affrontements à l'usine Talbot-Poissy, s'est inscrit dans la mémoire des luttes de l'immigration.

La Marche des Beurs ne prend pas forme par hasard. En février 1980, Abdelkhader Lareiche, 15 ans, est tué par un gardien d'immeuble à Vitry-sur-Seine; en octobre 1980, Lahouari Ben Mohamed, 17 ans, est tué par un CRS dans les quartiers nord de Marseille; en juillet 1983, Toufik Ouanes, 9 ans, est tué d'un coup de carabine par un voisin excédé par le bruit. Les crimes racistes se multiplient sur fond d'affrontements incessants entre la police et les jeunes issus de l'immigration.

Dès 1979, les «premières» émeutes éclatent en 1979, à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue de Lyon. À quelques kilomètres de là, aux Minguettes à Vénissieux, les voitures flambent lors de l'été 1981. On parle de rodéos. Les violences se répandent dans le département du Rhône. Avec les élections municipales de mars 1983, le Front national devient une force politique nationale. Le climat politique délétère ne tient pas qu'à la percée de l'extrême droite. Quelques mois plus tôt, en décembre 1980, le maire communiste de Vitry-sur-Seine, Paul Mercieca, ordonne la destruction au bulldozer de l'escalier d'un foyer de travailleurs immigrés.

En janvier 1983, Pierre Mauroy, premier ministre, déclare à propos des grévistes de Renault-Flins: «Les travailleurs immigrés sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises.» La législation sur l'entrée et le séjour des étrangers en France se durcit, de son côté, depuis 1974, avec l'arrêt de l'immigration de travail, en écho à la crise économique.

Un mouvement confisqué

C'est dans ce contexte qu'au printemps 1983, des jeunes des Minguettes font une grève de la faim et créent une association aux revendications mixtes (arrêt des violences policières et réhabilitation de leur quartier). Parmi eux, Toumi Djaidja, sur lequel un policier tire en juin 1983 le blessant au ventre.

«Sur son lit d'hôpital, écrit Mogniss Abdallah dans un article de Plein droit, la revue du Gisti, Toumi se demande quoi faire pour sortir de l'isolement et de la haine réciproque. Lors d'une discussion avec Christian Delorme [le curé des Minguettes], surgit alors l'idée de s'adresser à la France entière par une grande marche, comme celles de Gandhi ou de Martin Luther King. L'idée séduit d'emblée les jeunes, qui veulent démarrer la Marche sans attendre. Christian Delorme leur demande un peu de patience. Une initiative d'une telle ampleur, ça s'organise. Les jeunes acceptent à contrecour et délèguent l'organisation à la Cimade de Lyon, ainsi qu'au MAN (mouvement pour une alternative non violente). Christian Delorme et le pasteur Jean Costil obtiendront l'appui des réseaux chrétiens, humanistes et anti-racistes qui avaient permis à leur grève de la faim d'avril 1981 contre les expulsions d'aboutir.»

La Marche traverse la France. Elle «rassemble Français et étrangers, Tunisiens, Algériens ou Marocains, ceux dont les parents furent FLN et ceux dont les parents furent harkis, des garçons et des filles, des laïcs, un prêtre et un pasteur, des travailleurs sociaux, des journalistes et des chômeurs», comme l'indique Frédérique Matonti, professeure de sciences politiques à l'Université Paris 1 (CRPS/CNRS) dans un article de la revue Vacarme: «Elle croise encouragements et insultes racistes, frôle l'agression à plusieurs reprises (c'est par ailleurs au même moment qu'Habib Grimzi est défenestré du train Bordeaux-Vintimille par trois légionnaires) et, tous les soirs, débat avec les habitants des villes qu'elle traverse, de plus en plus nombreux au fil des semaines.»

Les médias sont séduits par l'ampleur du mouvement et par l'énergie qui le porte. L'exécutif aussi. La ministre des affaires sociales, Georgina Dufoix, promet des mesures pour lutter contre le racisme. François Mitterrand reçoit des marcheurs à l'Élysée et annonce la création de la carte de dix ans pour les étrangers.

Mais «trois semaines seulement après l'euphorie de la Marche, les affrontements raciaux entre grévistes et non-grévistes à Talbot-Poissy sonnent déjà le glas de l'idylle», comme l'écrit Mogniss Abdallah. Des marcheurs se rendent sur place, là même où leurs pères en grève se voient crier «au four» et «à la Seine» par la maîtrise française, sur fond de Marseillaise.

Une deuxième Marche est organisée l'année suivante, sous le nom de Convergence 1984 pour l'égalité. Soucieux de rester en phase avec la jeunesse, les responsables politiques de gauche tissent autant de liens qu'ils le peuvent avec les nombreuses associations nées dans l'effervescence de la mobilisation. Jusqu'à confisquer le mouvement, en imposant l'hégémonie de SOS-Racisme dans l'espace public. Vingt-cinq ans plus tard, le bilan est amer: les leaders associatifs ont beau être écoutés, ils n'ont que rarement intégré les équipes municipales, y compris en Seine-Saint-Denis.

Carine Fouteau

Aucun commentaire: