«Renouer les fils de l’histoire, ce n’est pas simplement une nécessité d’ordre intellectuel; c’est aujourd’hui une exigence d’ordre éthique, elle a sa répercussion sur tous les actes de la vie quotidienne de chacun de nous, sur toutes les représentations que nous nous donnons de nous-mêmes. C’est une exigence qui conditionne l’intégrité de notre être, la cohérence de notre système de relation avec nous-mêmes, c’est-à-dire avec nos semblables ou nos homologues, avec ceux dont nous avons été séparés par le fait de l’immigration et, pour finir avec nos contemporains du même lieu, la société d’immigration» (Abdelmalek Sayad)
Dans un passage célèbre de «Généalogie de la morale», Nietzsche parle de la faculté active d’oubli, il compare cet oubli à une digestion de la conscience et explique que la conscience est un estomac qui digère plus ou moins bien. Mais à cette faculté d’oubli, et on a vite fait de l’oublier, il oppose la mémoire, qu’il définit comme la capacité à tenir ses promesses, « continuité dans le vouloir», qu’il lie à la notion de responsabilité : « l’homme souverain, l’individu qui n’est semblable qu’à lui-même, l’individu affranchi de la moralité des mœurs, l’individu autonome et supramoral, bref l’homme à la volonté propre, indépendante et durable, l’homme qui peut promettre ». Dont acte, l'Européen d'aujourd'hui n'est pas un homme du ressentiment, nous dit-on, mais alors quel est donc l’état de la mémoire et de la responsabilité de l’Europe et des Européens ? Quelles promesses ont été tenues ? De quel accomplissement peuvent-ils se prévaloir ? A ces questions, beaucoup de dérobades, des fanfaronnades à n'en plus finir et peu de réponses. Une fois n'est pas coutume, inversons les rôles, ils ne peuvent se représenter, nous les représenterons . Que voyons-nous ? Glorification de soi et auto-célébration - même quand on feint de s’accuser -, qui est un mépris des autres par défaut, faculté d’oubli à géométrie variable, liturgie nationale, invention de la tradition. Ni honnêteté ni responsabilité ! Qui nous parlera de l'autonomie relative - très relative - du champ des historiens ? Ils ne sont pas nombreux les historiens, qui comme Vidal-Naquet, sont traîtres face à tous les dogmes. L’Histoire est décidément trop sérieuse pour être simplement confiée aux historiens… Nous n’avons vu jusqu'ici qu’arrogance, cynisme et hypocrisie, les promesses n’engagent que ceux qui les croient. «Mission civilisatrice », «Universalité» et «Progrés» ne furent qu’écran de fumée, cargaison d’idéalisme en toc, travestissements héroïques, crécelles grandiloquentes... Comment définir l’Histoire alors ? La manière la plus commune et la plus naïve fait de celle-ci « la reconstitution de ce qui s’est vraiment passé » (1). C’est oublier que les faits historiques sont choisis et découpés (par qui ? pourquoi ? et suivant quels critères objectifs ?), c’est oublier aussi que l'Histoire est traversée de présupposés idéologiques implicites (la violence épistémique vis-à-vis des dominés!) et qu’il n’est pas de science, comme l'épistémologie nous l'apprend, sans grille de lecture, perspective et hypothèse... C'est oublier surtout que l'objectivité absolue est un mythe, et qui plus est, tendancieux ! Finalement, pour rendre compte du passé, la posture modeste s'impose, le travail de l’historien n’aboutira qu’à une reconstitution partielle et imparfaite de celui-ci. A tout prendre, s'il fallait définir le passé en toute honnêteté, il s'agirait de la conscience des faits historiques du passé à la lumière du présent, le présent, lui-même, n’est pas né ex-nihilo, il est le produit de l’Histoire (2), n'est-ce pas là un merveilleux exemple de raisonnement circulaire ? Quoi qu'il en soit, cela démontre la pertinence de l’hypothèse postcoloniale - un inconscient collectif travaille nos sociétés et les représentations sont, elles aussi, construites par l'Histoire -, car si le passé n'était que le passé, il ne vaudrait pas cinq minutes de notre temps. Alors, comme la vache, ruminons, puisque de ce passé rémanent, il n'est pas question de faire table rase !
(1) A l'inverse de la définition minimaliste de Ranke, pour Paul Veyne, « les faits historiques n'existent pas isolément, en ce sens que le tissu de l'histoire est ce que nous appellerons une intrigue, un mélange très humain et très peu « scientifique» de causes matérielles, de fins et de hasards; une tranche de vie, en un mot, que l’historien découpe à son gré et où les faits ont leurs liaisons objectives et leur importance relative: la genèse de la société féodale, la politique méditerranéenne de Philippe II ou un épisode seulement de cette politique, la révolution galiléenne. Le mot d'intrigue a l'avantage de rappeler que ce qu'étudie l'historien est aussi humain qu'un drame ou un roman, Guerre et Paix ou Antoine et Cléopâtre. »
(2) « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur propre mouvement, ni dans des conditions choisies par eux seuls, mais bien dans les conditions qu'ils trouvent directement et qui leur sont données et transmises...» (Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte)
Le passé c’est le passé, vraiment ?
Publié par Le Bougnoulosophe à 10/22/2008
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