La reductio ad antisemitum

Qu'ont en commun Bourdieu, Chomsky, Morin, Mermet, Badiou, les Français d'origine algérienne (n'est-ce pas Boualem Sansal?)...., voire même l'ensemble du monde arabo-musulman (si le grand mufti de Jérusalem n'avait pas existé, on l'eut inventé!), ceux qui ont l'outrecuidance de critiquer les États-unis (ne parlons pas même d'Israël!), l'Afrique, le Tiers-Monde depuis le sommet de Durban... ? Eh bien ils sont ou ont été soupçonnés, peu ou prou, d'antisémitisme. L'anathème des anathèmes. L'équivalent sur le champ politique de la pédophilie dans la sphère sociale... Cela vous détruit un homme et c'est fait pour! Le malheur des stratèges à la très courte vue, qui en usent immodérément, dont le grotesque dispute à la bêtise, c'est qu'à force de l'employer à tort et travers, le terme ne signifiera bientôt plus rien, il sera totalement dévalué... Qui à ce jeu a le plus à perdre et le plus à gagner?

C’est un peu le pendant de ce fameux reductio ad Hitlerum dû à Leo Strauss - l’essayiste préféré des néocons-, qui, en latin de cuisine, signe la mort d’un dialogue lorsqu’un des débatteurs –ou souvent les deux- décide pour couper court à l’argumentaire de son adversaire que celui-ci, le discours comme l’homme, ressortit du totalitarisme nazi (la variante stalinienne est aussi très appréciée des habitués des forums quoique, bizarrement, la reductio ad Stalinum semble inusitée : je la crée donc et vous autorise à me l’emprunter). Dans le même ordre idée, ce que je nommerais l’argument Abraham consiste à disqualifier un contradicteur au motif qu’il serait antisémite ou, par extension, d’une façon l’autre, raciste. Evidemment, tout comme la reductio ad Hitlerum quand l’adversaire est un fasciste assumé, l’argument Abraham ne présente aucun intérêt rhétorique face à un antisémite notoire ou à un quelconque raciste qui se revendique comme tel ou dont l’appartenance à un groupe farouchement identitaire, une faction communautariste ou un parti nationaliste est connue. Quoique éminemment spécieux, l’argument Abraham ne devient pertinent qu’assené à un contradicteur de bonne foi, qui combat les idées de l’être humain qu’il a en face de lui et non pas l’être humain lui-même, encore moins ses singularités ethniques, culturelles ou religieuses. Même dans le cas où celles-ci seraient excipées comme argument d’autorité, le critique de bonne foi remettra en question la prétendue supériorité d’une « race », d’une religion, d’une culture, mais pas la « race », la religion ou la culture de l’interlocuteur soi-même (par exemple, si je rejette l'affirmation péremptoire que le christianisme est la religion supérieure à toutes les autres, je ne rejette pas la personne du chrétien, etc.).A la lumière de ce qui précède, l’argument Abraham consiste donc à déclarer, pour mettre la bien-pensance comme la morale de mon côté ou du moins pour tenter de le faire, que celui ou celle qui conteste mon discours ne le fait pas au nom de sa propre raison politique indépendamment de mes propres particularités ethnico-religieuses, mais aussi ou, pire, spécialement à cause de ces particularités.Ainsi, tout récemment, l’umpiste Roger Karoutchi, après avoir assimilé l’attitude présente des journalistes -on notera l’amalgame : tous les journalistes se valent (comme tous les Juifs ?)- à celle de « la presse des années 30 » (intégralement antisémite ?), n’a pas hésité à comparer Nicolas Sarkozy au rad-soc Jean Zay, « mi juif, mi protestant », cible des Cagoulards, Camelots du Roi et autres Croix-de-Feu, qui n’approcha jamais, même de loin, le pouvoir personnel qui est celui de l’actuel Président de la République, jusqu’à la preuve administrée du contraire cible de railleries ou d'attaques motivées plutôt que de milices extrémistes. On aura compris l’astuce : on ne critique pas les initiatives du Président parce qu’elles sont irréfléchies, non abouties, inappropriées, mais parce que le Président est juif (enfin, en partie, mais ça suffit à le diaboliser, n’est-ce pas ?). Par conséquent, on est prié d’approuver toutes les lubies sarkoziennes sauf à passer pour un antisémite, « affreux », cela va sans dire.Une telle sophistique tend à devenir très tendance, si on se souvient que les contestataires des méthodes aussi autoritaires que cavalières de Rachida Dati se firent taxer il y a peu de crypto-racistes ou d’anti-musulmans tandis quaujourd’hui, Rama Yade, la sous-ministre aux Droits de l’homme, en campagne pour les municipales à Colombes, n’hésite pas à dénoncer « cette gauche (…) qui s’en prend à moi parce que je suis noire ».Ouch ! voilà la gauche frappée de l’infâme sceau du racisme parce qu’elle n’approuve pas les positions politiques de madame Yade, laquelle révèle ingénument ainsi à quel point elle est convaincue jusqu’au fanatisme de ses choix en la matière puisque ceux-ci étant inattaquables par définition –comment pourrait-on ne pas être sarkozyste ?-, l’adversaire désemparé, naturellement sans idées ni programme, ne peut en désespoir de cause ne s’en prendre qu’à son physique (au demeurant agréable, mais j’arrête là, car je sens que je flirte avec la condescendance machiste). Quoi qu’il en soit, si vous voulez être sûr d’avoir toujours le dernier mot tout en renvoyant vos adversaires rouges de honte dans les coulisses, fouillez bien à fond votre généalogie de sorte d’y découvrir au moins un ancêtre issu d’une quelconque minorité persécutée, situation plus courante qu’on ne le suppose souvent, et n’hésitez plus ensuite à sortir l’argument Abraham à chaque fois que vous vous sentirez mis en difficulté.

Mathias Delfe

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