Gaza, vu de l'intérieur

Qu’éprouver d’autre sinon « la honte d’être un homme » (Primo Levi) devant le triste spectacle de la situation faite aux palestiniens aujourd’hui? Que peuvent éprouver les citoyens d’un Etat qui se veut l’héritier moral de la Shoah ? Etat qui a créé une prison à ciel ouvert, un ghetto de Varsovie gigantesque, qui déshumanise la population palestinienne par l’humiliation au quotidien, qui se rengorge de ses soixante ans d’existence, occultant qu’il s’est fait au détriment d’un autre peuple, et par l’épuration de celui-ci (La Naqba !), qui a fait de cette population dans sa totalité, de manière officielle, « une entité ennemie », dont il exécute ou emprisonne qui bon lui semble, qui a fabriqué méthodiquement des kamikazes pour ne plus avoir à répondre de la vie (cfr "le biopouvoir") … Sinon la « honte d’être un homme » !

La lettre que nous publions ici - datée du 22 janvier 2008 - permet de sentir de l’intérieur dans quel état de détresse se trouvait la population bouclée dans cette angoissante prison dont « Israël a jeté la clé à la mer » * alors que le mur de la honte de Rafah n’était pas encore tombé.

« Nous sommes étranglés, et souffrons atrocement de cet étranglement. Aujourd’hui, trois mille femmes et enfants sont allés à la frontière égyptienne supplier les gardiens de laisser les malades se rendre en Egypte. Les militaires égyptiens les ont attaqués, frappés à coup de matraques, aspergés d’eau et de gaz lacrymogènes. Gaza est entièrement bouclée comme vous savez. C’est une situation indescriptible. Il y a des malades et des blessés qui meurent faute de médicaments. Il n’y a ni essence, ni mazout. La livraison qu’Israël a autorisée le 21 janvier n’est pas suffisante ; on ne peut faire redémarrer la pompe de la station d’électricité. Nous avons urgemment besoin d’aide. Nous n’avons pas de médicaments, plus de nourriture, plus de réserve d’eau. Les étals des épiceries sont vides. L’électricité est coupée. On est en train d’économiser ce qui reste de gaz dans la bonbonne. Tout dépend de l’électricité, et donc du mazout. L’eau qui sort du robinet ne peut venir que de l’électricité. Comme Israël nous prive de mazout, il n’y a pas d’électricité et pas d’eau potable. L’approvisionnement en eau, ainsi que l’évacuation des eaux usées, qui dépendent du raccordement au réseau d’électricité, ne sont plus assurés depuis longtemps. D’ici à demain nous allons nous effondrer si rien ne change. Notre réserve d’eau est terminée. Nous irons chez le voisin. Et le voisin sera dans la même situation que nous. Sans mazout pour faire fonctionner les générateurs, les stations de filtrage sont toutes au point mort. Depuis qu’Israël l’avait bombardée en 2006, la centrale électrique ne fonctionnait plus qu’au minimum de ses capacités. Mais là, nous sommes à sec. Si rien ne se passe dans les heures qui suivent, nous allons mourir de soif. Nous pensons qu’Israël a un plan précis. Qu’il fait tout ce qu’il fait pour tenter de nous pousser à forcer les portes, pour nous voir nous enfuir en Egypte. C’est leur manière de se débarrasser de nous.Nous sommes maintenant tout à fait conscients qu’en coupant l’eau et les vivres, Israël veut nous étrangler. Ne pouvant pas nous massacrer tous en une seule fois, on nous coupe les vivres et l’eau. Ainsi, croient-ils que, poussés par la faim et la soif, nous finirons par fuir en masse. C’est ce que les Israéliens appellent transfert. Il y a des jeunes qui pensent s’en aller pour toujours si la frontière s’ouvre. Aller n’importe où pour échapper à cet enfer.Moi, je ne partirai pas. Fuir pour nous retrouver parqués dans des poubelles éternellement, comme nos frères parqués depuis 60 ans dans des camps de réfugiés au Liban ? Non ! Regardez les réfugiés au Liban ou en Jordanie ! Que fait-on pour les sortir de là, où on les a enfermés ? Ici, même sous les bombes, on se sent encore chez nous. Cela est un sentiment essentiel. Car même si, ici à Gaza, on vit en enfer, on a encore pu sauvegarder notre dignité. Nous demandons aux journalistes qui viennent à Gaza de se comporter en humains. De cesser de cacher au monde la vérité, sur ce qu’Israël nous fait subir. Il y a ici un peuple qui est en train de mourir, de faim, de soif, de maladie, de misère. Ce peuple demande peu de choses : que sa souffrance et l’injustice qu’il subit soient reconnus ; que la simple vérité soit dite en montrant les images atroces qui parlent d’elles mêmes. Sinon, qui peut croire ce que nous disons ? Nous sommes des êtres humains, pas des « terroristes ». Nous avons les mêmes droits que les citoyens de vos pays. Nous demandons aux médias de cesser de cacher à l’opinion le fait qu’Israël durcit toujours plus ses punitions, et qu’il est en train de nous affamer, de nous faire mourir de soif, parce que nous avons voté en faveur du Hamas contre les gens du Fatah. Nous sommes étranglés par le blocus, économiquement ; nous sommes étranglés humainement ; nous sommes étranglés de toutes les façons par les Israéliens. Mais quoi qu’ils fassent et aussi longtemps qu’ils nous écrasent et nous enferment, ils ne parviendront qu’à augmenter notre résistance. Jamais les Israéliens n’arriveront à arrêter les tirs de roquettes en agissant de cette manière cruelle. Chaque action punitive de la part d’Israël entraînera une réaction de notre part. Quand un chat est poussé dans le coin, il se transforme en lion. Le blocus que nous subissons n’a pas commencé le 17 janvier, comme le disent les médias. Nous subissons le blocus israélien depuis deux ans. Notre situation est rendue encore plus difficile parce que nous sommes également soumis aux sanctions économiques de l’Union européenne. Ce qui a aggravé notre sort est que nous sommes aujourd’hui bouclés de manière totalement hermétique. Nous attendons un miracle. On est toujours partagés entre l’espoir et le désespoir. Parfois on est désespérés à l’idée que jamais Israël ne se verra contraint à nous rendre notre liberté ; parfois on a l’espoir que les portes vont s’ouvrir. En ce moment, on voit que nos voisins arabes ont commencé à manifester et à appeler leurs gouvernements à réagir. En même temps, nous savons que les dirigeants arabes ne feront que des déclarations de façade. Vous savez que Moubarak s’est associé à Israël pour maintenir fermé le passage vers l’Egypte. Que peut-on attendre d’un Moubarak qui, aujourd’hui, a envoyé des soldats en renfort pour tirer sur des mères venues demander qu’on laisse sortir les malades et les blessés que l’on ne peut soigner à Gaza et qui sont promis à une mort certaine ? Israël veut nous faire disparaître. Mais jamais il ne réussira. Jamais. Même s’il parvient à nous tuer tous, en nous privant d’eau et de nourriture, d’autres Palestiniens en Cisjordanie et dans le monde se battront pour continuer de faire exister Gaza. Je crois que ceux qui viendront après nous se vengeront contre ces colonisateurs israéliens qui nous ont coincés sur notre sol. Quoi qu’ils fassent ils n’arriveront jamais à se débarrasser de nous, les natifs Palestiniens. » (Fin de la lettre)


Post scriptum.
Ce récit, sobre mais précis, est capital. Au moment où il a été écrit, son auteur ignorait que des Palestiniens étaient en train d’ouvrir une brèche dans le mur qui permettrait à toute cette population captive et affamée d’aller se ravitailler en dernier recours en Egypte. Mais il avait pleinement conscience de cette donnée effrayante, à savoir qu’en coupant l’eau et les vivres, Israël voulait les conduire au pire : à l’exode. C’est-à-dire, finir le « transfert »
Les Palestiniens gardent toujours présente à l’esprit la manière avec laquelle les groupes terroristes juifs, après avoir massacré les habitants du village de Deir Yassin, en 1948, ont provoqué une panique générale qui a abouti au déracinement de 900’000 Palestiniens. Ces derniers, terrorisés, ont fui pour sauver leur vie, ce qui a permis aux colons juifs de s’installer sur les terres arabes et d’y créer Israël.
C’était une expulsion méthodiquement planifiée, une « épuration ethnique », qu’Israël a appelé « transfert » volontaire. Et, pour mieux tromper le monde, il a prétendu que c’étaient les leaders arabes qui avaient donné l’ordre aux Palestiniens de fuir.
C’est le même scénario qui se répète aujourd’hui. Comme en 1948, la propagande des autorités israéliennes, reprise par de nombreux chroniqueurs dans le monde, laisse entendre que ce sont les leaders palestiniens (du Hamas) qui ont organisé « un coup de force » qui a fait tomber le mur et entraîné une ruée vers l’Egypte ; en d’autres termes, on attribue à nouveau aux leaders Palestiniens la responsabilité d’un exode qui, en réalité a été provoqué par des conditions intolérables imposées par Israël. [1]
Depuis fin novembre 2007, les forces d’occupation militaire israéliennes ont multiplié les actes de terreur contre la population de Gaza, par ciel, mer, terre, laissant presque chaque jour des cinquantaines de blessés et des dizaines de morts. Cette terreur a encore été accrue par l’interdiction de toute entrée de ravitaillement ainsi que des camions transportant des médicaments, et l’interdiction de laisser partir les blessés graves pour être soignés en Egypte.
Pour la population de Gaza, il ne fait aucun doute qu’il s’agit, comme en 1948, d’un processus délibéré et calculé destiné à pousser les gens à la folie ; et qu’Israël est en train de mettre à exécution la même politique qu’en 1948 ; qu’il s’agit de les affamer, de faire usage de la force militaire et des techniques de la guerre psychologique pour créer un fort sentiment de peur en espérant que, sous l’effet de la panique et le stress, à la moindre ouverture, les gens se précipiteraient hors de Gaza.
Israël a fait ce qu’il a fait et maintenant il va manipuler les choses de manière à s’en laver les mains. Des officiels israéliens ont déjà affirmé que c’est l’affaire de l’Egypte de ravitailler Gaza.
L’objectif des stratèges israéliens serait vraisemblablement de parvenir à ce que les natifs de Gaza, une fois repoussés vers l’Egypte, ne soient plus comptés comme Palestiniens ; et que les réfugiés ayant un droit de retour sur les terres d’où ils ont été expulsés une première fois en 1948, aillent s’établir eux aussi en Egypte donc s’ajouter aux millions de réfugiés qui croupissent dans des camps en Jordanie, en Syrie, au Liban.
Il y a fort à craindre que le calvaire de Gaza ne fasse que commencer.
* « Gaza, est une prison » dans laquelle Israël a enfermé les gens et ensuite « jeté les clé à la mer » est l’image utilisée par John Dugard, professeur de droit.

[1] Il s’agit, pour les commentateurs qui soutiennent les positions de l’occupant israélien, de laisser entendre que ce sont les leaders du Hamas qui ont poussé les gens à partir. Comme c’est illustré ici : « L’idée brillante qu’ont trouvée les dirigeants du Hamas à Gaza, ça a été de se faire porter sur la frontière égyptienne pour y fraterniser avec l’armée, pour ouvrir la frontière et pour ainsi donner le sentiment que la libération venait du sud. Cette opération a été menée de main de maître ; bien sûr, la population s’y est prêtée avec enthousiasme étant donné les restrictions auxquelles elle est soumise ; mais c’était une opération commandée, organisée par la direction du parti ». Et d’ajouter ce commentaire montrant qu’Israël voit, lui, un intérêt dans l’exode de Gaza : « … Par peur d’une fraternisation totale de l’armée égyptienne et des manifestants palestiniens, le gouvernement du Caire a cédé, a ouvert sa frontière ; peut être celle-ci sera-t-elle ouverte en permanence ce qui fera peser sur l’Egypte la responsabilité de ravitailler l’enclave ; les Israéliens le souhaiteraient à la limite… ».



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