Bonne année 516 !

Savez-vous que 1492 eut pu être l’un des plateaux (" une région continue d’intensités... " ) cher à Deleuze et Guattari ...? Qui écrira ce chapitre oublié de "Mille plateaux"?

Nous vous souhaitons une excellente année 516 ap. la G.C., LA GRANDE CATASTROPHE.
Notre calendrier indigène commence en effet en 1492 du calendrier chrétien.
1492 : « Découverte du Nouveau Monde » ? Non, instauration d’un nouvel ordre mondial : génocide des Indiens, déportation des Africains et esclavage, colonisation, émergence des rapports sociaux de races.
1492 : Début de la modernité ? Non, moment inaugural du processus de dé-civilisation du monde.
1492 : Démonstration de la supériorité européenne ? Non, moment fondateur d’une puissance économique, technologique, politique et culturelle européenne, grâce à l’or des Amériques ; plus tard, des richesses de l’Afrique, du monde arabe et de l’Asie.
Ce passé est notre présent : Françafrique, impérialisme, colonialisme, sionisme, « guerre des civilisations », fracture raciale…

Les puissants ont imposé au monde une lecture de l’histoire européo et blanco-centrique. Les autres peuples n’auraient pas d’histoire antérieure à leur rencontre avec le monde blanc. Depuis, ils ne seraient que les auxiliaires d’une histoire qui se construit en dehors d’eux.
Nous fêtons aujourd’hui, le premier jour de l’année 516 ap. la G. C., calendrier de l’ère coloniale, parce que la décolonisation passe nécessairement par un renversement radical de la perspective dominante : la lecture de l’histoire est un rapport de force politique.

Alors, bonne année, mais bonne année 516 !

1 commentaire:

Anonyme a dit…

1492 ne correspond pas seulement à la découverte de l'Amérique par Christophe
Colomb, ce navigateur gênois aux services des Rois Catholiques, Isabelle de
Castille et Ferdinand d'Aragon (les deux royaumes d'Aragon et de Castille
avaient fusionné en 1479). Il est même à peu près sûr que les souverains
d'Espagne n'ont pas accordé beaucoup d'intérêt à ces nouvelles terres explorées
en leur nom. En 1492, ce qui est important à leurs yeux, c'est d'avoir achevé
la Reconquista (la Reconquête de toute l'Espagne sur les Arabes musulmans) en
réalisant la prise de Grenade, dernier Etat musulman d'Espagne au sud de
l'Andalousie. C'est l'esprit de croisade qui anime les souverains d'Espagne,
dans un climat d'intolérance religieuse poussée à l'extrême. A cette époque,
l'unité politique de l'Espagne passe même après l'unité religieuse chrétienne.
Et cette unité religieuse eut des conséquences extrêmement graves en
aboutissant, quelques semaines plus tard, à l'expulsion de 150 000 Juifs
d'Espagne qui se réfugièrent en Afrique du Nord en terre d'Islam pour donner
naissance à la communauté sépharade. Les Musulmans convertis de force au
christianisme, appelés morisques, furent à leur tour expulsés en 1609.
D'ailleurs le pape Sixte IV avait délégué son autorité religieuse en permettant
aux souverains d'Espagne de contrôler eux-mêmes les tribunaux religieux de
l'Inquisition en Espagne, chargés de vérifier la foi chrétienne des habitants
du royaume. Le sinistre inquisiteur général Torquemada, nommé en 1484, est
resté dans les mémoires comme le symbole de l'intolérance religieuse
chrétienne: des milliers de personnes sont jugées, torturées et brûlées pour
hérésie et c'est lui qui réussit à convaincre les souverains d'expulser les
Juifs juste après la prise de Grenade.

Le contexte de la prise de Grenade

Al-Andalus, tel était le nom arabe que portait l'Espagne musulmane. La conquête
arabe datait de 711. De 756 à 1039, les survivants de la dynastie omeyyade qui
avaient perdu le califat au profit de la dynastie abbasside en 750,
s'installèrent à Cordoue et fondèrent un califat indépendant du pouvoir central
de la lointaine Bagdad, capitale des Abbassides. Puis des dynasties berbères,
les Almoravides (1085-1145), et les Almohades (1147-1226) contrôlèrent
al-Andalus en résistant tant bien que mal à la Reconquista chrétienne. Enfin,
la dynastie arabe des Nasrides prit le pouvoir en 1238 en créant l'émirat de
Grenade, qui ne devait son existence qu'en reconnaissant la souveraineté du roi
de Castille, sous la forme d'un tribut versé chaque année, et en profitant des
divisions des royaumes chrétiens d'Espagne...

La guerre de Grenade (1482-1492)

L'armée chrétienne, supérieure en nombre et en matériel (utilisation de
l'artillerie et ds premières armes à feu), assiège et prend les villes du petit
royaume de Grenade les unes après les autres. En 1490, il ne reste plus au
souverain nasride que la ville de Grenade elle-même...




Cette conquête a été immortalisée par un chef d'oeuvre artistique, au coeur de
la cathédrale de Tolède, symbole de l'ordre chrétien en Espagne. Le sculpteur
Rodrigo Alemán (1470-1542) a réalisé les premières stalles du choeur de la
cathédrale en ornant les sièges de panneaux de bois sculptés représentant les
prises successives des villes du royaume de Grenade. En voici un exemple:





La reddition de Grenade (2 janvier 1492)

Le siège de la ville commença au printemps 1491 et, au bout de 6 mois, les
vivres commencent à manquer dans la ville de Grenade. Le dernier roi de
Grenade, Abu 'abd-Allah Mohammed XII (أبو
عبد الله محمد
الثاني عشر en arabe),
plus connu sous son nom déformé Boabdil, entama alors des négociations pour
préserver la ville en capitulant, et en remettant symboliquement les clés de la
ville. Un tableau historique d'un peintre espagnol du XIXème siècle a
immortalisé la scène dans un tableau peint en 1882 en s'inspirant de textes de
l'époque:





En effet deux témoins nous ont relaté la scène... Le premier en fit une
description dans une lettre adressée à l'archevêque de Léon:

« Le roi maure, accompagné d'environ 80 ou 100 cavaliers, magnifiquement
habillé, vint au devant de leurs Majestés pour leur baiser la main. Lesquels le
reçurent avec beaucoup d'amour et de courtoisie. Ils lui remirent son fils, qui
avait été otage du temps de la captivité de son père. Vinrent alors 400
prisonniers parmi ceux qui étaient dans les enclos, en formant une procession
précédée de la Croix et en chantant le Te Deum. Leurs Majestés descendirent de
cheval pour adorer la Croix, sous l'accompagnement des larmes et de la dévotion
de la foule. Parmi les spectateurs, il n'y avait pas moins que le Cardinal et
Maître de l'Ordre de Santiago, le duc de Cadiz et tous les autres Grands du
royaume, ainsi que les gentilshommes et le peuple. Il n'y en avait pas un qui
ne pleurât abondamment, rendant grâce à Notre Seigneur pour ce dont ils étaient
témoins, et c'est la raison pour laquelle ils ne pouvaient retenir leurs
larmes. Et le roi maure ainsi que les Maures qui l'accompagnaient ne pouvaient
pour leur part déguiser leur tristesse et leur chagrin qu'ils ressentaient en
voyant la joie des Chrétiens, et certainement en raison de leur perte: Grenade
est la ville la plus remarquable du monde, aussi bien en grandeur et puissance
qu'en richesses variées. Séville n'st qu'une cabane de paille comparée à
l'Alhambra. »

Le second témoin est prestigieux, puisqu'il s'agit de... Christophe Colomb
lui-même, qui raconte dans les premières lignes de son Journal de Voyage:

« Après que Vos Majestés ont terminé la guerre contre les Maures qui régnaient
en Europe, et fini le siège de Grenade, où j'ai vu en cette présente année, le
2 janvier, les bannières royales de Vos Majestés dressées en haut des tours de
l'Alhambra, qui est la forteresse de ladite cité, j'ai vu le roi Maure sortir
des portes de ladite cité, et baiser les royales mains de Vos Majestés...




Boabdil, un héros romantique

Le dernier roi de Grenade n'est pas seulement un personnage historique. La
portée de l'événement que constitue la disparition officielle d'al-Andalus
ainsi que la tension dramatique de sa destinée en ont fait une figure
littéraire à partir du XIXème siècle, avec le courant de l'orientalisme lié au
Romantisme.

Le sentiment de perte a bien été exprimé par Federico Garcia Lorca, natif de
Grenade qui a écrit:

« Ce fut un événement désastreux, même si l'on nous dit le contraire à l'école.
Une civilisation admirable, une poésie, une architecture et une délicatesse
uniques au monde, tout était perdu... »

Mais il est un épisode légendaire, colporté sans doute dans la culture
populaire, qui a retenu l'attention des écrivains, pour exprimer ce sentiment
de perte irrémédiable. On peut par exemple en trouver une trace précoce dans
une nouvelle de Chateaubriant, « Les aventures du dernier Abencerage », écrite
sans doute vers 1811, mais publiée seulement en 1826:

« Lorsque Boabdil, dernier roi de Grenade, fut obligé d'abandonner le royaume
de ses pères, il s'arrêta au sommet du mont Padul. De ce lieu élevé on
découvrait la mer où l'infortuné monarque allait s'embarquer pour l'Afrique ;
on apercevait aussi Grenade, la Véga et le Xénil, au bord duquel s'élevaient
les tentes de Ferdinand et d'Isabelle. A la vue de ce beau pays et des cyprès
qui marquaient encore çà et là les tombeaux des musulmans, Boabdil se prit à
verser des larmes. La sultane Aïxa, sa mère, qui l'accompagnait dans son exil
avec les grands qui composaient jadis sa cour, lui dit : " Pleure maintenant
comme une femme un royaume que tu n'as pas su défendre comme un homme ! " Ils
descendirent de la montagne, et Grenade disparut à leurs yeux pour toujours. »

Ce lieu près de Grenade est devenu une attraction touristique et il est connu
sous le nom du « dernier soupir du Maure »... . Cette anecdote connut un succès
prodigieux au XIXème siècle et elle est rapportée dans de nombreux ouvrages.
Elle ne donne pas un rôle très glorieux à Boabdil, que l'on surnomme aussi el
Chico (le Petit) ou bien en arabe Az-Zughbî (l'Infortuné).

Il revenait à Louis Aragon de ressusciter de manière formidable la figure de
Boabdil, dans son immense poème déroutant « Le Fou d'Elsa ». Là aussi la
prégnance des événements historiques contemporains explique que Boabdil soit
l'un des personnages principaux de ce poème d'amour et de nostalgie. Nous
sommes en 1963, au sortir de la Guerre d'Algérie qui consacre la fin de la
France des deux rives entre la métropole et l'Algérie. Nous ne sommes pas loin
non plus de la déroute de 1940 que Louis Aragon a aussi en tête quand il décrit
les petites et grandes trahisons de l'Histoire. Boabdil devient ainsi le
dernier témoin d'une histoire disparue et retrouve une profondeur toujours
renouvelée. Car à côté de Boabdil, il y a dans le poème le Fou d'Elsa, le poète
inspiré, Keis, que l'on appelle Medjnoûn et qui chante l'amour d'une femme qui
n'existe pas encore

« ..Qui me reproche de tourner mes regards vers le passé ne sait pas ce qu'il
dit et fait. Si vous voulez que je comprenne ce qui vient, et non seulement
l'horreur de ce qui vient, laissez-moi jeter un oeil sur ce qui fut. C'est la
condition première d'un certain optimisme. »