La Grèce "occidentale", une Grèce de pacotille...

 

Extrait d'un interview de Jean-Pierre Vernant à la Revue Vacarme

Vous montrez dans votre travail que l’on ne pose des questions au passé que depuis son présent, et en vous lisant, on voit que vous démontez une certaine vision idéologique de la Grèce. On en connaît aujourd’hui qui récupèrent la Grèce: Le Pen qui dit que c’est la Grèce qui invente la préférence nationale...

J.-P.V. Ça me fait marrer, c’est grotesque. Quand il dit cela, Le Pen se rattache à la tradition de la nouvelle droite, du Club de l’Horloge qui, comme les nazis, ou certains idéologues, érigeaient une Grèce indo-européenne ; quelquefois ils le font encore, un ancien ministre raconte des trucs comme ça... C’est grotesque. Pourquoi ? Parce que, bien entendu, comme tout groupe, les Grecs ont une solidarité à l’intérieur du groupe, il y a ceux qui sont dans le groupe, ceux qui sont en dehors ; ceux qui sont en dehors, ce ne sont pas seulement les non-athéniens, ce sont les femmes, les enfants. Le système qui ordonne cela, ce n’est pas celui de la nation: il n’y a pas de sentiment national, de nation grecque - l’exclusion vaut aussi bien à l’égard des gens d’Argos ou de Sparte.

Si on veut traiter ce problème, on peut se référer au livre qu’Hartog a publié dernièrement, Les voyages d’Ulysse, où il étudie précisément la façon dont les Grecs ont rendu compte de ce qui était non-grec. On voit comment tout cela change à tout moment, comment l’Égypte peut représenter ce qui est barbare, et en même temps avoir tout inventé, avoir donné la religion à la Grèce, être beaucoup plus ancienne. L’image que le Ve siècle se fait du Grec n’est pas celle d’Homère, et à l’époque hellénistique c’est encore autre chose. Préférence nationale ? Il y a toute la question du statut, tout à fait précis, qui est fait pour les étrangers: le statut de métèque, ce terme que Maurras a popularisé. C’est un statut où les gens ont des droits à l’intérieur de la cité ; de la même façon, il y a des règles d’hospitalité, d’échange, qui sont tout à fait strictes. On prétend nous montrer que les Grecs sont des modèles de «préférence nationale» et de «pureté nationale» ? Alors çà, c’est à mourir de rire, parce que lorsque les Grecs arrivent, au début du deuxième millénaire, ils arrivent dans un pays qui est beaucoup plus civilisé qu’eux, ils sont en contact avec les Crétois, ils vont créer la civilisation mycénienne qui emprunte beaucoup aux Crétois, et ensuite ils ne cesseront d’avoir des échanges avec l’Orient, et d’emprunter à l’Orient, donc c’est une culture mélangée. Cette culture grecque, même l’écriture, ce sont les Phéniciens qui la refilent ; à chaque moment on voit que les progrès et la forme que la culture grecque a pu prendre sont liés au fait qu’ils ont eu des contacts avec d’autres qui sont précisément ces peuples asiatiques. Ensuite, un des grands faits grecs, c’est la colonisation: ils vont aller essaimer depuis le bout de la mer Noire jusqu’à l’Espagne, l’Italie du Sud, Marseille, la Calabre, l’Asie mineure, et même au-delà. Mais quand ces Grecs partent fonder une cité, ils ne cherchent pas à conquérir un territoire, ils installent une cité au bord de la mer, ou éventuellement à l’intérieur des terres. C’est un point de contact, ils ne cherchent pas alors à créer des empires, ils créent des colonies grecques (ça va changer avec la conquête d’Alexandre). Quand ils sont là, ils n’emmènent pas de femmes, ça veut dire que toute cette culture est une culture de métis, puisque les femmes, ils les trouvent sur le terrain et se marient avec elles. Tout l’essor, toute la vigueur de cette colonisation, impliquent des contacts et des mélanges ; ensuite, à l’époque alexandrine, ça va continuer encore, puisque là, ils vont être en contact avec les Syriens, avec les Égyptiens, avec les Babyloniens, avec les Juifs, et donc toute cette civilisation hellénistique est un melting pot.

Dire: «les Grecs ont inventé la préférence nationale», c’est complètement à côté de la plaque, c’est purement idéologique, il n’y a pas l’ombre d’une réflexion d’historien. En fait, chez les Grecs, ça va même beaucoup plus loin. Quand on lit les textes grecs, par exemple, Les Bacchantes, on ne peut pas s’empêcher de réfléchir pour aujourd’hui. Dans Les Bacchantes, il y a un personnage qui s’appelle Penthée, qui est directement issu du sol, et il est le roi. Il va dans la tragédie incarner le pouvoir, la grécité, le mâle, la rationalité, l’État, l’ordre ; en face de lui, dans la tragédie, il a Dionysos, déguisé en prêtre ambulant, plus ou moins oriental, syriaque, efféminé, les cheveux longs, ce qu’on pouvait trouver il y a quelques années dans nos rues, après 1968... Il représente aux yeux de Penthée le contraire du Grec, le contraire du citoyen, le contraire de la «préférence nationale» ; Penthée, ça serait la «préférence nationale»... Il dit: «Qu’est-ce que c’est que ce type-là ?», d’autant plus qu’il est accompagné par une troupe de femmes, qui jouent de la musique, qui dansent dans les rues, qui font du tambourin, qui font du vacarme dans cette ville, et qui sont des bonnes femmes... pas des maghrébines, mais quasi ! Et Dionysos est là. Et alors toute l’histoire est celle de l’affrontement entre le dieu et ce type, Penthée, qui dit, en parlant de Dionysos: «Ce mec voluptueux, sûrement il vient baiser nos femmes, c’est un séducteur, va savoir ce qu’ils font, dans les rites etc..». Penthée ne veut pas que ça bouge: il y a les lois, il faut respecter l’ordre, il faut que les hommes soient à leur place, les femmes à la maison, qu’elles ne bougent pas. Penthée refuse catégoriquement, au nom d’une certaine idée identitaire de ce que doit être l’État, la culture, le Cité, etc., ce que représente Dionysos, c’est-à-dire l’autre ; l’autre de ce qui est soi-même et l’identique: le fait qu’il existe une zone qui est complètement différente de vous. Cet autre, un peu asiatique, un peu féminin, qui est l’évasion, la fête, il le refuse, et alors cette identité qu’il défend va montrer son vrai visage: une face d’horreur. Penthée va finalement se déguiser en jeune homme, un pur, pour faire le voyeur. À un moment donné, les voilà, l’homme et le dieu, l’un en face de l’autre, indiscernables, car Penthée a pris l’habit de Dionysos, comme ce dernier le lui a suggéré. Alors ils sont deux: le Penthée-Dionysos et le prêtre errant asiatique et farfelu, qui est Dionysos lui-même, et Penthée dit: «Moi j’aimerais bien voir ce qu’elles font, ces femmes de Thèbes, dans les champs, dans les bois, etc.». «Ah ? Ça t’intéresse ?» «Oui !» Le jeune, virginal et chaste, va aller voir, et ça finit comme on le sait très mal, puisque il est déchiqueté, mis en morceaux, sa tête est plantée sur un thyrse, et les femmes s’imaginent qu’il est une tête de lion, ou une tête de taureau, c’est-à-dire que ça bascule dans l’horreur. Comme si, quand les Grecs installent en plein cœur de la Cité le théâtre de Dionysos, ce théâtre où l’on jouera ce qui est propre à un dieu qui incarne l’Autre, ils représentaient et conjuraient ceci: qu’à vouloir demeurer enfermé dans une identité stricte, et s’immobiliser dans le refus des valeurs autres que les siennes, ce qui advient alors, c’est précisément dans l’altérité ce qu’il y a de monstrueux, la Gorgone, une face innommable, n’importe quoi ; le monstrueux s’installe à l’intérieur même de ce qui prétendait exalter l’identité, la rationalité, l’ordre, la virilité, le courage. Tout d’un coup, c’est une tête de mort qui apparaît ; et c’est cela que disent Les Bacchantes. Le Pen, je pense qu’il n’a jamais lu Les Bacchantes... (rires)

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