A propos d’une exposition coloniale : « La mémoire du Congo »
Qu’en auriez-vous pensé ? Que leur auriez vous dit ? Qu’auriez-vous dit à ces vieillards en retraite de chicotte, de l’arthrite plein les poignets et du Congo café cacao caoutchouc plein les dents, à ces vieillards venus, en famille, avec leurs descendants travaillant désormais comme coopérants ou pour les ONG, se rassasier de leur passé sous les tropiques ; jouir devant l’album photo ; à ces vieillards vérifiant scrupuleusement que le quartier blanc de Kinshasa avait été bien placé sur les cartes murales, tentant de retrouver un visage familier sous les casques coloniaux, derrière un cocktail pris en terrasse ou comptabilisant les mentions faites aux merveilleuses œuvres belge, à ces fameuses écoles primaires où l’on apprenait à lire pour comprendre qu’il fallait se soumettre, à ces kilomètres de chemin de fer, de tarmac, de rapports statistiques, à ces litres de vaccins au rein de singes déversés dans les veines de la main d’œuvre locale, à cette distance parcourue, à marche forcée ou au pas de charge, entre la barbarie et la civilisation, à cette distance sertie par des hommes nus portant les caisses à costumes des explorateurs et devenus ces pantins obséquieux au sourire et au corps endimanché, domestiqués, salariés, sortis des cases pour rentrer dans les grilles et les bidonvilles, ces hommes nouveaux, ces banania, dont ils traquent les errements et les merci depuis les années soixante. Que leur auriez-vous dit ? Les auriez-vous remercié, vous qui n’avez pas survécu ? Vous qui, le long de vos forêts et de vos lacs, portiez les bagages de ceux qui vous découvraient ? Vous qui avez construit les chemins de fer avec la chaîne au cou ? Les écoles avec la peur au ventre ? Qui avez récolté le caoutchouc et les mutilations ? Dont on brûlait les village, violait les femmes, prenait les enfants ? Vous qu’on affamait, qu’on humiliait, qu’on exposait au jardin d’acclimatation, avec l’affichette zoologique « ne pas nourrir », le manuel de dressage, le grade subalterne dans la hiérarchie darwinienne ? Vous dont les enfants n’ont connu que les gifles des curés, des commerçants, des bureaucrates, des officiers ?
Vous dont les enfants ont été embourbés dans les guerres européennes ? Vous dont les enfants et leur propre descendance ne doivent survivre que dans le registre du demandeur, du saltimbanque et du sportif ? Avec pour goupillon existentiel les grimaces de Joséphine Baker ou le regard suppliant obséquieusement servi sur le colis de surplus agricole euro-américain ? Vous dont les enfants et leur propre descendance n’existent que comme objets de rapports de l’OMS, du HCR ou de la FAO ? Vous dont la descendance n’est que libérée sous condition ? Les auriez-vous remercié, ces vieillards et leur mioches humanitaires ? Ces vieillards qui vous forcèrent à croire que vous n’étiez rien pour mieux vous faire passer de rien à pas grand chose ? Pour vous livrer à Mobutu et à l’ONU ? Et qu’auriez-vous dit aux historiens ? Aux historiens nuancés ? Aux historiens pourfendeurs de « colonialisme primaire » ? Aux historiens de ce musée qui qualifient vos mains coupées, la destruction de vos cultures et la perte de votre liberté d’ « abus », de simples abus, d’erreurs de parcours, sous-entendant que vous soumettre, vous classer, vous utiliser, vous dresser était, au fond, bon, honorable et moralement correct ? Qu’auriez-vous dit aux historiens qui s’autorisent à chipoter sur les chiffres des baisses démographiques pour permettre à Léopold II de montrer à nouveau barbe blanche dans le misérable panthéon du néo-nationalisme belgicain ? Aux historiens qui s’autorisent à relayer l’idée que c’est pour vous sauver de l’esclavage que les Belges vous ont soumis aux travaux forcés et qu’ils ont donné à Tippo-Tip le contrôle d’une part des territoires conquis ? Aux historiens qui s’autorisent à parler de « rencontres entre cultures » dans le cadre de la domination coloniale ? Franchement, que leur auriez-vous dit à tous ces gens là ? A toutes ces mémoires sélectives, électives ? Que leur auriez-vous dit à tous ces bons blancs qui n’ont pas changé depuis deux siècles, sauf pour affûter leur mauvaise foi et se croire autorisé à l’empathie parce que c’est eux qui tiennent les caméras ? Qu’auriez-vous pu dire, sinon : « à bientôt ».
Frédéric Dufoing, Co-directeur de la revue Jibrile
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