Le Populisme autoritaire

Stuart Hall, figure tutélaire des cultural studies (1), directeur de la New Left Review à ses débuts, a la réputation d’avoir le premier utilisé et promu le terme de « Thatcherism ». Cet usage est tellement accepté et répandu aujourd’hui que l’on a peine à imaginer qu’il ait pu faire l’objet d’une polémique et que l’existence du thatchérisme (la chose) ait pu à l’origine être vigoureusement mise en doute. Il n’est sans doute pas inutile d’apporter des précisions sur le sens que Hall donnait au mot tant sa fortune ultérieure, comme il arrive souvent, en a émoussé le tranchant. À suivre le développement de ce débat, on tirera peut-être quelques éléments de réflexion susceptibles d’éclairer d’un jour nouveau l’histoire politique française de ces trente dernières années.


Quel était donc l’enjeu de la polémique déclenchée par la promotion du mot « thatchérisme » dans un article de Stuart Hall publié par la revue Marxism Today en janvier 1979 sous le titre « The Great Moving Right Show » (« La grande parade à droite ») ? Saisir, au-delà de la personnalité et du style propre de Margaret Thatcher (« la Dame de fer »), le caractère inédit de la politique et du contexte idéologique que son nom et sa personne symbolisaient, et percevoir que l’on avait là affaire à une stratégie et un projet politiques originaux, en rupture avec les traditions établies du torysme, et dont la dimension idéologique et culturelle, et non seulement économique, était essentielle. Ce projet visait selon Hall à construire une nouvelle hégémonie à travers la mobilisation et l’articulation d’images et de thèmes apparemment contradictoires, de façon à les « resignifier », à leur donner de nouvelles significations, dans le but de défaire le consensus et le compromis social hérités de l’après-guerre et de neutraliser les résistances que ce projet pouvait susciter.

Un terrain commun

Comme on le pressent, les analyses politiques de Stuart Hall sont ancrées dans les leitmotive de sa théorie de la signification, elle-même inspirée de la théorie de Valentin Volochinov sur la « multi-accentualité » du signe linguistique, exposée dans Le Marxisme et la philosophie du langage (2), livre écrit à la fin des années 1920, et un temps attribué à Mikhaïl Bakhtine. Il n’est sans doute pas inutile d’en dire quelques mots.

La signification est, selon Hall, produite contextuellement, c’est-à-dire déterminée à travers le travail d’articulation, de désarticulation et de réarticulation (de « ré-accentuation ») du signe que réalisent conflictuellement différents groupes sociaux dans l’histoire. La signification est l’objet d’un travail polémique de resignification qui vise notamment à défaire les opérations d’« uni-accentuation », de clôture de la signification (3). La signification et la valeur des signes et plus généralement des formes culturelles et idéologiques sont ainsi historiquement contingentes. Il n’y a pas de signification ou d’ensemble de significations préétablies attachées par un lien nécessaire, stable et définitif à un signe donné. On soulignera en particulier que ce qui peut jouer un jour le rôle de point d’appui ou de levier de la résistance peut devenir le lendemain le moyen d’une récupération et d’une intégration au système, et inversement.

Les vues de Hall sur la signification ont donc une dimension immédiatement politique et ouvrent la perspective d’une pensée stratégique et d’une politique de l’ambivalence contextuelle et de la resignification des articulations linguistiques et des conjonctures politiques. La politique, en tant que politique (contre-)hégémonique, impliquant l’établissement de liaisons et d’articulations entre différentes fractions de la société et des classes populaires, est ainsi un processus continuel de lutte et de négociation, une guerre de position plutôt qu’une guerre de manoeuvre, dont la dimension linguistique et idéologique est essentielle. C’est précisément une telle politique que nous voyons à l’oeuvre dans l’approche hallienne du thatchérisme.

Mais si le thatchérisme est un « constructivisme politique », qui vise à produire la signification de la conjoncture politique dans laquelle il opère, il ne créée néanmoins pas de toutes pièces le terrain sur lequel il intervient, auquel il donne sens et qu’il transforme, terrain qu’avec ses amis de Marxism Today (4) Stuart Hall appelle les « New Times » (les « temps nouveaux ») : la « postmodernité » (la segmentation et la pluralisation des identités et des sujets sociaux, la faillite de l’idée de progrès), le « postfordisme » (l’émergence des nouvelles technologies, le développement des services, les délocalisations, la flexibilisation et la précarisation de la condition salariale) et la crise de l’État national/social qui s’ensuit sont pour Hall des réalités qui précèdent en partie l’émergence du thatchérisme.

S’il affirme que la gauche doit aller à l’école de Margaret Thatcher (« Thatcher’s Lessons » est le titre d’un article qu’il publie dans Marxism Today en 1988), ce n’est pas pour prôner un ralliement à son projet, mais parce qu’il considère que la gauche doit, à l’instar de la nouvelle droite (la New Right), prendre acte de la nouveauté des temps, l’analyser et la comprendre, et redéfinir sa stratégie et les modalités de son intervention en conséquence. Les « temps nouveaux » ne sont pas une invention de Margaret Thatcher. La signification que le projet thatchérien s’est efforcé d’attacher à ces temps n’a aucun lien nécessaire ou exclusif avec eux, même si son intelligence de la situation politique et historique lui a permis de donner l’illusion d’être seul « réaliste » et « moderne », conforme au sens prétendu de l’histoire. La gauche peut et doit les « resignifier » elle-même activement si elle ne veut pas être définitivement défaite, et pour cela il lui faut impérativement prendre la mesure de la péremption historique au moins partielle des cadres qui sont les siens (5).Il apparaît ainsi que, pour Hall, par définition, décrire ce qui fait la force du thatchérisme, c’est en décrire simultanément la possible faiblesse, son talon d’Achille, et dégager les conditions d’un redéploiement de la gauche.

Penser le contemporain

On aura une idée de l’intensité de la polémique provoquée par ces vues, en dépit de la prudence dont font généralement montre les formulations de Hall, si on la rapproche des fortes réactions et des anathèmes suscités aujourd’hui par les auteurs d’Empire et de Multitude, Antonio Negri et Michael Hardt. Ce rapprochement n’est d’ailleurs pas fortuit : même insistance chez eux sur la nécessaire attention à la nouveauté dans le contemporain, même souci de ne pas se laisser paralyser par l’attachement à des catégories dépassées, même effort, que reflète parfois la rapidité de l’écriture et de l’argumentation, pour se saisir sur le champ de l’indétermination du présent et des possibilités qui en émergent, même oscillation aussi entre le désir manifeste de provoquer ses interlocuteurs et celui de les ménager, et d’aménager l’espace d’un possible dialogue – bien que le balancier aille plus volontiers dans la première direction chez les auteurs des deux best-sellers de l’altermondialisme –, même incapacité enfin, donc, de nombre de leurs interlocuteurs, agacés, à entendre ce qui essaie de se dire dans leurs textes, un certain rapport affirmatif à la réalité et au temps, qui les expose à l’accusation de trahison et de soumission aux puissances de l’heure (les critiques de Stuart Hall rappellent volontiers qu’Anthony Blair fut à ses débuts le collaborateur occasionnel de Marxism Today (6)). C’est que Hall, Hardt et Negri, dans la mesure où ils prétendent échapper au péril de l’anachronisme, encourent le risque théorique et politique qu’implique le fait de croiser sur un même terrain ceux de leurs adversaires – dans le cas de Hall, le thatchérisme et la « troisième voie » d’Anthony Giddens et d’Anthony Blair – qui sont eux-mêmes attentifs à la nouveauté et à la particularité des temps : toute pensée comporte son écueil propre. Leurs détracteurs ont donc beau jeu non seulement de mettre en doute la nouveauté des temps, mais aussi de confondre les uns et les autres, et de dénoncer derrière leur « synchronisme » leur indistinction politique.

Mais là s’arrête le rapprochement : s’ils ont en partage un même souci de maximiser la puissance d’agir démocratique, les accents gramsciens de Stuart Hall, qui cherche à articuler une nouvelle stratégie et un nouveau projet (contre-)hégémoniques pour la gauche, paraissent difficilement conciliables, à première vue du moins, avec la promotion chez Negri et Hardt de « la multitude sans souverain » qui, sans médiation aucune, s’oppose à l’Empire. Certes, entre la nouvelle articulation gramscienne que Hall appelle de ses voeux et les dispositifs et agencements de la multitude « moléculaire » ou « micropolitique » négriste, il y a sans doute des traductions possibles : s’il prend soin de se démarquer des positions défendues par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe dans Hegemony and Socialist Strategy (7), Hall n’en est pas moins aussi l’héritier de la critique poststructuraliste du pouvoir – il revisite Gramsci à la lumière de Foucault (8)(« Gramsci rencontre Foucault ») ; par ailleurs, la multitude selon Hardt et Negri n’est pas exclusive d’une pratique ou d’un usage du « molaire » ou du « macropolitique » – le « négrisme » n’est pas un anarchisme (9). Mais Stuart Hall ne semble pas embrasser l’optimisme radical de l’ontologie politique d’Antonio Negri, qui pose l’affirmativité et la productivité de la multitude au principe de la réalité sociale et de l’histoire. La distance qui les sépare est sans doute bien résumée par le retournement qu’opère Antonio Negri de la célèbre formule de Gramsci : non plus « pessimisme de la raison, optimisme de la volonté » – formule que reprend à son compte Stuart Hall –, mais « optimisme de la raison, pessimisme de la volonté ».

De l’étatisme autoritaire au populisme autoritaire

C’est bien en effet du sceau gramscien de l’optimisme de la volonté qu’est marquée l’analyse des « temps nouveaux » et du thatchérisme que propose Stuart Hall : ce que nous pouvons apprendre du thatchérisme, c’est précisément à approcher la politique à la manière de Gramsci. Derrière Thatcher, Gramsci (10)!

Cette filiation se retrouve dans la caractérisation, essentielle, du thatchérisme comme « populisme autoritaire ». Si cette notion ne fait pas l’objet d’une élaboration sophistiquée – elle est déployée, comme souvent chez Hall, dans des textes qui sont pour la plupart des textes d’intervention, écrits « à chaud », dans le feu de la polémique et d’une conjoncture particulière –, elle court néanmoins dans l’ensemble des textes de Hall sur la New Right et le thatchérisme, depuis la fin des années 1970 jusqu’aux articles sur le New Labour, en passant par « Le populisme autoritaire », sa réponse la plus développée aux attaques dont ses analyses firent l’objet, publiée dans la New Left Review en mai-juin 1985.

Il ne s’agit pas avec la notion de populisme autoritaire d’offrir une description ou une explication générale et complète du thatchérisme. Comme le rappelle Hall, cette notion est le produit d’un remaniement critique de celle d’« étatisme autoritaire » proposée par Nicos Poulantzas dans L’Etat, le pouvoir et le socialisme (11) pour penser la crise politique et la crise de l’État. Pour Poulantzas, s’efforçant de penser la crise de légitimité de l’État en s’inspirant des écrits d’Antonio Gramsci sur le concept d’hégémonie, l’expression « étatisme autoritaire » ne prétend pas signaler l’émergence d’un fascisme de type nouveau ou d’une forme exceptionnelle de l’Etat capitaliste ; elle désigne bien plutôt une forme nouvelle de la politique hégémonique, liée aux transformations contemporaines des rapports de classe : les alliances de classe traditionnelles étant devenues instables et contradictoires, le bloc dominant s’efforcerait d’imposer une nouvelle combinaison de consentement et de coercition, tendant vers le pôle coercitif, ou autoritaire, du spectre.

Une telle perspective semble à première vue homogène à la description de la spirale des paniques morales des années 1950 et 1960 et du début des années 1970 – dont les temps forts furent les émeutes racistes de Notting Hill en 1958 et le discours « Rivers of Blood » prononcé par le démagogue raciste Enoch Powell en 1968 –, que Hall a formulée avec d’autres dans Resistance through Rituals: Youth Subcultures in Post-War Britain et Policing the Crisis (12), spirale dans laquelle des paniques d’abord distinctes se sont intensifiées et combinées pour alimenter un devenir hégémonique de l’autoritarisme et des politiques de « law and order », qui a notamment trouvé sa traduction légale dans les Immigration Acts de 1962, 1968 et 1971. Ces études constituent l’arrière-plan de l’approche du thatchérisme développée plus tard par Hall, une manière d’analyse du thatchérisme avant le thatchérisme – le thatchérisme apparaissant de ce point de vue comme une adaptation du powellisme, dont du reste Margaret Thatcher se revendiquait explicitement. Elles mettent l’accent sur la rupture de l’apparent consensus social de l’après-guerre et sur la crise de l’autorité et du ciment de ce consensus (l’ensemble de valeurs et d’images autour desquels il s’organisait : travail, famille, discipline, respectabilité, Englishnness), ainsi que sur la façon dont l’anxiété sociale diffuse ainsi engendrée a trouvé à se fixer par déplacement et condensation sur des signifiants comme l’immigration et les « jeunes » porteurs des nouvelles subcultures (teddy boys des années 1950, mods et rockers du début des années 1960, punks, skinheads et rastas de la fin des années 1960 et des années 1970 (13)).

Cependant, selon Stuart Hall, ce tableau ne justifie pas de parler d’étatisme autoritaire. Loin d’impliquer la manipulation de motifs idéologiques étatistes, ce qui caractérise la forme émergente de politique hégémonique, ce sont au contraire ses accents « anti-étatistes » appuyés, son effort pour articuler idéologiquement et politiquement différents « anti-étatismes » : celui, d’inspiration « néolibérale », des organisations et des think-tanks patronaux, celui des professions libérales, celui des patrons du petit commerce et des travailleurs indépendants, celui des classes populaires soumises à l’impéritie relative et aux contrôles de l’État social… Elle vise ainsi à favoriser un glissement vers une forme autoritaire de politique hégémonique fondée sur le « transformisme » populiste du mécontentement populaire, de manière à assurer les bases d’un consentement à son projet (14).

L’anti-étatisme et la « politique sociale » du thatchérisme

  L’« anti-étatisme » dont il est question ici relève en grande partie de la représentation idéologique et n’exclut pas une dimension fortement centraliste et dirigiste dans bon nombre des opérations stratégiques du thatchérisme, bien qu’il corresponde aussi à une transformation en profondeur des modalités de l’action étatique. Il n’est pour autant pas, Stuart Hall y insiste, un simple leurre, une astuce rhétorique : il possède un noyau rationnel et concret, et renvoie à des contradictions et à des expériences bien réelles. C’est en tout cas cette centralité de l’anti-étatisme dans le dispositif idéologique de la New Right qui impose d’abandonner la notion d’étatisme autoritaire de Nicos Poulantzas (dont l’élaboration renvoie à un contexte qui n’est d’ailleurs pas celui de la Grande-Bretagne) au profit de celle de populisme autoritaire, qui vise à souligner dans la conjoncture idéologique la combinaison du populisme et de l’autoritarisme, qui doit permettre de légitimer la redéfinition « néolibérale » du rôle de l’État et le démantèlement progressif du système de la protection sociale.

On notera que, si la généalogie du concept de populisme autoritaire qui vient d’être rappelée (sa dérivation à partir du concept d’étatisme autoritaire pour rendre compte de la légitimation du powellisme dans l’espace public) explique et justifie le maintien du qualificatif « autoritaire », le sens de cette qualification est largement indéterminé dans les interventions de Hall des années 1980 et 1990 : elle ne joue aucun rôle explicite, clairement discernable, dans l’économie des arguments alors avancés, ni non plus sur la scène politique du thatchérisme tel que décrit dans les textes de ces années, thatchérisme dont on peine donc à saisir, si l’on s’en tient à eux, en quoi il constitue un autoritarisme. C’est peut-être que, comme on le verra, entre les années 1970 et les décennies suivantes, le néolibéralisme – au sens de Michel Foucault (15), en tant que rationalité politique s’affirmant progressivement au coeur du projet thatchérien puis blairien – rend moins opératoire la distinction entre coercition et consentement.

On notera aussi, avec un certain étonnement, dans la mesure où nous avons affaire à un point de nouage de l’idéologique, du culturel, du social, du politique et de l’économique, l’absence dans les analyses de Hall de toute élaboration autre qu’anecdotique d’un élément pourtant central de la « politique sociale » du thatchérisme, à l’origine d’ailleurs de la récente crise des subprimes: la facilitation massive, grâce au crédit, de l’accès à la propriété individuelle privée des logements, contrepartie du démantèlement de l’État social, « garantie » contre les risques de prolétarisation, symbole de la respectabilité petite-bourgeoise à la britannique et instrument d’une segmentation des classes populaires entre propriétaires et non-propriétaires propre à saper la base sociale du Labour.Plutôt qu’à la privatisation et à l’individualisation du logement, c’est au traitement par Margaret Thatcher puis par Anthony Blair de la crise du National Health System (le NHS, le système de santé britannique) que Stuart Hall choisit de recourir à plusieurs reprises pour présenter un cas paradigmatique de la « politique sociale » du thatchérisme et du blairisme.

Alors que la crise du NHS aurait dû être son talon d’Achille, un levier pour une contre-offensive de la gauche, Margaret Thatcher a su la dramatiser et s’en saisir comme d’une opportunité pour articuler le thème populaire du « libre choix » à ceux du « marché libre » et de la concurrence. Margaret Thatcher a su jouer de l’ambivalence de la crise, mais aussi des attachements et désirs contradictoires qui animent tout un chacun (le soutien populaire au NHS est réel, la demande de baisse d’impôt l’est tout autant), pour imposer l’idée que les « financements alternatifs » (nom de code des privatisations et de l’extension massive de la médecine privée dans une logique de rentabilité) représentent la seule solution. S’est ainsi imposée dans le débat une chaîne de propositions dans laquelle la gauche s’est trouvée enferrée : « le secteur public est bureaucratique et inefficient ; le secteur privé est efficace et rentable ; l’efficacité est inextricablement liée à la « concurrence » et aux « forces du marché » ; la « culture de la dépendance » conduit à multiplier les sollicitations vis-à-vis de l’État […] ; [le] secteur public, protégé par les syndicats […], [est] « toujours en sureffectif » (sic) ; nous serions plus « libres » si l’on rendait à chacun son argent et si on lui laissait le choix de la forme et du niveau des soins désirés ; s’il y a de l’argent à dépenser, ce ne peut-être que le résultat de la « prospérité » thatchérienne, etc (16). »

Que le thème du « libre choix » n’appartienne pas nécessairement et exclusivement au registre du thatchérisme, qu’il n’y ait pas de demande populaire pour plus de « libre choix » dans l’abstrait, que la « liberté » du « libre choix » thatchérien (puis blairien) ait été fondamentalement réinterprétée comme « liberté » du contribuable et du consommateur, et vidée de toute référence à la citoyenneté et au collectif des travailleurs, aurait dû permettre à la gauche d’élaborer sa propre critique du NHS, d’en thématiser la crise dans le cadre de débats plus larges et à partir de notions que le thatchérisme ne pouvait pas, ou difficilement, s’approprier : la démocratisation, le contrôle collectif des institutions, le bien commun, les droits individuels et collectifs et l’extension de la citoyenneté sociale – ce qui supposait d’opérer simultanément une critique de gauche de l’« étatisme » de gauche et de prendre acte de la réalité de la crise.

Apparaît sans doute ici l’une des limites de la compréhension du thatchérisme que Stuart Hall permet à ses lecteurs d’acquérir : son volontarisme. C’est que la « pesanteur » que confère l’enquête micro- et macrosociologique fait en certains points défaut à ses analyses. L’optimisme de la volonté tend alors à prendre le pas sur le pessimisme de l’intelligence. Hall n’explique en effet pas pourquoi la gauche a failli, pourquoi la gauche n’a pas su ou pu retourner ou infléchir le sens de la situation et proposer une alternative populaire, pourquoi, enfin, elle s’est laissé convertir au thatchérisme. Son propos est ainsi constamment menacé de sombrer dans le registre de l’exhortation impuissante : « Si seulement vous vouliez bien penser politiquement et à hauteur de l’époque, et vous saisir de toutes les possibilités et ressources qu’elle offre (17) ! »

La question se pose avec d’autant plus de force qu’il est possible de soutenir que si le thatchérisme est bien un populisme, il s’en faut qu’il ait été véritablement populaire. Le problème des raisons de la « défaite » ou de la « disparition » de la gauche s’en trouve aggravé et compliqué.

Quoi qu’il en soit, pour Stuart Hall, le New Labour d’Anthony Blair s’inscrit bien en effet dans la continuité du thatchérisme, auquel cependant il apporte une inflexion significative. La politique du New Labour lui semble fondamentalement hybride ; en elle se nouent deux orientations : d’une part, une orientation néolibérale, dominante ; d’autre part, une orientation sociale-démocrate, subordonnée à la première. La dimension sociale-démocrate du blairisme, bien réelle, est selon Hall constamment « transformée » au service de sa dimension néolibérale, engendrant confusion et division des forces qui lui sont opposées, et entraînant à sa suite vers la droite une partie des soutiens traditionnels du Labour. De ce point de vue, le New Labour apparaît comme la mise en oeuvre d’une politique hégémonique peut-être plus adaptée à la réalisation du projet néolibéral que celle du parti conservateur de Margaret Thatcher et John Major.

Penser le néolibéralisme et la dé-démocratisation

La promotion du mot de « gouvernance », durant la période Thatcher et la période Blair, marque sans doute le mieux les continuités entre l’une et l’autre décennie, et permet, au-delà de leurs tonalités idéologiques respectives, de souligner la transformation des modalités d’exercice du pouvoir dont elles ont été le théâtre. La gouvernance n’est en effet pas ou plus le gouvernement : la notion et les pratiques qu’elles désignent visent bien au contraire à brouiller la différence entre État et société civile, entre sphère publique et sphère privée, et à restructurer l’ensemble des institutions sociales selon une logique de marché, de concurrence et d’évaluation économique et financière. Sous les dehors d’une technologie sociale neutre, le nouveau managériat social et politique ainsi défini, qui combine micro-management intensif et centralisation des objectifs, accompagnée d’interventions stratégiques « à distance », est le vecteur qui permet aux idées néolibérales d’informer une grande partie des pratiques institutionnelles, publiques et privées. Tout l’intérêt de l’opération est de combiner les avantages du dirigisme étatique et ceux de l’« autogestion » de la mise en oeuvre de la rationalité néolibérale par de petites mains locales, sous l’impulsion et la contrainte de contrôleurs financiers et d’experts sans expertise autre que celle de la « bonne gouvernance » néolibérale (donc étrangère à la rationalité et aux spécificités des domaines dans lesquels ils interviennent, dont les objectifs et les principes sont en partie intraduisibles dans le langage du nouveau managériat).

Stuart Hall est ici tout particulièrement attentif au caractère « démocratique » et « pragmatique » de cette réinvention du gouvernement et de l’État adaptée de l’approche du « choix public ». Il est clair que pour lui le caractère et autoritaire et populiste du thatchérisme comme idéologie est intimement lié à la rationalité et à la gouvernementalité néolibérales qu’il a contribué à installer et à imposer. La défense « anti-étatiste » de l’individu, accablé d’impôts, affaibli et dessaisi de sa capacité d’initiative par l’État, la valorisation corrélative de la « responsabilité » personnelle, de l’effort individuel et du travail ont ici un rôle essentiel.

Cette politique présuppose une certaine encapacitation (empowerment) des individus : qu’ils assument dans leur environnement et à leur propre égard le rôle d’entrepreneur de la rationalité néolibérale, qu’ils se fassent les instruments « responsables » (donc « coupables », le cas échéant, de leurs échecs) de la nécessité de la « modernisation ». Margaret Thatcher ne s’est ainsi pas contentée de projeter des tendances sociologiques sur la scène politique : elle n’a jamais présupposé que les sujets de sa politique étaient déjà là. Il a fallu bien au contraire travailler à produire un nouveau sujet – le nouvel homo oeconomicus entrepreneur de soi – à partir du mixte de dispositions contradictoires (altruisme/esprit de compétition, etc.) qui constitue chacun d’entre nous. Nulle conversion collective contrainte et forcée aux « valeurs de l’entreprise » n’était pour cela nécessaire : les individus pouvant occuper différentes positions subjectives, le nouveau managériat n’a eu besoin que de favoriser certaines valeurs et certaines dispositions, d’inciter, en transformant son environnement, chaque personne à adopter d’elle-même la position valorisée de « sujet entrepreneurial ».

Dans un tel cadre, l’assistance sociale ne peut consister qu’à aider les individus à pourvoir eux-mêmes à leurs besoins. Quant aux « résidus », aux vaincus de la modernisation, l’offre qui leur est proposée doit être réduite au minimum afin de ne pas accroître leur « dépendance » et ainsi menacer la création de richesse. Cette transformation des citoyens en consommateurs, des droits en services, signe la fin de la conception sociale de l’individu (« la société n’existe pas » affirmait Margaret Thatcher) et la fin de la solidarité comme principe d’accès universel à certains biens fondamentaux. Dans ce contexte, la démocratie, en tant qu’idéal pratique, a été de fait éclipsée. C’est donc au final bien plus qu’une inflexion de la politique hégémonique du bloc dominant que s’efforce de ressaisir les analyses proposées par Stuart Hall : ce n’est à rien de moins, nous prévient Hall, qu’à l’évidement de la « démocratie libérale », à sa dépolitisation, à sa « dé-démocratisation (18) », que nous assistons avec le thatchérisme et le blairisme.

Avec toute la prudence requise par la différence des contextes, et en dépit de la rapidité de certaines analyses, les lecteurs français ne manqueront assurément pas de trouver dans Le Populisme autoritaire de nombreux instruments critiques et d’éclairants points de comparaison, utiles à la compréhension de la crise de l’État national/social en France.

RdL

Notes

(1) Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des cultural studies, éd. et préf. de Maxime Cervulle, trad. de Christophe Jaquet, Éditions Amsterdam, Paris, 2007. On lira avec intérêt, pour une vue d’ensemble du travail de Stuart Hall, le très didactique Stuart Hall de James Procter (Routledge, coll. Critical Thinkers, Londres et New York, 2004). Les principaux écrits de Stuart Hall sur le thatchérisme et le populisme autoritaire, publiés pour la plupart initialement dans Marxism Today (dont les archives sont accessibles en ligne grâce au Barry Amiel and Norman Melburn Trust), ont été réunis dans Le Populisme autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, op. cit. On lira aussi, dans Identités et cultures (op. cit., p. 165-194), « Le crapaud dans le jardin. Thatchérisme et théorie ».
(2) Minuit, coll. Le Sens commun, Paris, 1977.
(3) Comme celles qu’opèrent aujourd’hui des formules telles que « l’identité de la France, c’est-à-dire son héritage chrétien », « le mariage est l’union d’un homme et d’une femme » ou « le voile est un symbole politique de soumission », qui prétendent dire le tout de leur objet et en interrompre l’histoire.
(4) Marxism Today fut d’abord (à sa création, en 1978) la revue théorique de l’aile réformiste du Parti communiste de Grande-Bretagne, avant de devenir, sous la direction de Martin Jacques, à partir de 1986, un magazine très influent, à large diffusion, d’un style inédit, alliant journalisme et investigation théorique, qui a servi de caisse de résonnance aux interventions d’auteurs comme Eric Hobsbawm et Stuart Hall, leur conférant une audience très étendue. Son numéro d’octobre 1988 a lancé un débat retentissant sur les « New Times », les transformations du monde contemporain et leurs conséquences pour la gauche. Marxism Today a été accusé d’avoir préparé le terrain idéologique du New Labour d’Anthony Blair – bien que ses principaux contributeurs se soient assez tôt nettement démarqués de ses orientations. (L’expression « New Times » et ses équivalents dans d’autres langues européennes ont été en usage dans les traditions socialistes, anarchistes et révolutionnaires, mais aussi conservatrices et réactionnaires, dès le XIXe siècle : sa reprise par les animateurs de Marxism Today combine son aura « prophétique » ou « eschatologique » héritée et sa réinterprétation dans le sens d’un « réalisme » du temps présent.)
(5) Sans se confondre avec elle, les analyses de Hall s’inscrivent dans une inspiration à certains égards similaire à celle des interventions presque contemporaines d’Alain Touraine et d’André Gorz, auxquelles il fait d’ailleurs explicitement référence.
(6) Eric Hobsbawm, alors membre de l’aile « réformiste » et eurocommuniste du Parti communiste de Grande-Bretagne, fut de même accusé d’apostasie après la publication de son article « The Forward March of Labour Halted ? [La marche en avant du mouvement ouvrier s’est-elle arrêtée ?] » (Marxism Today, sept. 1978, p. 279 à 286) qui affirmait, au moment où les syndicats britanniques étaient engagés dans des luttes cruciales (le Winter of Discontent de 1978-1979), que les conditions socio-historiques qui avaient dans la longue durée donné au mouvement ouvrier son impulsion et sa centralité étaient maintenant caduques – pour en déduire la nécessité d’une éviction de la gauche du Labour et la promotion d’une rénovation « modérantiste » du parti susceptible, censément, de rallier les classes moyennes. La réputation de preux et fidèle chevalier de l’anti-libéralisme et de pourfendeur des trahisons successives de la gauche institutionnelle que Hobsbawm a en France ne peut qu’éveiller le scepticisme d’une bonne partie des acteurs de la gauche de gauche britannique qui gardent le souvenir de ses interventions de la période Marxism Today. On lira avec intérêt sur ce point la recension des mémoires de Hobsbawm publié par Perry Anderson dans la London Review of BooksThe Age of EJH », LRB, 3 octobre 2002). Comparativement à Hobsbawm, Stuart Hall a bénéficié d’une relative indulgence de la part des critiques les plus vigoureux de l’aggiornamento dont Marxism Today fut l’épicentre, bien au-delà du PCGB, sans doute parce qu’il s’est effectivement toujours montré un peu plus soucieux de se démarquer de la thématique de « la fin de la lutte des classes » et d’inscrire ses analyses dans la perspective d’un projet politique de transformation radicale (voir notamment Ellen Meiksin Wood, The Retreat from Class, Verso, Londres, 1986). On rappellera, à titre de comparaison, pour éviter que ne soient tirées des conclusions trop rapides de la « proximité » ponctuelle de Hall et du jeune Blair, que Pierre Bourdieu manifestait dans les années 1980 sa sympathie pour Michel Rocard, ce qui ne l’empêcha pas de manifester dans les années 1990 aux côtés des chômeurs et d’investir son autorité intellectuelle dans le combat contre l’imposition du nouvel ordre néolibéral.
(7) Verso, Londres, 1985. Dans une perspective postmarxiste (post-marxiste, précisera Laclau), Ernesto Laclau et Chantal Mouffe refusent dans ce livre d’accorder à l’exploitation capitaliste et à la lutte des classes centralité ou éminence et, surtout, se détournent de la critique du fétichisme de la démocratie libérale pour seulement proposer la radicalisation, l’approfondissement et l’extension de cette dernière.
(8) Rappelons pour mémoire les thèmes caractéristiques de l’analytique du pouvoir selon Michel Foucault : le pouvoir n’est ni une substance, ni une propriété ; le pouvoir ne se possède pas, il s’exerce, il est relationnel et stratégique ; le pouvoir n’a pas de lieu assignable (institution ou appareil d’État), il est diffus et se caractérise par sa « capillarité » (la souveraineté de l’État et de la Loi ou la domination d’un groupe ne sont que des effets qui résultent de l’incorporation de multiples micro-pouvoirs disséminés à travers la réalité sociale) ; le pouvoir ne se confond pas avec la Loi, il n’en instaure pas le règne pacifiant : il est guerre perpétuelle ; le pouvoir incite et produit plus qu’il ne réprime ou interdit ; il relève davantage du « gouvernement », d’un effort pour conduire des conduites, qui présuppose le jeu des libertés, que de la contrainte ou de la coercition.
(9) Voir notamment à ce propos la critique des thèses de John Holloway que proposent Giuseppe Cocco et Antonio Negri dans GlobAL. Luttes et biopouvoir à l’heure de la mondialisation : le cas exemplaire de l’Amérique latine (trad. de Jeanne Revel, Éditions Amsterdam, Paris, 2007, p. 193-196). Sur la question de l’articulation du « moléculaire » et du « molaire » chez Negri-Hardt et chez Deleuze, on lira du regretté François Zourabichvili, « Les deux pensées de Deleuze et de Negri : une richesse et une chance. Entretien avec Yoshihiko Ichida », in Multitudes, n° 9, mai-juin 2002 (reproduit dans Yann Moulier Boutang (coord.), Politiques des multitudes. Démocratie, intelligence collective et puissance de la vie à l’heure du capitalisme cognitif, Éditions Amsterdam, Paris, 2007).
(10) Sur Gramsci, la généalogie du concept d’hégémonie, les questions qu’il cristallise et leur traitement dans les débats des années 1960 et 1970 (notamment chez Louis Althusser, Nicos Poulantzas et Ernest Mandel), on lira l’article de Perry Anderson, « The Antinomies of Antonio Gramsci », in New Left Review, n° 100, nov.-déc. 1976, p. 5-78.
(11) PUF, Paris, 1978. Les analyses de Nicos Poulantzas (1936-1979), critiquées à l’époque pour leur « réformisme » et leur proximité avec les thèses de l’eurocommunisme, insistent sur le caractère relationnel de l’État (« condensation matérielle des rapports de forces » entre les classes, l’État ne peut être séparé des différentes configurations des rapports sociaux) et, indissociablement, sur l’absence d’extériorité des forces révolutionnaires par rapport à son fonctionnement, ce qui le conduit à penser une possible transition socialiste non pas comme émergence d’un « double pouvoir », émergence d’un non-État face à un État en voie de dépérissement, mais comme transformation démocratique radicale de l’État « de l’intérieur ». Sur Nicos Poulantzas, on pourra lire, d’Étienne Balibar, « Communisme et citoyenneté. Réflexions sur la politique d’émancipation à la fin du xxe siècle », communication au colloque international en mémoire de Nicos Poulantzas : « Le politique aujourd’hui », Athènes, 29 sept.-2 oct. 1999 (Actuel Marx, n° 40, 2nd trimestre 2006). Étienne Balibar y propose une élaboration de son concept d’État national social du point de vue des problèmes soulevés par L’État, le pouvoir, le socialisme.
(12) Hutchinson, Londres, 1976, et Macmillan Press, Londres, 1978. On regrettera, dans Le Populisme autoritaire – outre l’absence d’introduction qui, en dépit des précieuses notes des traducteurs, aurait été nécessaire – celle de textes de cette période clé dans l’élaboration de cette notion.
(13) Saluons la traduction récente de Sous-Culture. Le sens du style de Dick Hebdige (trad. Marc Saint-Upéry, La Découverte, coll. Zones, Paris, 2008 [1979]).
(14) Stuart Hall s’inspire ici non seulement d’Antonio Gramsci, mais aussi, plus directement, d’Ernesto Laclau (Politics and Ideology in Marxist Theory, New Left Books (Verso), Londres, 1977). Pour Ernesto Laclau, la « rupture populiste » présuppose que l’espace social se dichotomise (« eux » et « nous », ceux d’« en bas ») et que les canaux institutionnels existants, par lesquels transitent les demandes sociales, aient perdu leur efficacité et leur légitimité ; les contenus politiques les plus divers étant susceptibles d’une articulation populiste, l’appui ou l’opposition à tel ou tel mouvement populiste dépendra de l’évaluation de ses contenus et non pas seulement de la forme populiste de son discours.
(15) Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979, Seuil et Gallimard, coll. Hautes Etudes, Paris, 2004. Thomas Lemke a été l’un des premiers à souligner les parallèles entre la théorie foucaldienne de la gouvernementalité et certains développements récents de la théorie marxiste, ainsi que son utilité pour la compréhension du néolibéralisme (voir notamment « « Marx sans guillemets » : Foucault, la gouvernementalité et la critique du néolibéralisme », trad. de Marc Chemali, Actuel Marx, n° 36, 2nd trimestre 2004, p. 13-26).
(16) Stuart Hall, Le Populisme autoritaire, op. cit., p. 15.
(17) « … on peut toujours changer les choses pour peu qu’on y mette du sien », proclame ainsi Stuart Hall (Le Populisme autoritaire, op. cit., p. 14).
(18) L’usage de ce terme s’impose depuis les années 1990 chez certains politistes et historiens, sans doute après la parution du livre de William P. Kreml, Losing Balance. The De-Democratization of America (M. E. Sharpe Inc., New York, 1991). Il est au coeur des travaux récents de Charles Tilly (Charles Tilly, Democracy, Cambridge University Press, Cambridge, 2007).

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