Cela fait un certain temps que j'observe les exploits des Femen et que je suis très dérangée par la manière dont elles s’acquittent de leur « mission ». Parce que les actions des Femen sont aussi contre-productives que préjudiciables aux femmes musulmanes à travers le monde. Pour moi, et pour des centaines de femmes qui ont pris contact avec moi au cours des derniers jours, leurs tactiques font partie de la guerre idéologique qui se joue entre divers éléments néo-coloniaux de l’Ouest et des sociétés islamiques. Leur but n'est pas de nous émanciper de notre esclavage présumé. Il vise plutôt à renforcer l'impérialisme occidental et à assurer le consentement de la poursuite des guerres contre les pays musulmans.
En dépit de mes vues personnelles sur l'efficacité des actions d'Amina Tyler, j'espère qu'elle est saine et sauve. Cependant, je ne vois pas comment décréter une «Journée Topless Jihad», afin de la «soutenir », aura le moindre effet positif sur son sort. Une politique fondée sur «Nous, femmes musulmanes, nous allons nous mettre nues » est non seulement contre-productive, mais elle est absurde. C'est ce qui m'a incité à lancer cette «Journée de la fierté des musulmanes».
Il semble que beaucoup d'autres femmes musulmanes, à travers le monde, soient d'accord avec ma position. Et que, tout comme moi, elles rejettent clairement et fermement l’invitation des Femen.
Ainsi, au lieu de se « mettre à nu » les femmes musulmanes à travers le monde, qu’elles portent le hijab, le niqab, ou une « tenue occidentale », ont tweetées et envoyées des photos d'elles sur Facebook. Photos où elles brandissaient des pancartes disant au monde pourquoi elles étaient fières de leur identité et n'avaient pas besoin que des femmes racistes et islamophobes leur dictent la façon dont elles devaient s'habiller. Le grand nombre de participants (et de soutiens) est révélateur du niveau de colère et de frustration que ressentent les femmes musulmanes, étant perpétuellement infantilisées et chaperonnées par des goupes tels que Femen.
Dans notre lettre ouverte aux Femen, nous avons fait référence à elles comme des «féministes coloniales». Je crois que c'est le terme le plus approprié pour rendre compte de leur marque particulière quant au féminisme. De Hélène de Troie, cette figure pour laquelle on a lancé un millier de navires s'il faut en croire Homère, au prétexte de la libération féminine entourant l'invasion de l'Afghanistan, les femmes ont toujours été utilisées comme des pions par les hommes, afin de légitimer la guerre. Les Femen ne sont que le dernier chapitre de la longue histoire du Gender impérialisme, qui vise à la « fabrique du consentement » et à établir des priorités idéologiques, afin de justifier la guerre. En occultant le rôle des pays occidentaux dans l'oppression des femmes musulmanes et en se concentrant uniquement sur les hommes musulmans, elles cherchent à diaboliser un peu plus l'Islam, et non pas à libérer les femmes musulmanes.
Dans sa dernière contribution au Huffington Post (Grande Bretagne), Inna Shevchenko suggèrait que ce sont des « barbus armés de couteaux » qui sont derrière notre campagne, nous ne serions que des marionnettes. Ce faisant, elles disqualifient notre droit à l'auto-expression, en le rendant impossible.
Elles laissent entendre ainsi que les femmes musulmanes sont incapables de parler pour elles-mêmes. C'est une tentative flagrante de nier que nous aillons une « puissance d’agir » (agency) sur nos propres existences. Ce genre d’infériorisation symbolique explique pourquoi tant de femmes musulmanes sont tellement en colère contre les Femen.
La période qui a précédé la guerre en Afghanistan est un excellent exemple de la façon dont le féminisme a été utilisé pour construire et diffuser des stéréotypes négatifs sur les femmes musulmanes, afin de soutenir les fauteurs de guerre. L'ancienne Première Dame, Laura Bush, a fourni un « acte de langage » (speech act) sur ce que l'on peut appeler le sort des femmes afghanes, qui tournait autour d’un objet de référence, la burqa, qui devenait un obstacle à la liberté.
Le sort des femmes afghanes rapporté ici a été utilisé pour manipuler l'opinion publique de manière à présenter cette guerre comme une croisade féministe (et donc bien intentionnée) visant à les libérer. La réalité brute (voire sombre), c’est que la méthode choisie pour libérer ces femmes, à savoir les bombardements, les meurtres et les viols…, avait été cyniquement recouverte par la ferveur qu'on avait mise à sauver ses femmes de leurs bourreaux musulmans (mâles).
Dans un contexte où nous sommes constamment mis en garde contre un «choc des civilisations» et où « l'Occident » est en état de guerre perpétuel avec les pays musulmans, il y a un besoin fondamental de déshumaniser «l'ennemi». L'accent excessif mis sur l'homme musulman est le pendant de l'occultation totale qui est faite de la misogynie et l'oppression de l'Occident vis-à-vis des femmes musulmanes. Par ailleurs, l'action des Femen s'inscrit parfaitement dans les tropes médiatiques les plus galvaudés, où l’on oppose les valeurs occidentales modernes aux valeurs traditionnelles musulmanes, créant ainsi une représentation caricaturalement dichotomique : de «soi» (l’Ouest) et des «autres» (les musulmans).
Des discours se fondant uniquement sur la façon dont les femmes s’habillent ont déjà été utilisés historiquement pour justifier l'oppression contre l’ensemble du groupe dominé auquel elles appartiennent. Les colonialistes français déchiraient physiquement le voile porté par les femmes indigènes, lors de la Révolution algérienne. Dans son essai L'Algérie se dévoile, dans lequel il examine le rôle des femmes dans les sociétés colonisées, Frantz Fanon cite les autorités coloniales françaises : « Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où l’homme les cache. » Les néo-conservateurs et les islamophobes utilisent encore la même approche pour maintenir les femmes musulmanes sous leur domination.
L'hyper-sexualisation de la campagne de Femen et l'injonction insistante qui est faite aux femmes musulmanes pour qu’elles se déshabillent, en guise de geste d'émancipation, est un symptôme révélateur des fantasmes orientalistes qui les animent.
Lorsque les puritains, prudes chrétiens d'Europe, sont entrés en contact avec le monde musulman, les femmes musulmanes étaient inaccessibles à l'homme occidental, mais cela n'a pas empêché des écrivains, spécialisés en littérature de harem, de fabriquer de fantasmatiques rencontres sexuelles et de les présenter comme la réalité. Les femmes musulmanes étaient dépeintes comme des esclaves sexuelles, se prélassant dans des harems, destinées aux plaisirs sexuels des hommes musulmans. Cela a conduit à un imaginaire, à une construction où la «femme musulmane» est vue comme un objet de soumission sexuelle. Les tactiques des Femen donnent à penser que cette mentalité n'a pas changé. Maintenant que l'Occident s’est soi-disant libéré sexuellement, la femme musulmane (« l'Autre ») représente un esclave sexuel dissimulé, essayant désespérément de fuir hors de sa burqa étouffante et de son mariage forcé.
Je ne nie pas le fait qu'il y ait des problèmes dans le monde musulman. Cependant, l'histoire a montré que l'Occident a occasionné directement (à travers l'esclavage, le colonialisme et le néo-colonialisme) et indirectement (par le soutien de régimes oppressifs et misogynes comme l'Arabie saoudite) plus de dégâts aux femmes musulmanes que les hommes musulmans eux-mêmes. C'est pourquoi je m'oppose avec véhémence à l'imposition universelle des Femen et à leur ordre du jour néocolonial.
Si les Femen voulaient vraiment aider les femmes musulmanes, elles devraient tenir compte du fait que pendant trop longtemps celles-ci ont été marginalisées, bombardées, violées, tuées, et réduites en esclavage par des hommes du monde occidental. Aussi devraient-elles travailler dans leur propre pays à empêcher les guerres à venir contre les pays musulmans, et à aider à faire tomber les barrières qui nous séparent. Ou peut-être devraient-elles s'en tenir à libérer les femmes occidentales.
Nous avons été submergés, et nous en sommes extrêmement reconnaissantes, de messages de soutien et d'encouragement qui nous ont été faits par des non-musulmans venant du monde entier. Par exemple, une femme des Etats-Unis nous a envoyé une photo sur laquelle elle montrait comment elle avait façonné un hijab et un bandeau à partir d’un morceau de tissu, en solidarité avec notre droit à les porter. Des féministes occidentales telles que les Those Pesky Dames se sont également prononcées en faveur de notre campagne. Ceci montre qu'il est possible de dépasser son ethnocentrisme.
Malgré la popularité de notre campagne et le message fort qu'elle a permis de faire passer, les Femen ont continué à afficher un mépris évident pour notre « puissance d’agir » (agency) et elles n’ont cessé de tenter de minimiser la légitimité de nos voix collectives. Elles se sont efforcées de rejeter notre campagne en utilisant des méthodes fort peu avouables. En outre, il n'y a eu de leur part aucune volonté de poser un débat intellectuel, ni de nous opposer des arguments constructifs en rapport aux points soulevés. Aucune tentative n’a été faite pour entrer en contact avec nous. Notre lettre ouverte n' a reçu aucune réponse. Au lieu de cela, Inna Shevchenko a déclaré qu'elle nous attendait sur la «ligne de front», mais nous ne désirons pas nous engager dans ces conditions.
Pour nous, en réalité, il ne s'agit pas d'un conflit personnel avec les Femen. Ce qui nous intéresse, c’est le tableau d'ensemble, c’est-à-dire de changer les attitudes et les perceptions, de favoriser une meilleure compréhension entre les musulmans et l'Occident.
C'est l'occasion pour nous de raconter nos histoires, de faire entendre nos voix, de maîtriser nos propres récits. Les Femen peuvent espérer un été chaud, elles peuvent se mettre nues tous les jours, si ça leur chante, mais la grande majorité des femmes musulmanes ont montré qu’elles n’étaient pas prêtes à les rejoindre sur ce terrain-là.
Sofia Ahmed
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