Contrairement aux apparences, le débat autour de l'affaire dite "Baby Loup" relative au licenciement d'une employée de crèche ayant refusé de retirer son voile au travail, ne porte pas sur la défense de la laïcité. Si c'était le cas, personne ne serait étonné que la Cour de cassation, sensée juger strictement en droit, ait cassé les décisions précédentes du juge du fond, qui violait objectivement la liberté d'expression, en l'occurrence la liberté d'expression religieuse.
Rappelons qu'il s'agit en l'espèce d'un simple foulard, qui ne masque en rien le visage. Alors, pourquoi un tel scandale, presque unanimement reconnu, de droite à gauche, au point que le ministre de l'intérieur, Manuel Valls, sorte même de sa réserve en pleine séance du Parlement. Au point que l'on projette déjà une loi pour nous préserver du désastre, tandis qu'un sondage BVA affirme que plus de 80 % des Français souhaiteraient une interdiction s'appliquant à l'ensemble des entreprises privées et des lieux accueillant le public.
Le débat est en réalité nourri par le sentiment de faire face à une catastrophe imminente qu'il faudrait à tout prix éviter, au prix même de la violation des droits de l'homme. S'il s'était agit d'un bonnet quelconque ou d'une robe safran symbolisant l'appartenance au bouddhisme, il est clair que l'affaire n'aurait pas eu lieu.
Le problème n'est même pas l'islam en tant que tel, mais le sentiment obsessionnel d'être assiégé, autrement dit l'angoisse de l'islamisation. Sans cette angoisse, on ne pourrait comprendre la sortie d'un Claude Guéant, pour qui le nombre de musulmans pose un problème en tant que tel, ou l'usage normalisé du mot "occupation" pour évoquer les prières de rue (quel que soit le problème que cela peut par ailleurs poser et qu'il faut bien sûr résoudre), on n'écrirait pas que la forte concentration de musulmans dans les quartiers populaires permet d'améliorer leur capacité de "mobilisation", on ne considérerait pas que la présence de rayons halal dans un supermarché est un problème de sécurité nationale, et je ne recevrais pas moi-même toutes les semaines des dizaines de lettres me traitant de "collaborateur" seulement parce que j'écris ce que je viens d'écrire.
L'idée d'islamisation repose sur deux évidences jugées indiscutables. La première est quantitative : la proportion de musulmans dans la population s'accroîtrait sans cesse ; la deuxième est qualitative : les musulmans chercheraient à s'imposer contre "nous". Bref, nous serions en guerre.
État de siège
Depuis quand nous sentons-nous en état de siège ? L'année charnière est à mon avis 2003. C'est très exactement à partir de cette période que naissent l'ensemble des associations anti-islamisation, comme l'Observatoire de l'islamisation, qu'elles soient à l'origine de droite, comme le Bloc identitaire, ou de gauche, comme Riposte Laïque.
Et c'est aussi en 2003 que François Baroin rendra, à la demande du premier ministre de l'époque, Jean-Pierre Raffarin, un rapport dans lequel il propose une nouvelle laïcité qui peut se révéler, dans certaines conditions, incompatible avec les droits de l'homme.
C'est à partir de là que la grande bifurcation a lieu. Jusque-là, la laïcité, c'était l'application des droits de l'homme, à travers, par exemple, la neutralité des agents dans les services publics, mais nullement la neutralité des publics eux-mêmes qui, au contraire, devaient être protégés dans leurs choix de vie.
La loi de 2004 proscrivant les signes religieux ostensibles, et visant implicitement le foulard, sera la première application du programme de cette nouvelle laïcité en situation de guerre. La justification officielle en sera la protection des mineurs contre les pressions éventuelles de la famille.
Elle sera respectée par les musulmans, mais la guerre juridique continuera néanmoins, cette fois contre l'extrême minorité de femmes adultes portant le voile intégral. La justification essentielle sera alors la nécessité d'identification du visage.
Mais aujourd'hui, quelle justification trouver, alors que l'on propose de légiférer pour interdire le simple foulard un peu partout, dans les entreprises privées et même dans l'espace intime des nounous de cultures musulmanes qui devraient à la limite changer leur décoration intérieure lorsqu'elles gardent des enfants !
Sommes-nous en état de siège ? Certes, il y a des mouvements intégristes musulmans, mais ils sont très minoritaires, et il y a aussi des associations féministes musulmanes, y compris de femmes voilées qui se battent contre le machisme des hommes musulmans. Certes, il y a beaucoup de musulmans qui rejettent l'homosexualité, comme nombre de catholiques d'ailleurs, mais il y a aussi des associations d'homosexuels musulmans qui se battent pour faire reconnaître leurs droits. Certes, il y a une ferveur religieuse nouvelle, des formes de visibilité parfois surprenantes. Mais il n'y pas d'intention de s'imposer.
D'ailleurs, contrairement aux idées reçues, le Conseil français du culte musulman ne demande pas l'imposition de repas halal dans les cantines ni le financement des mosquées, mais seulement une égalité de traitement avec les autres religions.
Contrairement aux idées reçues, les musulmans européens et français n'ont jamais demandé la limitation de la liberté d'expression à la suite des affaires dites "des caricatures", même s'ils ont tenu à exprimer leur émotion. Certes, il y a des terroristes qui se revendiquent de l'islam. Il y a eu l'effroyable Mohammed Merah.
La blessure narcissique du Monde européen
Alors oui, il faut des politiques fortes de lutte contre le terrorisme. Oui, il faut défendre les femmes, musulmanes ou non, contre le machisme. Mais que pourraient bien apporter une loi qui interdirait à une mère de famille d'aller travailler armée de son simple foulard ? La laïcité d'exception, comme il y a des tribunaux d'exception en temps de guerre, dont une telle loi serait l'émanation, ne ferait que renforcer la frustration et éventuellement l'extrémisme.
Mais pourquoi ce mythe dévastateur de l'islamisation ? Revenons encore à 2003, qui est aussi l'année de l'intervention américaine en Irak, qui s'est déroulée sans réelle concertation avec les Européens, pour la première fois dans un conflit de cette ampleur.
L'Europe, qui avait déjà perdu sa prééminence économique et militaire, a maintenant perdu aussi ce qui lui restait encore : sa prééminence symbolique. Une multitude de crises suivront, débats sur les racines chrétiennes de l'Europe, sur une Constitution commune, sur les identités nationales. Pour aboutir à ce sentiment de déclin irréversible partagé par une majorité de Français, sentiment de peur devant les nouvelles grandes puissances comme la Chine.
C'est à partir de cette blessure narcissique du monde européen, plus cruellement ressentie dans cette France qui a construit le mythe de sa propre exception et de son universalité, que l'on doit comprendre l'angoisse de l'islamisation.
L'islamisation, c'est la mise en scène morbide de l'extinction de la culture européenne. Et c'est cette mise en scène qui alimente un nouveau populisme, qui n'est plus ni de droite ni de gauche. Le Front national, d'ailleurs, n'est plus d'extrême droite, il est anti-capitaliste d'une part, et anti-islamisation de l'autre. Idéologie que l'on retrouve à l'UMP (avec la Droite forte, et le titre de sa Charte, entièrement focalisée sur la mise en place de mesures d'exception visant l'islam) comme au Parti socialiste.
Si nous ne voulons pas vivre demain dans un régime d'exception, sans doute faudrait-il mettre en place les conditions d'un vrai débat sur le vivre ensemble.
Raphaël Liogier
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