« Camarades congénères, c’est-à-dire de même génération, vous êtes, comme les terroristes italiens passés indics qui achètent leur grâce contre la dénonciation de leurs complices, des « repentis ». « Camarades » : ça vous fait sourire, et pourtant vous êtes toujours en camaraderie, même si vous vous dénoncez les uns les autres.
La camaraderie qui subsiste entre ceux qui n’ont plus en commun, avec les ans, que le reniement de leur contestation passée, prend un goût amer, ignoble, de complicité, celui du poison versé goutte à goutte dans l’âme jusqu’à y assassiner toute fierté et toute poésie. Allons, « camarades », on se connaît bien tous ! On se tient les coudes, on se tire dans les pattes, entre « ex-soixante-huitards » ; mais, avant tout, on est dans le même bain tiède et boueux, qui me salit avec vous, puisque, vous connaissant personnellement, j’y trempe aussi, le bain infect de la camaraderie, qui excuse tout ! « Cette camaraderie […] corrode les plus belles âmes. Elle rouille leur fierté, tue le principe des grandes oeuvres et consacre la lâcheté de l’esprit. En exigeant cette mollesse de conscience chez tout le monde, certaines gens se ménagent l’absolution de leurs traîtrises, de leurs changements de parti. Voilà comment la portion la plus éclairée d’une nation devient la moins estimable » (Balzac).
À voir comment, d’un bord politique à l’autre, d’un journal à un ministère, vous vous renvoyez l’ascenseur, on ne peut que donner raison à l’auteur d’Une fille d’Ève quand il décrit l’effet pervers de ces amitiés de génération entre jeunes, puis moins jeunes ambitieux. Évidemment, vous me reprocherez de manquer à cette amitié. Je me brouille avec vous. Amitié vile, que celle qui soude ensemble les cyniques de bas étage (il existe un cynisme de haut vol, mais c’est un exercice solitaire), faite de mépris réciproque et d’arrangements de conscience. Amitié et camaraderie qui sont aussi de la haine, haine de soi et des autres, haine du groupe pour le dehors et le dedans.
Chers repentis, chers sumparanekromenoi, chers amis du crime, chers sociétaires de l’amicale des (faux ou vrais, qu’importe) ex-gauchos, ex-contestataires, ex-révoltés, ex-maris toujours en divorce de Mai 68, aujourd’hui membres à vie du club ouaté des renégats ! C’est la vie, l’âge, le jeu des générations, me chuchotez vous. N’avions-nous pas juré que nous, du moins, nous y échapperions ? D’ailleurs, où est la génération suivante ? Où sont nos propres contestataires ? D’une certaine façon, la pire, nous sommes en effet restés fidèles à notre serment ; comme le mercantilisme ou l’arrivisme continuent d’employer les méthodes du noyautage et de l’agit-prop gauchiste, nous restons paradoxalement fidèles à notre jeunesse en occupant tout le terrain, en bloquant tout avenir. Pas de nouveaux, voilà le mot d’ordre secret. Jeunes pour toujours, les quarantenaires de la classe 68 barrent résolument la route à tout ce qui est né après eux. Peut-on ne vivre que d’avoir été, et de renier ce qu’on a été ?
Oui, je sais, toute génération oublie ses idéaux, ou, pire, les « réalise », comme on « réalise » un bien de famille en le vendant. Mais elles ne se font pas toutes les apologistes, les champions du reniement, elles n’en font pas toutes leur spécialité, seul plat réchauffé toujours repassé au public. Elles ne portent pas toutes leur crachat en décoration. Voyez les ex-guérilleros du Quartier latin exiger la guerre préventive contre Kadhafi, les militants ouvriéristes devenus patrons de choc, les trublions entrés dans l’appareil d’État. Certes, vous avez échangé le joint contre la cocaïne, les cheveux longs contre le cigare, le scooter contre la Porsche et le jeans contre le costard trois-pièces ; et vous donnez des leçons, vous régentez la morale, vous admonestez les autres ! Même avec un Stetson et des bottes, l’ancien gauchisme léniniste reste reconnaissable à ses méthodes, à son arrogance. Nouveaux bourgeois issus de Mai 68, ce ne sont pas les contenus de vos abjurations successives qui sont en question mais l’opportunisme comme forme unique de pensée, et les techniques d’intox autoritaires, mises au service de nouvelles fins, que vous continuez d’utiliser.
Désavouer votre passé : telle était donc la tâche à laquelle vous étiez réservés ; tâche ingrate, travail de Danaïdes : le tonneau du reniement n’est jamais plein. Il ne vous suffit pas de récuser vos buts anciens, il vous faut élever l’apostasie au pinacle, au statut de suprême valeur, la placer là où
était la Révolution et mettre à son service idéologique la même ardeur dévote. Reniez vos idées, votre passé, votre indignation, votre position du mois précédent, reniez votre reniement et déguisez-le en fidélité, ne soyez fidèles qu’au reniement lui-même, reniez encore et toujours, devenez militants du reniement ; ne conservez de votre phase contestataire que la seule chose que vous devriez jeter, cette méthodologie de la manipulation qui n’avait pour excuse que d’être au service d’une noble cause ; de tout cela, il vous restera toujours quelque chose, une petite prébende, un poste officiel, une petite célébrité du moment. La célébrité douteuse du repenti.
»
[Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary]
De la mauvaise conscience du renégat
Publié par Le Bougnoulosophe à 3/20/2013
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1 commentaire:
C'est lorsqu'on compare avec la figure de renègat, figure très française, qu'on s'apperçoit qu' Angela Davis est une très grande dame !
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