Le colonisé comme corps d'exception

I.

Rien, jamais, ne remplacera le témoignage de ceux qui ont vécu le drame. La pensée ne peut qu'en prendre le relais pour dire à son tour, à sa façon, ce qui s'est passé. Voici un passage du témoignage poignant de Djoughlal Ahmed, Algérien, arrêté et brutalisé avec une autre personne, porte de la Chapelle :


" Les policiers nous ont dit qu'ils nous emmenaient chez un docteur. Nous sommes montés tous les deux dans la voiture. Il y avait le chauffeur et un agent armé d'une mitraillette. Quand la voiture a démarré, je ne sais si le policier fut saisi d'une crise de folie ou s'il a agi par esprit répressif, en tout cas, il avait la bave à la bouche, les yeux fous. Il élevait son gourdin à hauteur de sa tête et nous l'abaissait de toutes ses forces sur tous les membres du corps. Le frère qui était avec moi est tombé évanoui sous les coups. Quand la voiture s'est arrêtée, le chauffeur est descendu et nous a dit de descendre. Toujours sous la menace de la mitraillette, nous sommes descendus et ce que nous avons vu nous a fait entrevoir que notre mort était proche. On a commencé à faire des prières, nous avons compris. L'eau froide de la Seine était à 2 mètres. C'est cela le docteur pour mettre fin à nos souffrances." (1)

Le 17 octobre 1961, à Paris, plusieurs dizaines d'Algériens qui entendaient manifester pacifiquement contre le couvre-feu que leur imposaient les autorités ont été assassinés ou particulièrement brutalisés par les forces de police. Ce passage à l'acte, marqué d'une haine singulière, s'oppose à ce point aux principes censés être au fondement de l'Etat de droit qu'il a été longtemps nié en tant que tel. De ce crime particulier, il nous est difficile aujourd'hui encore de donner une détermination précise. Il est cependant clair que pour avancer dans l'intelligence de ce qui s'est passé ce jour-là, c'est du côté de l'image du colonisé algérien, dominante dans la représentation française des composantes de la société, qu'il faut se tourner. Cette image est une production, elle est l'effet de discours sociaux et d'actions étatiques menées sur le long terme et dont l'objet était le colonisé algérien. Au fondement de cette représentation, il y a le dispositif légal dans lequel furent pris les colonisés algériens et qui les a définis comme corps d'exception. Cette institution a non seulement rendu possible le massacre du 17 octobre 1961 en levant le sentiment de culpabilité qui aurait dû normalement accompagner un tel acte, mais encore n'a pas été étrangère à la haine rare qui a saisi les auteurs de cet acte.

Afin d'arriver au cœur du sujet, il faut sans doute aller au-delà de l'acte lui-même et s'interroger sur ce qu'était ce corps d'exception qui définissait le colonisé, s'interroger sur la construction juridique qui l'enserrait et, en définitive, a rendu possibles les exactions qu'il a eu à subir. Une telle démarche permettrait de ne pas perdre de vue que le corps d'exception renvoie à autre chose qu'un accident dans l'histoire de l'Etat de droit et qu'il est au contraire un élément constitutif et pervers de sa structure. Il ne nous est pas permis de négliger un fait essentiel : la soumission, dès le début de la colonisation, d'une population civile tout entière - la population colonisée - à un régime juridique d'exception.

La soumission des colonisés à ce régime d'exception est à l'origine de l'image de ce corps d'exception avec lequel ils se confondront désormais dans la représentation sociale. Le corps auquel est réduit le colonisé est précisément un corps d'exception, parce qu'il était soumis à un droit pénal parallèle dérogeant au droit commun à l'égard des seuls colonisés et installé au cœur même du dispositif de la démocratie instituée.

L'exception dans laquelle sont relégués les colonisés apparaît dans toute sa clarté à partir de 1955, lors de la guerre de libération. La période est marquée par une série de dispositions prises et d'actions menées essentiellement à leur encontre et dont l'essentiel ressortit à un droit répressif spécifique. Ce dernier consistait en un dispositif de répression légal de plus en plus raffiné, fonctionnant en dehors des procédures régulières du droit, dans le but déclaré de rendre efficace la lutte contre les maquis et la guérilla urbaine et pallier ainsi la lenteur des procédures de justice.

Considérées pour elles-mêmes, les dispositions prises durant cette période pourraient s'avérer trompeuses, notamment si l'on suppose qu'elles étaient liées à la seule situation d'exception induite par l'état de guerre. Elles trouvaient en réalité de nombreux précédents dans la condition générale imposée aux colonisés en Algérie, elles étaient le prolongement, la continuation du dispositif, permanent pour l'essentiel, qui leur était spécialement réservé. Un dispositif caractérisé essentiellement par la violation du principe d'égalité devant le droit pénal et celui de la personnalité des peines. Le transfert des pouvoirs répressifs à l'administration remettait en question, quant à lui, le principe de la séparation des pouvoirs(2). Il apparaît donc indispensable de ne plus considérer la littérature juridique coloniale comme une simple anecdote ou curiosité historique mais de lui redonner la place qui doit être la sienne dans la pensée de la structure de l'Etat de droit, c'est-à-dire l'Etat dans lequel nous vivons aujourd'hui.

II.

Nous devons donc nous rendre à l'évidence : la détermination du colonisé comme corps d'exception n'est pas liée à la seule guerre de libération, et en rester à un tel rapport ne permettrait pas de penser la spécificité de cette détermination. Cette guerre n'a fait que permettre, en effet, le rétablissement violent de la législation spécifique et discriminatoire qui a été réservée aux colonisés algériens pratiquement sans interruption jusqu'à l'ordonnance du 7 mars 1944 abolissant l'ensemble des mesures d'exception.

Un tel rappel, selon lequel la condition des colonisés algériens de 1954 à 1962 - les colonisés en tant que corps d'exception - n'est pas simplement liée à l'état de guerre dont elle semble dépendre a priori, nous oblige à déduire la conséquence suivante, qui révèle la nature paradoxale du statut des colonisés : la condition spéciale ou d'exception dans laquelle se trouvaient les colonisés algériens s'est confondue tout au long de la colonisation de l'Algérie avec ce que l'Etat considérait être leur condition normale. L'exception est cette détermination spécifique qui caractérisait en permanence le corps des colonisés, parce que la juridiction spéciale, parallèle à l'ordre du droit commun, dans laquelle ils ont été pris a fonctionné en tant que norme.

La détermination du colonisé en tant que corps d'exception n'est donc pas liée à la guerre et n'est pas une simple interruption du régime normal du droit. Elle est la radicalisation d'une organisation permanente de la condition faite à une composante de la société qui, en tant que telle, a été légalement placée à l'extérieur du régime général du droit.

Dès les premières années de l'insurrection, en 1955 et 1956, le gouvernement français décida de déclarer l'état d'urgence et de créer les pouvoirs spéciaux. L'armée et l'administration se trouvaient ainsi dotées de pouvoirs qui avaient été longtemps exercés en dehors des principes généraux du droit. Ces pouvoirs ordonnaient les populations algériennes en les rangeant précisément à l'extérieur du droit pénal commun.

Mais, il faut le souligner, les instruments de répression qu'étaient l'état d'urgence et les pouvoirs spéciaux ont soumis les colonisés à un régime parallèle déjà présent dans la situation qui leur était faite antérieurement. Ce qui allait varier, c'était l'ampleur et l'intensité de la violence utilisée et de la répression exercée, liées à un contexte nouveau, celui de guerre. La condition des colonisés en tant que telle, dans son essence, pour ainsi dire, n'avait pas changé.

III.

Le point vif de cet arrangement, intimement inscrit dans la société par l'Etat de droit, consiste dans la production et le maintien de l'ambiguïté qui entoure l'institution du colonisé en tant que corps d'exception. Le colonisé est en effet un individu résidant sur le territoire français, artificiellement classé puis légalement rangé à l'extérieur de l'ensemble composant les membres du souverain, de la nation, régis quant à eux par les règles générales du droit. En ce sens, il n'est pas à vrai dire un corps extérieur. Sa situation est une situation de dépendance, plus complexe donc que celle de la simple extériorité, plus difficile, plus fragile. Le corps d'exception, enveloppe instituée qui recouvre tout un groupe que l'on n'admet pas dans la citoyenneté et auquel on attribue de manière arbitraire une homogénéité ethnique ou raciale (le statut personnel joue le rôle d'un opérateur de conversion permettant de réduire de façon imaginaire l'ensemble des colonisés à une seule entité), est encore un membre de la société française. En effet, ce corps considéré comme indigne de la citoyenneté possède la qualité de Français, de sorte qu'il est contenu dans cette société, inclus en tant que non compté, inclus en tant qu'exclu.

L'ambiguïté que présente dès lors le statut du colonisé - membre non inclus de la nation - est ainsi le résultat d'une opération institutionnelle consistant dans la conjonction d'un corps et d'un dispositif juridique qui a précisément pour résultat d'emprisonner ce corps dans un régime d'exception. Un emprisonnement qui se traduit par l'indifférenciation des deux. C'est bien cela, l'image du colonisé fabriquée et transmise aux générations successives : un corps et une exception indifférenciés, un régime d'exception collant à la peau du colonisé. Image transmise et reçue comme telle, c'est-à-dire comme valeur colportant cette " vérité " qui fait du colonisé un être dangereux, situé en dehors de l'univers de la Raison, et auquel il faut logiquement appliquer un régime de peines spécial. L'ensemble du dispositif se fonde ainsi sur une nécessité logique. Ce n'est donc pas une population civile indéterminée qui est soumise au régime d'exception, mais une composante très précise de la société, une masse de corps indifférenciés, quel que soit en définitive l'espace du territoire national dans lequel ils évoluent. On ne saurait penser la condition des colonisés sans la référence à l'image du corps d'exception. Un corps représenté ainsi non pas simplement comme une réalité objective sur laquelle porteraient les coups de la répression coloniale, mais bien comme ce corps imaginé et institué par l'Etat et qui porte en lui, comme sa condition spéciale d'existence au sein de la nation, le principe qui régit la domination coloniale, c'est-à-dire le principe de subversion du rapport d'égalité au cœur des agencements et du dispositif démocratiques eux-mêmes. Ce principe qui colle donc à la peau du colonisé est ce que l'on pourrait appeler le principe d'arbitraire, le principe indiquant que le corps en question est susceptible d'être réprimé et brutalisé, sans possibilité sérieuse de recours légal. Ainsi, l'affaire ne consiste pas seulement en une classification, en un rangement des composantes de la société. Elle suppose l'inscription de l'exception à même le corps du colonisé, de sorte que ce corps fonctionne dans le système institutionnel comme un symbole, le symbole de la division inégalitaire de la société.

C'est cela - l'emprisonnement d'un corps dans un régime d'exception - qui rend concevable l'idée selon laquelle, contre ce corps, le passage à l'acte est possible et même dans certaines circonstances licite, jusqu'à la mise à mort sans les formes. En ce sens, on peut dire du colonisé qu'il est un être susceptible de devenir homo sacer : celui que l'on peut mettre à mort sans les formes (3).

Dans cette perspective, les désignations ignobles parfois substituées au nom indigène qui sert à identifier le colonisé doivent être comprises non pas comme de simples injures, mais comme le signe que l'individu que l'on désigne ainsi n'est pas tout à fait une personne. Il est simplement et irréductiblement ce contre quoi il est permis de commettre les pires actes, lorsque les circonstances (objectives, mais aussi subjectives) le commandent. Sans la référence à la représentation qui met en scène l'image du colonisé en tant que corps d'exception, la mise à mort de masse et la haine libérée qui ont marqué ce jour sombre du 17 octobre 1961 resteraient - dans le meilleur des cas - pris dans le discours de la morale et seraient sans aucun doute considérées comme un accident de parcours de l'Etat de droit.

IV.

Le corps d'exception qu'est devenu le colonisé n'est évidemment pas la seule institution historique qui tende à priver les individus du rapport instituant fondamental, celui de l'appartenance au corps politique, au peuple titulaire de la souveraineté, et qui entre dans la composition de l'Etat de droit en en constituant en même temps, paradoxalement, un élément essentiel de subversion interne. Il vient naturellement après d'autres aberrations structurelles dont l'origine se trouve sans doute dans la dichotomie très tôt instituée entre les citoyens actifs et passifs, véritable contradiction interne au droit, articulant le principe universel de l'égalité et le critère empirique de la capacité. Il reste que c'est ce corps d'exception, né avec le dispositif répressif colonial, qui témoigne sans doute le mieux du caractère contradictoire permanent et structurel - à la fois démocratique et antidémocratique - qui spécifie l'Etat de droit. La conjonction intenable et pourtant continue qui traverse cette institution se situe très exactement à ce niveau de la structure qui a pour tâche, en principe, de transformer tout membre de la société, n'importe quel membre de la société ayant la qualité de Français, en citoyen. Une panne structurelle caractérise ainsi l'Etat. Elle réside dans son incapacité foncière à être fidèle au principe d'égalité politique.

L'estimation adéquate de l'image du corps d'exception véhiculée par la représentation sociale peut être un puissant révélateur. Elle nous permet de comprendre que l'Etat, coupé de la politique, ne fonctionne qu'en produisant la condition de sa propre destitution en tant qu'il est institué par le principe d'égalité : la privation imposée à une partie de la société de sa dignité et sa réduction à l'état de population paternellement prise en charge, ou bien encore impitoyablement réduite à la servitude ou à la mort.

Le corps d'exception, expression d'une interruption durable du fonctionnement des règles démocratiques de l'Etat, était resté jusqu'à l'insurrection de 1954 pris dans un discours qui laissait ouverte la perspective de son émancipation. Avec la guerre, il apparaît désormais comme une réalité irréversible non susceptible d'être intégrée de plein droit au corps politique.

L'incapacité dans laquelle se trouve l'Etat de droit d'accueillir en son sein chacun des membres de la société française, n'importe quel membre de la société française, est donc un élément inhérent à cet Etat, officiellement assumé pendant la période coloniale de la France, de sorte que le corps d'exception n'est rien d'autre que l'expression vivante de cette impuissance structurelle.

V.

Le corps articulé au régime d'exception, le corps porteur en quelque sorte de ce régime, qui est donc par ce fait même inclus dans la société en tant qu'exclu, occupe une place à la limite. Il se confond alors avec ce que Gilles Deleuze appelait un " foyer de subjectivation " (4), un lieu d'où pouvait rayonner un agir politique. Mais, précisément, il n'occupe pas un lieu qui lui serait extérieur et qu'il investirait, car en tant que dehors du dedans, il se confond avec ce lieu. Il est en tant que tel le point d'où l'agir politique peut jaillir, il est un corps intensif possible, une politique en puissance, de sorte que la haine qui le frappe est déjà, en définitive, la haine de la politique, la haine de la vie. L'image d'un corps voué à être hors du corps politique, du peuple en tant qu'existence politique, excluait sa métamorphose en corps traversé par la politique. Une telle transformation est simplement inconcevable dans cette représentation du colonisé construite pour durer toujours. L'idée en était non seulement inimaginable, mais encore intolérable. Homo sacer, le corps d'exception pouvait le devenir s'il rompait la règle de la représentation dominante. Il pouvait le devenir s'il contredisait la croyance en une image instituée du colonisé et empêchait ainsi que les membres du souverain ne puissent s'identifier et continuer à adhérer profondément à l'image majoritaire du citoyen, de celui qui est digne d'être un citoyen à part entière.

On comprend maintenant que l'émergence extraordinaire et l'exposition pacifique de leur corps dans l'espace public, voulues par les colonisés, aient constitué pour eux un acte positif de liberté contre leur condition d'exclus du dedans, un acte de refus de la condition d'inégalité politique dans laquelle ils étaient tenus. L'expression publique et populaire du droit d'avoir des droits était symbolisée par la revendication d'une nationalité autre, que l'on espérait sans exclusion. Ces corps vêtus pour la circonstance de leurs plus beaux habits, c'étaient les corps d'hommes et de femmes qui se pensaient et se voulaient désormais libres. C'est cela qui fut l'insupportable : que ceux qui ne devaient vivre qu'en tant que corps d'exception, à l'ombre des autres, en rasant les murs de la Cité, en manifestant par leur déférence permanente l'expression de l'acceptation de la bienveillance qu'un Etat " civilisateur " leur accordait, s'exposent à la lumière de la scène publique, qu'ils puissent s'imaginer être des hommes libres, les égaux de ceux que des décennies d'Etat de droit colonial ont reconnu seuls dignes d'être des citoyens à part entière, des hommes authentiques. Même s'ils se situaient, par leur acte, en dehors de leur statut d'exclus du dedans, ils ne pouvaient être libres au regard de la représentation dominante. Il n'était pas possible que l'on puisse les imaginer inscrits dans un agir politique. Ils ne seraient plus dès lors qu'une population sans médiation aucune, mise au ban de la société, un extérieur désormais sans intérieur : ils devenaient l'extérieur le plus externe, celui sur lequel on pouvait exercer tout pouvoir.

Bref, l'image du corps d'exception est foncièrement une fabrication de l'Etat. C'est une image qui se rapporte aux artifices du pouvoir, et les colonisés ne pouvaient raisonnablement songer y échapper par eux-mêmes.

VI.

La dénégation de l'acte des colonisés algériens en tant qu'il était un agir d'hommes libres, un acte positif de liberté, a été synonyme de leur déclassement total, de leur expulsion complète de toute institution, de leur privation intégrale de toute référence à un statut politique quel qu'il soit. Leur corps vivait ainsi une vie simplement organique (ce qui voulait dire que les négociations entre l'Etat français et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne n'avaient aucune sorte d'incidence positive sur l'image majoritaire du colonisé). Or - suprême offense, suprême outrage envers ceux qui se pensaient être les seuls dignes de compter au nombre des citoyens -, ce corps affichait par son exposition sur la scène publique, par sa visibilité publique, une prétention sacrilège à l'existence politique.

Il est donc clair que devant les crimes du 17 octobre 1961, la pensée est tenue de ne pas faire fond sur leur supposé caractère absurde, indéfinissable ou encore incompréhensible, au regard des règles de l'Etat de droit dans lequel ils ont été commis, Etat censé pourtant épargner de tels passages à l'acte. Elle se doit, en effet, de procéder à une évaluation précise des dispositifs réservés aux colonisés à l'intérieur même de l'Etat de droit, du régime spécial auquel ils ont en permanence été soumis et qui les a privés de leurs droits fondamentaux, en les exposant aux pires des sévices, voire à des liquidations sommaires. Il s'agit en quelque sorte d'estimer cette valeur qu'était l'image du colonisé, ce bien mis légalement en circulation et transmis (5), de sorte qu'il permit que les auteurs de ces exactions ne soient pas appelés assassins et qu'au contraire, leurs actes apparaissent plutôt comme une sorte de légitime défense de l'homme digne d'être libre, une défense des " droits de l'homme " authentiquement homme, se protégeant ainsi contre les prétentions de liberté de ceux qui en seraient indignes.

Ainsi, dans la mesure où c'est une opération légale de grande envergure qui a conduit à affecter de manière permanente un régime d'exception à des corps en particulier - opération ayant conduit jusqu'à la destitution de toute forme de médiation institutionnelle de ces corps -, le dispositif juridique colonial peut être considéré comme la fabrique à l'échelle sociale d'une humanité placée au ban de la société et le laboratoire privilégié de la subversion du principe démocratique au cœur même de l'Etat de droit. Ce qui compte pour la pensée dans ce dispositif, soulignons-le, ce n'est d'ailleurs pas seulement le caractère criminel des actions exercées contre les colonisés, car l'Etat de droit colonial use de tous les artifices et de toutes les ficelles, mais la destitution de ces derniers du champ de l'humanité instituée, leur réduction à une vie exclue de la politique.

Sidi Mohammed Barkat

1. Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris, Paris, Seuil, 1991, p. 168.
2. Christian Guéry, " Du bon usage de la justice pénale pendant la guerre d'Algérie ", dans Juger en Algérie, 1944-1962, revue Le Genre humain, sept. 1997, pp. 87-103.
3. Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil (coll. " L'ordre philosophique "), 1997.
4. Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Editions de Minuit, 1990, p. 207.
5. La question de la " comptabilité imaginaire des valeurs " est traitée dans l'étude de Pierre Legendre "'Les Juifs se livrent à des interprétations insensées'. Expertise d'un texte", dans La psychanalyse est-elle une histoire juive ? (Colloque Montpellier 1980), Paris, Seuil, 1981, pp. 93-113.

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