« Hasard », un mot voyageur

L’aventure des mots se raconte en feuilleton, chaque épisode en appelle un autre, par-delà les frontières des peuples, des langues, des disciplines et des époques, à l’infini… “Matelas” m’avait fait penser à cet autre meuble qu’est la “table”, et donc à tabula et au jeu de tawleh; ce qui m’avait rappelé les noms de chiffres que l’on marmonne au Liban à chaque lancement de dés, et donc le banj indo-persan et son rejeton colonial, le “punch”; les dés eux-mêmes devaient inévitablement me conduire vers ce grand classique des “mots voyageurs” qu’est “hasard”, vu que le dé, en arabe, se dit justement az-zahr. De nombreux dictionnaires étymologiques considèrent que c’est de ce mot que le français a pris “hasard” et l’anglais “hazard”, par l’intermédiaire de l’espagnol azar.


 Bien que séduisante, et logique, cette filiation ne fait pas l’unanimité. Non pas l’origine arabe de “hasard”, qui semble clairement établie, mais le fait que ce terme vienne d’az-zahr. Car ce dernier mot, qui veut effectivement dire “dé” dans le langage parlé, n’existe pas dans ce sens en arabe classique, où l’on disait plutôt nard, ou nardashir, des mots à consonance persane. Le mot zahr a divers sens, dont celui de “fleur”, mais son usage au sens de “dé” semble récent; il pourrait provenir de la coutume – pas tout à fait disparue – selon laquelle la face qui représente le nombre “1″ porte quelquefois le dessin d’une fleur.

Et d’où viendrait donc “hasard”? Peut-être, disent certains linguistes, du verbe yaçara, qui signifie précisément “jeter les dés”. D’ailleurs, lorsque le Coran condamne les jeux de hasard, il les appelle “mayçir“, un substantif issu du même radical arabe “y.ç.r”. Un radical qui évoque une idée d’aisance, d’abondance, ou de facilité. Le prénom Yâçer, popularisé par le dirigeant palestinien Arafat, signifie “facile d’accès”, ou “de fréquentation agréable”; en arabe classique, ce même mot peut désigner un joueur de dés, mais il est peu usité aujourd’hui dans ce sens.(1)

De tels homonymies ne sont pas rares en arabe. A partir d’un radical comme “y.ç.r”, qui est porteur de diverses nuances, on obtient les ramifications les plus surprenantes. L’idée de “facilité” peut donner lieu à des connotations positives, mais également négatives, comme la recherche des solutions de facilité, le manque de rigueur, ou le manque de droiture. Ce qui explique peut-être que le mot arabe qui désigne la gauche, par opposition à la droite, y compris dans le vocabulaire politique, soit “yasâr”, un mot provenant du même radical; d’ailleurs, en arabe classique, “yaçâr” signifie également “richesse”… Cela pour dire que si le lien entre “hasard” et “az-zahr” demeure plausible, l’hypothèse qui fait dériver “hasard” de “yaçara” est assez vraisemblable.

Parlant de similitude, il me paraît intéressant de noter que si le terme français “hasard” et son neveu anglais “hazard” ressemblent fortement à leur grand-père espagnol “azar” et à ses ancêtres arabes, quels qu’ils soient, ils ne sont pas du tout identiques. Lié à l’idée de chance, et parfois même de bonne fortune, “hasard” porte souvent une connotation positive; certains estiment même que ce mot est devenu, en quelque sorte, un équivalent “laïque” de ce qu’on appelait autrefois la Providence. L’espagnol “azar” garde aussi l’idée de chance, et d’incertitude, mais il penche parfois du côté des malheurs de l’existence, comme dans l’expression “los azares de la vida”, qui pourrait se traduire par “les vicissitudes de la vie”. Quant à l’anglais “hazard” il ne renferme plus aucune connotation positive; il est devenu synonyme de danger, ou tout au moins de risque.

Ce dernier mot mérite d’ailleurs qu’on s’y arrête un moment. Selon certaines sources, les diverses formes que l’on trouve dans les langues européennes – risque, risk, risiko, riesgo, rischio, etc. – auraient pour origine le mot arabe “rizq”, qui a justement le sens de “fortune”. La transmission du mot se serait produite en Méditerranée, à la fin du Moyen-âge, par l’intermédiaire des marchands et des armateurs, et il a longtemps gardé une connotation maritime. Au Liban, ce mot s’emploie parfois dans le sens de propriété; mais il est fréquent de l’entendre à propos des émigrés qui partent à la recherche de la fortune. La racine sémitique “r.z.q” se retrouve dans de nombreux mots, y compris dans deux épithètes divines, “ar-razeq” et “ar-razzaq“, qui signifient toutes deux, avec quelques nuances, “Celui qui prodigue la fortune”.

Les origines arabes du mot “risque” ne sont donc pas invraisemblables. Cependant, on peut tout aussi bien plaider en faveur d’une origine latine – de resecum, “ce qui coupe”, terme employé pour les écueils en mer (2) ; ou d’une origine grecque – de risikon, un terme que l’on trouve déjà dans l’Odyssée, qui est plutôt lié à l’idée de racine, mais qui aurait été parfois employé à l’époque byzantine dans le sens de “hasard”.

Les filiations méditerranéennes sont difficiles à démêler, et il me paraît sage d’avouer, jusqu’à preuve du contraire, que l’on n’a aucune certitude…

Amin Maalouf

(1) J’ai choisi d’écrire tous ces mots avec un “ç” plutôt qu’avec un “s” pour éviter que les lecteurs qui ne connaissent pas l’arabe ne prononcent cette dernière lettre comme un “z”.

 (2) Le Dictionnaire historique de la langue française se fait l’écho d’une autre hypothèse, due à Pierre Guiraud, et qui fait remonter l’origine du mot “risque” au verbe latin rixare, “se quereller”, qui a également donné le mot “rixe”

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