De la « pensée frontalière»

Jusqu'à présent, l'histoire du système-monde a privilégié la culture, le savoir et l'épistémologie produits par l'Ouest. Aucune culture au monde n'a été préservée d'un contact avec la modernité européenne. II n'existe aucune extériorité absolue à ce système. Le monologisme et le dessein monotypique de l'Ouest considèrent les autres cultures et peuples à partir d'une position de supériorité, et restent sourds aux cosmologies et épistémologies du non occidental.

 L'imposition du christianisme, destinée à convertir les prétendus sauvages et barbares, au XVIe siècle, suivie du « fardeau de l'homme blanc » et de la « mission civilisatrice» au XVIIIe et au XIXe siècles, puis de l'imposition du « projet développementaliste » au XXe siècle et, plus récemment, d'un projet impérial reposant sur des interventions militaires adossées à une rhétorique de la « démocratie» et des « droits de l'homme» au XXIe siècle, sont autant de programmes imposés par la force du militarisme et de la violence et fondés sur une rhétorique de la modernité, seule à même de sauver l'Autre de sa barbarie.

Les nationalismes et les fondamentalismes du tiers monde constituent deux réactions à cette imposition coloniale eurocentrique. Le nationalisme apporte des solutions eurocentriques locales à un problème eurocentrique global. Il reproduit une colonialité interne du pouvoir au sein de chaque État-nation et réifie ce dernier en tant qu'espace privilégié du changement. Les luttes se situant en deçà et au-delà de l'État-nation ne sont pas prises en considération par les stratégies politiques nationalistes.

En outre, les réponses nationalistes au capitalisme global renforcent l'Etat-nation en tant qu'institution politique par excellence du système capitaliste, patriarcal, moderne et colonial. Dans ce cadre, la réponse des divers fondamentalismes du tiers monde prend la forme d'une rhétorique essentialiste affirmant l'existence d'un dehors pur ou d'une extériorité absolue à la modernité. Ce sont des forces « modernes antimodernes » qui reproduisent les oppositions binaires du fondamentalisme eurocentrique. Si ce dernier présente la « démocratie » comme un attribut naturel de l'Occident, les fondamentalismes du tiers monde acceptent, quant à eux, ce postulat eurocentrique et affirment que la démocratie n'a rien à voir avec le monde non occidental.

La démocratie se réduit donc à un attribut essentiellement européen imposé par l'Ouest. Ces deux positions nient le fait que de nombreux éléments de ce que nous attribuons désormais à la modernité, à l'instar de la démocratie, furent conçus dans une relation globale entre l'Ouest et le reste du monde. Une grande partie de la pensée utopique européenne s'est inspirée des systèmes historiques non occidentaux qui furent découverts dans les colonies et intégrés à la modernité eurocentrée. Les fondamentalismes du tiers monde répondent à l'imposition d'une modernité eurocentrée en tant que dessein impérial par une modernité antimoderne qui est tout aussi eurocentrique, hiérarchique, autoritaire et antidémocratique que la première.

L'une des nombreuses solutions possibles au dilemme opposant l'eurocentrisme au fondamentalisme consiste dans ce que Walter Mignolo, à la suite de penseurs chicano(a)s tels que Gloria Anzaldua , qualifie de « pensée frontalière critique ». La « pensée frontalière» constitue la réponse épistémique des subalternes face au projet eurocentrique de la modernité. Au lieu de rejeter la modernité pour se retirer dans un absolutisme fondamentaliste, les épistémologies frontalières redéfinissent la rhétorique émancipatrice de modernité à partir des cosmologies et épistémologies subalternes, localisé, dans le pôle opprimé de la différence coloniale, afin de la mettre au service d'une lutte de libération décoloniale visant à construire un monde au-delà la modernité eurocentrée. La « pensée frontalière » produit donc une  redéfinition de la citoyenneté, de la démocratie, des droits de l'homme, de l'humanité et des relations économiques, en se déprenant des définitions étroites imposées par la modernité européenne. La « pensée frontalière » n'est pas un fondamentalisme antimoderne, elle est une réponse décolonisatrice transmoderne du sujet subalterne face à la modernité eurocentrique.

La lutte zapatiste au Mexique en est un bon exemple. Les zapatistes sont en effet pas des fondamentalistes antimodernes. Ils ne rejettent pas la démocratie pour se retrancher dans un fondamentalisme indigène. Bien au contraire, les zapatistes acceptent la notion de démocratie, mais la redéfinissent à partir des pratiques et de la cosmologie indigènes locales. Ils reconceptualisent ainsi la notion de démocratie au travers de principes tels que « commander en obéissant » ou « nous sommes égaux parce que sommes différents ». Ce qui paraît être au premier abord une devise paradoxale constitue en fait une redéfinition décoloniale critique de la démocratie sur la base des pratiques, cosmologies et épistémologies du sujet subalterne. Cela nous mène à la question de savoir comment dépasser le monologue impérial instauré par la modernité eurocentrique.

Un dialogue interculturel Nord-Sud ne pourra avoir lieu sans la décolonisation des relations de pouvoir dans le monde moderne. Un dialogue horizontal, par opposition au monologue vertical de l'Ouest, requiert une transformation des structures globales de pouvoir. Nous ne pouvons supposer l'existence d'un consensus habermassien, ni celle d'une relation horizontale d'égalité entre des cultures et des peuples divisés selon deux pôles de la différence coloniale. Toutefois, il est dès à présent possible d'imaginer des mondes alternatifs se situant au-delà de l'eurocentrisme et du fondamentalisme. Ainsi, la « transmodernité » - entreprise utopique forgée par Enriquel Dussel - vise à dépasser la version eurocentrique de la modernité. Le projet de Dussel repose sur la volonté de faire aboutir le processus, incomplet et inachevé, de la décolonisation au XXe siècle. Dussel préconise une multiplicité de réponses critiques décoloniales à la modernité eurocentrée, émises à partir de cultures subalternes et de la localisation épistémique des peuples colonisés du monde entier. Dans l'interprétation de Dussel que propose Walter Mignolo, la « transmodernité » est identifiée à la « diversalité comme projet universel » , issue de la « pensée frontalière» en tant qu'intervention épistémique élaborée à partir de la subalternités diverses.

Selon Dussel, la philosophie de la libération ne peut émerger qu'au travers d'un dialogue entre les penseurs critiques de diverses cultures. Il en résulte que les différentes formes de démocratie, de droits de l'homme ou de libération de la femme passent nécessairement par les réponses créatives des épistémologies subalternes locales. Les femmes occidentales ne sauraient, par exemple, imposer leur conception de la libération aux femmes du monde musulman. Cela n'est en aucun cas un appel à une solution fondamentaliste ou nationaliste face à la persistance de la colonialité ni à un particularisme sectaire. Il s'agit au contraire d'un appel à une « pensée frontalière critique », en tant que stratégie ou mécanisme visant à construire un monde transmoderne décolonisé : véritable projet universel se situant au-delà de l'eurocentrisme et du fondamentalisme.

Au cours des cinq cent dix dernières années de ce « système-monde, moderne/coloniaI capitaliste/patriarcal européen/euro-américain », nous sommes passés du « Christianise-toi ou crève » du XVIe siècle au « Civilise-toi ou crève » du XIXe siècle puis au « Développe-toi ou crève» du XXe siècle, enfin au « néo-libéralise-toi ou crève» de la fin du XXe siècle pour en arriver au « démocratise-toi ou crève» de ce début de XXIe siècle. On ne trouve là nul respect ou reconnaissance des formes de démocratie indigènes, africaines, islamiques ou d'autres formes non occidentales.

Seule la démocratie libérale est acceptée et légitimée, toutes les formes d'altérité démocratique sont systématiquement rejetées. Si les populations non européennes refusent les termes de la démocratie libérale, celle-ci est alors imposée par la force, au nom de la civilisation et du progrès. La démocratie doit être repensée sous une forme transmoderne pour se déprendre de son acception libérale, c'est-à-dire du modèle de démocratie occidental.

Dussel affirme ainsi l'existence d'un potentiel subversif dans ces espaces extérieurs, qui n'ont pas été entièrement colonisés par la modernité européenne. Ces espaces extérieurs ne sont ni purs ni absolus. Ils ont été affectés et produits par la modernité européenne, mais n'ont jamais été totalement subsumés ou instrumentalisés. C'est depuis la géopolitique de la connaissance forgée à partir de cette extériorité, ou marginalité - relative - que peut émerger la « pensée frontalière critique » en tant que critique de la modernité menant à un monde transmoderne pluriversel, composé de projets éthico-politiques divers, dans lequel pourraient voir le jour un dialogue et une communication véritablement horizontaux entre les peuples du monde.

Ramon Grosfoguel

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