« Nul pays au monde ne comptent plus de prostituées que le Maroc. Et l’on peut dire, en paraphrasant les vers du poète, que les femmes musulmanes ont toutes dans leur cœur la “p…. qui sommeille”. Si les hommes ne les tenaient point enfermées, s’ils ne les obligeaient point à sortir voilées et en groupes, il n’y aurait point de musulmanes qui ne se prostituassent. À moins que ce ne soit au contraire un effet de leur claustration. Elles ne sont pour les hommes et pour elles qu’un instrument de plaisir. » (Christian Houel, « Maroc, Mariage, Adultère, Prostitution », Anthologie, Paris, 1912)*
La réédition en 2009 par les éditions Payot de l’ouvrage de Christelle Taraud - La prostitution coloniale. Algérie, Maroc, Tunisie (1830-1962) - offre l’occasion de rappeler l’une des études les plus originales réalisées au cours des dix dernières années sur le genre en situation coloniale. Cette enquête très fouillée sur l’histoire de l’organisation de la prostitution au Maghreb sous l’ordre colonial français, depuis les années 1830 jusqu’au début des années 1960, repose sur le dépouillement systématique des archives françaises civiles et militaires de l’outre-mer (Aix-en-Provence, Nantes, Paris, Vincennes), l’analyse d’un volume impressionnant de fonds iconographiques (cartes postales, photographies, cinéma), et des sources publiées (presse, récits de voyage, littérature). Dans cette étude, Christelle Taraud pose une question centrale : en quoi l’administration française a-t-elle organisé un système de prostitution inédit dans cette région qui a participé pleinement du dispositif colonial, et à ce titre était en rupture avec l’organisation sociale et politique de la métropole ?
Il est significatif que la réglementation des mœurs ait accompagné fidèlement l’ordre colonial. À Alger, dès 1831, les prostituées sont enregistrées par la police – dès 1889 à Tunis, à partir de 1914 à Casablanca (p. 57). À Alger, le 11 août 1830, s’ouvre un établissement pour le contrôle médical des femmes publiques (p. 245). Enfin, selon Christelle Taraud, les premiers bordels militaires de campagne (BMC) ont été organisés par l’armée, probablement en 1831, dès le début de la conquête algérienne (p. 341). Les caractéristiques de la prostitution en situation coloniale précisées dès le début du processus étaient en rupture avec la sociologie et les pratiques prostitutionnelles pratiquées dans les sociétés précoloniales d’Afrique du Nord : l’esclavage domestique et le monde des courtisanes. La prostitution coloniale est définie par une règlementation administrative, par le contrôle individuel et sanitaire, et également par le travail d’abattage des prostituées indigènes – une sorte de « taylorisme sexuel » selon Christelle Taraud – organisé initialement par l’armée pour réguler les pulsions de la troupe. La réglementation et le contrôle des prostituées avaient pour finalité de protéger la société blanche et métropolitaine des risques épidémiologiques. De ce fait, à la différence de la métropole, l’administration organisa un système discriminatoire inscrit dans la société coloniale : la prostitution européenne était censée être cantonnée dans les maisons closes, tandis que les indigènes étaient tenues de se prostituer dans les rues et les quartiers réservés. On observe ici une autre caractéristique de l’organisation de la prostitution coloniale, l’aspiration des pouvoirs publics à concentrer la prostitution indigène dans un espace clos et le plus excentré possible.
Les relations asymétriques et ethnicisées entre la métropole et les colonies à travers la prostitution réglementée se vérifient pleinement dans l’organisation des BMC par la hiérarchie militaire. En Afrique du Nord, les prostituées fournies aux soldats européens jusqu’au début des années 1960 étaient généralement d’origine indigène, de même que les BMC ouverts en Europe continentale après la Seconde Guerre mondiale pour la troupe indigène proposaient exclusivement des femmes colonisées soumises. Il est par ailleurs significatif que l’abolition du régime de la prostitution réglementée en métropole en 1946 n’ait pas concerné les colonies. Les BMC continuèrent de fonctionner en Algérie jusqu’en 1962. Des mineures y étaient exploitées en toute impunité. En réponse aux protestations publiques, la hiérarchie militaire déclarait que la législation française ne concernait pas les femmes indigènes et leurs employeurs, qui exerçaient selon leurs coutumes et leurs traditions. Les passes à la chaîne, la brutalité, le caractère sordide des relations de genre doublées par les relations ethniques, qui caractérisaient les BMC et les maisons d’abattage, avaient pour corollaire dans les dispensaires la violence et l’humiliation du contrôle sanitaire hebdomadaire – voire bihebdomadaire – des prostituées réduites à un sexe misérable et suspect. Cette prostitution fut logiquement assimilée par les indépendantistes à l’ordre colonial. L’indépendance entraîna dès 1955 la fermeture des quartiers réservés au Maroc et en Tunisie.
Finalement, l’administration française a échoué dans sa volonté de réglementation et d’organisation. Participant elle aussi de l’évolution de la société et du changement culturel liés au processus colonial, la prostitution clandestine se développa en relation avec la croissance urbaine et l’augmentation des populations citadines salariées, pauvres et déclassées, notamment parmi les femmes qui se prostituaient et parmi les hommes qui les fréquentaient. Christelle Taraud explore ainsi les milieux interlopes de la société coloniale qui correspondaient également à des espaces frontières où se mêlaient les populations et les cultures. Elle en vient ainsi à s’intéresser à l’évolution des identités de genre parmi les individus vecteurs et acteurs de ces processus d’hybridation culturelle.
Au total, en prenant en compte l’évolution générale des sociétés du Maghreb pour toute la période, en étudiant l’histoire de la sexualité, celle des représentations, des pratiques et des identités, Christelle Taraud propose une histoire globale du genre en situation coloniale. En mesure de répondre à l’interrogation initiale, elle met en évidence, magistralement, les liens dynamiques et structurels qui ont articulé la domination coloniale à la domination masculine.
Luc Capdevila
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