De la définition de soi

Le préalable à toute démarche politique est la capacité de porter et d'imposer une définition de soi dans le champ social. Un soi collectif bien entendu. Cette démarche consiste à se définir d'une façon qui convienne à ceux qui la constituent. Elle a pour fonction de faire advenir un sujet historique (pour soi) d'un « nous » premier (en soi) qui n'a pas encore dessiné ses contours. Ce que d'Edward Saïd a appelé la « délimitation inaugurale ». Aussi cette auto-définition de soi doit être aussi pertinente que cohérente*. Mais, elle doit surtout être le fruit d'un processus de construction qui soit intro-déterminé, c'est-à-dire qui se fasse en toute maîtrise de soi-même. En d'autres mots, le résultat d' une autopoesis. Pour ce faire, ce nous primitif doit se libérer de la gangue des « objectivations » multiples et des divers champs de forces sociales dans lesquels il ne manque d'être pris.  Pour le dire avec Bourdieu :

« En structurant la perception que les agents sociaux ont du monde social, la nomination contribue à faire la structure de ce monde et d'autant plus profondément qu'elle est plus largement reconnue, c'est à dire autorisée. Il n'est pas d'agent social qui ne prétende, dans la mesure de ses moyens, à ce pouvoir de nommer et de faire le monde en le nommant : ragots, calomnies, médisances, insultes, éloges, accusations, critiques, polémiques, louanges, ne sont que la petite monnaie quotidienne des actes solennels et collectifs de nomination, célébration et condamnation, qui incombent aux autorités universellement reconnues ».

Et qui peut se prétendre investi d'une « autorité universellement reconnue » ? Et qui peut vous informer avec certitude « de la mesure de vos moyens » ? En tout cas, vous voilà prévenu : quand vous laissez l’initiative de la définition de vous-même à des personnes qui au mieux vous méprisent, ne vous étonnez pas du (piètre) résultat. Est-il besoin de rappeler que le terme « catégorie » (katègoreisthai) signifie étymologiquement « accusation publique » ?

Ces divers « objectivations » d'une certaine population ont une longue histoire où chacune de celles-ci fait écho aux autres : « Nous découvrons, observait Etienne Balibar, que dans la France actuelle « immigration » est devenu par excellence le nom de la race, nom nouveau mais fonctionnement équivalent à l’appellation ancienne, de même que « immigré » est la principale caractéristique permettant de ranger des individus dans une typologie raciste. C'est le lieu de se souvenir que que le racisme colonial avait déjà, typiquement, conféré une fonction essentielle à la casuistique de l'unité et de la différentiation, non seulement dans son discours spontané mais dans ses institutions et dans ses pratiques de gouvernement : forgeant l'étonnante catégorie générale de l' « indigène », et multipliant en même temps les subdivisions « ethniques » au sein de ce melting pot, au moyen de critères pseudo-historiques, prétendument univoques, permettant de fonder des hiérarchies et des discriminations (« Tonkinois » et « Annamites », « Arabes » et Berbères », etc.). Le Nazisme a fait de même en divisant les sous-hommes en « juifs » et « Slaves », voire subdivisant ceux-ci, et reportant sur la population allemande elle-même le délire des typologies généalogiques ». Cette dialectique typologique, si utile, de « l'unité » et de la « différenciation » s'est-elle arrêtée aujourd'hui ? Cette étrange dialectique de l'un et du multiple au sein de la catégorie des « eux » a-t-elle pris fin ? Rien n'est moins sûr...

Ainsi,  avant de l'endosser naturellement, demandez-vous, d'où vient très exactement la catégorie « musulman » dont on vous affuble avec tant d'empressement. Et à qui et à quoi sert-elle ? Oui, qu'est-ce qu'un « musulman » ? Et qui le définit et suivant quels critères ? Ensuite qu'est qu'un « intégriste » et qu'est ce qui le distingue d'un musulman « paradigmatique ». Et qu'est-ce qu'un « islamiste » (ce qui est encore autre chose) ?

Voici une piste. A partir de la moitié des années '70, un « recodage » culturaliste du racisme et de la race a eu lieu, ce recodage a produit un nouveau type de racisme, « born again racism » (Théo Goldberg), beaucoup plus virulent et plus pervers que le précédent, puisqu'il permettait la dénégation de celui-ci, en le camouflant derrière des grands principes qui appelaient le consensus (discours humanitaire, laïcité, égalité homme et femme...). L' apparition de ce nouveau racisme est contemporain de la « Révolution conservatrice » (Thatcher, Reagan) et en a été le meilleur allié : ainsi, il a permis la diversion devant les avancées du néo-libéralisme de ces années-là. C'est dans ce contexte, à la fin des années '70 (dans les années '80 en France et plus tard en Belgique), que les « travailleurs immigrés » d'antan (et leurs descendants) se sont transformés opportunément en « musulmans » (et ses déclinaisons plus ou moins péjoratives). Et tout nous montre à présent que ce fut une aubaine pour tout le monde, sauf pour eux, les objets de l'assignation.

Voilà une preuve que les rites d’institution et le « pouvoir symbolique » dans le monde social ne sont pas qu'une vue de l'esprit d'intellectuels en mal de théorie... Voilà également une preuve que vous ne pourrez pas vous tirer d'affaire sans recourir d'une manière ou d'un autre à un « essentialisme stratégique ».

Le point de départ de l’élaboration critique est la conscience de ce qui est réellement, c’est-à-dire un “connais-toi toi-même” en tant que produit du processus historique qui s’est déroulé jusqu’ici et qui a laissé en toi-même une infinité de traces, reçues sans bénéfice d’inventaire. C’est un tel inventaire qu’il faut faire pour commencer. » (Gramsci)

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